Le château du diable

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"Tout au beau milieu des Ardennes

Est un château sur le haut d'un rocher,

Où fantômes sont par centaines,

Les voyageurs n'osent s'en approcher :

Dessous ses tours

Sont nichés les vautours,

Les oiseaux de malheur.

Hélas ! Ma bonne hélas ! Que j'ai grand ‘peur.

Tout à l'entour de ses murailles,

On y entend les loups-garous hurler,

On entend traîner des ferrailles,

On voit des feux, on voit du sang couler,

Tout à la fois

De très sinistres voix

Qui vous glacent le cœur.

Hélas ! Ma bonne hélas ! Que j'ai grand ‘peur..."

Jacques Cazotte

(Le vieux château des Ardennes ou Le réveil d'Enguerrand)


Le Roc la Tour était un endroit paisible d'ordinaire. Situé à une altitude de quatre cents mètres dans la forêt domaniale de Château-Regnault sur les hauteurs de Monthermé, aux confluents de la Meuse et de la Semoy, le site offrait une vue magnifique sur la vallée, avec ses fonds riants où le bruissement de la rivière précipitait son cours. C'était un trou de verdure où chante une rivière, accrochant follement aux herbes des haillons d'argent. On y accédait par une étroite route en lacet qu'il fallait emprunter sur trois kilomètres. Aux alentours, les aires de pique-nique aménagées et les sentiers de randonnées pédestres faisaient le bonheur des promeneurs qui venaient digérer le gigot haricots du dimanche. Mais la vraie curiosité de l'endroit se révélait au bout d'un sentier de terre qui débouchait sur un édifice rocailleux surplombant la forêt. D'imposantes colonnes de quartzite qui se tenaient les unes contre les autres, dans un équilibre qui semblait si invraisemblable qu'on s'étonnait qu'elles soient encore sur patte. En contrebas de ces tours de pierre gisait un important amas de roches qui, selon une légende, était les vestiges d'un château que le diable aurait détruit dans un accès de rage.

Ce matin d'août, le château était plus animé que d'habitude. La gendarmerie était à pied d’œuvre : elle allait et venait entre le parking et le massif rocheux. Répartis en plusieurs groupes, les harengs saurs avaient dressé un périmètre de sécurité, déroulé la rubalise, installé un check-point trois kilomètres en amont, balisé à tout-va et ratissé les fourrés. L'adjudant Le Garrec s'en revint du bois, d'un pas alerte, en direction du parking, où le capitaine Dax, assis sur le capot de sa charrette, était absorbé au téléphone. Le Garrec passa devant la carcasse d'une 4L fourgonnette qui avait été incendiée et que deux gendarmes vêtus de combinaison de protection, passaient au peigne fin. Il s'arrêta net à quelques mètres de son supérieur, eut à peine le temps de tirer sur son masque chirurgical et déposa une gerbe sur ses chaussettes à clous.

  • Je vous rappelle, mon colonel. Vous aurez mon rapport en début d'après-midi, mit fin le capitaine à la conversation téléphonique.

Puis se tournant vers son subalterne livide :

  • Alors Le Garrec, c'est la Chimay qui passe pas ? Je vous avais prévenu : la bleue, ça cogne quand on n'a pas l'habitude.

Le capitaine était d'une nature bonhomme, à ne jamais se départir de son humour. Il dégageait une force tranquille et affichait la cinquantaine élégante, le cheveu blanc et un taux de triglycérides légèrement élevé. L'officier avait servi treize ans dans la Garde républicaine, affecté à la compagnie de sécurité du président de la République, avant d’atterrir dans la région et s'acquitter des quelques semestres qui lui restaient, loin des garden-parties.

  • On en a fini avec les empreintes et les prélèvements, l'informa Le Garrec en se ressuyant la bouche du revers de la main.
  • On ne bouge pas une oreille, ordonna Dax, le SRPJ de Reims nous envoie du renfort. C'est ce que vient de m'annoncer le colonel.
  • Comment ça, le SRPJ ?! On nous dessaisit de l'enquête ?
  • Non, le procureur exige une étroite collaboration. D'autant qu'on nous envoie la crème de la crème : le commandant Charlie Bellocq, dit le Gitan ! Il ne devrait plus tarder. Alors je compte sur vous, Le Garrec : du tact et de la diplomatie. C’est déjà pas mal tendu du slip entre les services en ce moment.
  • Le Gitan ? Et pourquoi on l'appelle ainsi ? s’étonna l’adjudant.
  • Ça, répondit Dax, vous n'allez pas tarder à l'comprendre.

Le capitaine eut à peine prononcé ces mots qu'un ronronnement de diesel pétaradant se fit entendre, en approche.

