Éclaircie passagère dans un bouillon de chien

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Le lendemain, Monthermé avait revêtu son manteau de pluie et le bitume humide exhalait à présent un parfum de pétrichor, tiède et musqué. La vallée et ses coteaux boisés, touffus et suant de transpiration végétale ressemblaient à une jungle où la brume tenace s’accrochait aux versants des collines. Le coup de tabac avait chassé le cagnard du talweg et les rues étaient jonchées de poubelles renversées et de rigoles gorgées d’eau.

Arrivé à la gendarmerie, le commandant Bellocq constata que les camions-régies de la SFP, tout comme la canicule, avaient plié bagages. Rien d'étonnant tout compte fait : pour les baveux qui n'avaient fait qu'effleurer la surface de l'eau dans cette sombre affaire, le père Jean-Jean avait trucidé Freddy Van Buick dans un accès de folie. Fin de l'histoire, tomber de rideau ! Le barnum médiatique avait alors démonté le chapiteau, ignorant tout de l'excentrique et vieil anachorète dont le seul crime fut la dévotion et la détermination à vouloir sauver l’âme damné de Freddy. Les marchands de boniments s'en tamponnaient les châsses, repartis vers de nouvelles aventures pour continuer de nourrir le téléphage addict et le gaver sans qu’il ne se lasse ; un clou chassait l’autre. L’infotainment à l’obsolescence programmée privilégiait l'émotion immédiate ; aussitôt digérée, aussi vite oubliée. Elle faisait fructifier ses parts de marché en accordant autant d’attention à la montée de l’islamisme radical qu’aux températures printanières de janvier, à la colère des gilets jaunes qu’au Nouveau Testament selon Saint Johnny.

Et tout de suite : une page de publicités. À vous, Cognacq-Jay !

***

L’effervescence des dernières semaines était aussi retombée dans le poulailler. Les locaux étaient occupés par deux double-deux, à l’accueil, avachis sur leur siège de bureau et s’adonnant à la sacro-sainte lecture de l’Auto-Journal. Les deux gendarmes débattaient sur les tests comparatifs de la Ford Fiasco Rallye et du Kangoo Sport, quand Bellocq pénétra dans les locaux.

  • Bonjour Commandant ! se levèrent-ils d’un bond comme un seul homme et le saluant d’un coup de raquette.

Le Gitan leur rendit le salut sans broncher, la mine en vrac.

  • La nuit a été dure, on dirait, lui fit remarquer l’un des gris-bleu.
  • J'ai eu un mal fou à dormir à cause d'la drache, les mit-il au parfum. Comble de malheur, les joints d'mon lanterneau ont fini par abdiquer ce matin ; j’ai dû installer des seaux et passer la loque pour éviter que le sol ne s'transforme en pataugeoire.
  • Faites gaffe quand même ! Vous commencez à choper l’accent, lui fit remarquer le planton, hilare.
  • En tout cas, le temps ne semble pas altérer votre bonne humeur, constata le commandant.
  • Et comment ! L’IGPN a rendu son rapport d’enquête, hier, concernant la fusillade à l’abbaye. Ils ont écarté toute responsabilité de la gendarmerie. Il a été démontré que les quatre porteurs avaient été bel et bien fouillés avant la cérémonie et qu’aucune cartouche n’avait été retrouvée sur eux. Il semblerait qu’elles aient été dissimulées dans l’église par un complice.
  • Pauvre Berthot ! soupira son collègue.
  • Bref : retour aux affaires courantes ! conclut Bellocq.
  • Oui. C’est plutôt calme ce matin : on a une GAV pour usage de stupéfiant et une mineure qui a fugué cette nuit. La routine quoi !
  • Le capitaine est là ? s’empressa Bellocq.
  • Non, il a dû s’absenter. Il a tenté de vous appeler à plusieurs reprises mais les lignes semblent perturbées à cause de l’orage. Un relais a dû être endommagé cette nuit ; y a plus de réseau mobile. Mais il m’a laissé ceci pour vous...

Le brigadier ouvrit un des tiroirs de son burlingue et lui tendit une enveloppe contenant un document signé du procureur qui lui était directement adressé. Le papelard lui signifiait la fin de son ordre de mission. Le couperet était tombé : La famille Van Buick allait pouvoir enfin faire le deuil du rejeton tandis que le proc recevrait toute la gratitude des hautes instances juridiques pour avoir mis fin aux agissements de l’ermite nécrophage. C’était peine perdue de lui faire entendre raison ; la justice avait horreur du vide et la patience n’était pas l’une de ses vertus premières.