  • C'est pas un véhicule de chez nous, protesta Le Garrec. Merde, j'avais bien dit aux gars de ne laisser monter personne. Ils vont m'entendre...

Excédé, il se dirigea vers la Mégane pour lancer un appel radio.

  • Pas la peine ! s’exclama Dax, le freinant dans son élan.

Et devant l’adjudant médusé et le capitaine impassible, un vieux camping-car Volkswagen T3 Karmann Gipsy laissant échapper une épaisse fumée noire déboula sur le parking du Roc la Tour, amorça un virage serré et s'arrêta à hauteur des deux hommes en faisant craquer le frein à main. Un moustachu à la chevelure épaisse mal peignée sortit la tête du carreau.

  • Commandant Bellocq du SRPJ, se présenta-t-il, carte à l'appui.
  • Ah d'accord ! Je viens de comprendre, songea Le Garrec.

***

Le Gitan avait une certaine classe, négligée certes, mais non dénuée de style : un complet trois pièces beige froissé sur une chemise vert poubelle boutonnée jusqu'au col, autour duquel était nouée, façon Windsor, une large cravate en soie, aux motifs jaunes sur fond marron de chez Jaeger-Lecoultre. Un dandy de grand chemin chaussé de Repetto blanches élimées.

Et tandis que les trois hommes marchaient sur le sentier en direction du site, il sortit de son veston une boite de VapoRub qu'il tartina généreusement du bout des doigt sous ses narines.

  • Je crois que vous avez un injecteur qui grippe, lui dit Dax.
  • Plaît-il ? demanda le policier.
  • Votre camping-car. Qu'est-ce qu'il dégage comme fumée. Ça doit venir d'un injecteur, non ?
  • Ou peut-être d'un filtre à air à changer, renchérit Le Garrec.
  • Ben il n'est plus tout jeune surtout, coupa Bellocq. Trente-cinq ans au compteur ! Il a ses humeurs. Mais on n'est pas venu jusqu'ici pour parler bagnole, non ? On aura tout le temps de rompre la glace plus tard, si le cœur vous en dit. Montrez-moi le corps en attendant !
  • Mais certainement Commandant, bouillonna intérieurement le capitaine, vexé par tant d'outrecuidance.

Le trio progressa encore d'une centaine de mètres. En chemin, Le Garrec redéposa une seconde peau de renard sur un carré d'hépatiques. Puis ils arrivèrent enfin au milieu des blocs de quartzite où l'on pouvait deviner un corps gisant sur la platelle, couvert sous une bâche en plastique qui faisait office de linceul. Les gendarmes de la scientifique présents sur les lieux avaient déjà commencé à remballer leur bric-à-brac, attendant le feu vert pour expédier le corps au médico-légal. Il ne fallait pas trop tarder avant que le Soleil ne mature la viande et que le cadavre ne se transforme en abreuvoir à mouches.

Bellocq enfila ses gants en latex, souleva la bâche et se pencha sur la dépouille qui baignait dans son jus. Ce qui provoqua un nouveau haut-le-cœur chez Le Garrec qui s'écarta rapidement.

  • Qui vous a prévenu ? demanda le flic sans lâcher le macchabée des yeux.
  • Un gars qui est tombé sur le corps ce matin alors qu'il faisait son jogging. On a déjà pris sa déposition, l’informa Dax.
  • On ne se méfie jamais assez des joggeurs, ironisa le moustachu, c'est toujours eux qui retrouvent les cadavres en premier.

La victime, un homme corpulent, gisait sur le dos. Il avoisinait la trentaine, avait le cheveu blond filasse coupé en brosse avec nuque longue et les oreilles en chou-fleur. Il n’avait qu’une grole et portait le pantalon et le slip en bas des chevilles, offrant à la vue de tous son membre flasque et rabougri.

  • Vous l’avez identifié ce gros blond avec une chaussure noire ? demanda le commandant.
  • Oui, répondit Le Garrec entre deux remontées acides. C'est le fils Van Buick : Freddy. J'ai immédiatement reconnu sa coupe de mulet et ses feuilles décollées. Il vivait avec sa mère et ses trois frangins, sur la route d'Hargnies à quelques kilomètres d'ici.

Le visage du cané était tuméfié, portant d'innombrables marques de contusion et de morsures. Une blessure plus profonde au niveau du cou avait vraisemblablement touché une artère et causé la mort. Clou du spectacle : Il avait les tripes à l'air sous son tee-shirt lacéré ; éventré comme un bar sur un étal de poissonnier. Le fruit de ses entrailles étaient répandus à même le sol.

  • Quelle heure se fait-il ? demanda Bellocq en se redressant.
  • 11 heures 35, l’informa le capitaine.
  • Bon, c'est pas tout ça, j'ai la dalle, moi. On va grailler ?

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