Et tandis que Bellocq enrageait intérieurement, un bruit lointain et familier, venu de la permanence de la brigade, vint titiller ses esgourdes : le crépitement d’une machine à écrire qu’il n’avait pas remarqué jusque-là.

  • Vous tapez encore à la bécane ici ? s'étonna-t-il.
  • Ben oui, notre serveur a planté lui aussi, se désola la bleusaille.

Ce n’était pas tant le bruit de la batteuse qui avait interpellé le commandant, mais la vitesse grand V à laquelle le dactylographe semblait projeter les caractères sur le ruban d’encre. Le virtuose enchaînait les tchik-tchak à la galope. Allegrissimo ! Aux salves des tiges de fer se succédaient le cling clair de la sonnette puis le brrrr tonitruant du retour chariot. Après quelques minutes, le cracracra du cylindre qui entraînait la feuille hors du presse-papier marqua la fin du premier mouvement.

  • Dites donc, il est rapide vot’dactylo sur sa Remington ! Qui k’c’est ? demanda le Gitan, curieux.
  • Ah ça ? C’est le brigadier-chef Billoin. Un artiste, pas vrai ? Entre nous, on l’appelle Wolfgang. Cinquante-deux mots à la minute. Le seul gendarme du Grand Est qui tape avec ses dix doigts. C’est la fierté de notre brigade.

Un silence, qui était encore du Mozart, s’écoula un instant avant que le cracracra ne résonne à nouveau et que le concerto ne reprenne de plus belle, plein tube.

  • Il prend la déposition de monsieur Chaval et de sa cheffe d’équipe, enchaîna le brigadier. C’est pour la fugue dont j'vous ai causé. Monsieur Chaval est le directeur de l’orphelinat.
  • L’orphelinat ? s’étonna Bellocq.
  • Oui. C’est le grand bâtiment à la sortie de Monthermé, sur la route d’Hargnies. Vous êtes forcément passé devant si vous vous êtes rendu chez les Van Buick. On peut d’ailleurs en apercevoir un bout d’ici, précisa, le gendarme en pointant l’index vers une des fenêtres.

Bellocq s’y dirigea et jeta un œil à travers les carreaux trempés. Il aperçut au loin, découpée sous le ciel gris, l’imposante toiture de l’édifice surmontée d’une croix et surplombant les hauteurs de la ville.

  • C’est la deuxième fugue en huit mois, précisa le planton. Vous savez ce que c’est : Ces jeunes n’ont plus de famille ni de repère. Ils sont en déshérence affective. On les traite comme des dossiers qu’on ballote de foyer en foyer. Ajouté à cela la maltraitance et l’avidité de certaines familles d’accueil, les viols parfois entre gamins, j’en passe et des meilleures… Rien d’étonnant en somme qu’ils se fassent la belle.

Le flic se mit à se masturber les méninges, le cortex positionné en mode dégivrage sous son bulbe chevelu. Il repensa aux textos échangés entre Freddy et l'intriguant Face de craie, la nuit du 3 août.

  • Quel con je suis ! pensa-t-il à haute voix.

Comment n’avait-il pas songé plus tôt au Motel des Enfants-Perdus lorsque les deux hommes avaient évoqué la grille de service, les cuisines et les chambres ? Était-ce la faute à ce bon vieux Napoléon qui prétendait que “l’art de la police est de ne pas voir ce qu’il est inutile qu’elle voie”. Car pas un seul instant depuis son arrivée, le commandant, pourtant fin observateur, n’avait prêté attention à la sinistre et écrasante demeure.

  • Les téléphones fixes fonctionnent toujours ? demanda-t-il aux brigadiers.
  • Affirmatif ! répondirent-ils en chœur.
  • Alors passez-moi le commissariat de Charleville dans le bureau du capitaine, please !

Bellocq les abandonna pour se diriger vers le placard de l’officier et décrocher le combiné :

  • Allô ? Ici Bellocq du SRPJ. J’aimerais parler au lieutenant Mic la Police, siouplait…
  • Ne quittez pas ! Je vous transfère...

Après trente secondes d’attente bercées par Le Printemps de Vivaldi en version 8 bits, une voix intervint à nouveau à l’autre bout du fil :

  • Ici Mic  ! Qu’est-ce que je peux faire pour toi, vieille couille ?
  • Dis voir, mec ! Tu as toujours tes certificats médicaux pour les arrêts de travail ?
  • Je veux, mon n’veu !
  • Parfait ! Mets-m'en un de côté ! Je passerai dans l’après-midi le chercher.

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