Gervais au pays des turkish délices

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Gervais débarqua vers 14 heures à “L’Antalya”, le restaurant-snack de la ville, tenu par une fratrie franco-turque et spécialisé dans la viande au phosphate. Il restait d’ailleurs très peu de bidoche autour de la broche tournante en ce début d’après-midi. C’était la fin du service et les sabreurs avaient déjà commencé à nettoyer les plans de travail et vider les bacs à légumes. Mais Gervais n’en avait cure. Dépourvu de bonnes manières, il considérait que le monde devait s’adapter à ses disponibilités.

  • Qu’est-ce que je vous sers, Chef ? lui demanda l’un des frangins qui ne rechignaient jamais, malgré tout, à servir un client.
  • La bite, mais pas trop fort ! tenta un bon mot Gervais.

Les trois Ottomans, derrière le comptoir, ne décrochèrent pas l’once d’un sourire. Vraisemblablement, l’humour égrillard de l’éducateur n’avait pas encore traversé les rives du Bosphore. Refroidi pas le flop, le gros se racla la gorge et jeta un œil gourmand sur la junk food proposée en vitrine, qui s’affichaient sur des photos jaunies par les vapeurs de l'huile de friture.

  • Deux assiettes-maison avec salade, tomates, oignons, finit-il par se décider.
  • Une sauce, Chef ?
  • Sauce blanche/harissa pour l’une, sauce samouraï pour l'autre ! Et mets-moi une Leffe et une portion de frites pour patienter ! Avec beaucoup d’andalouse.

Les turkish délices aux OGM et à l’huile de palme lui permettait d’entretenir son surpoids, un début de diabète et de cultiver ses futures maladies cardio-vasculaires. Les bonnes résolutions du mois de janvier étaient loin derrière en ce début septembre. Comme il aimait à le dire : “Chassez le naturiste, il revient au bungalow ! “ Et puis se baffrer était pour lui un moyen d’échapper au réel. Tant qu’il mangeait et buvait, il ne pensait à rien d’autre. Et surtout pas à Berry qu’il avait lâchement abandonné, il y a deux jours, aux mains des Van Buick !

Vingt minutes plus tard, le goulafre emporta avec lui sa commande et se dirigea vers sa bagnouse garée sur la place Jean-Baptiste Clément. Cette fois-ci, il faisait jour et il n’y avait pas l’ombre d’une camionnette aux alentours. C’est donc confiant qu’il entra dans le véhicule, salivant à l’avance à l’idée d’en découdre avec son festin.

***

Préférant s’envoyer une première assiette kebab dans la besace avant de reprendre la route, Gervais n’avait toujours pas décollé. Assis derrière le volant, l’affamé se délectait du gras de dinde et des frites décongelées copieusement couverts de sauce quand quelqu’un toqua à la vitre de la portière passager. Un moustachu en costard beige et les cheveux en broussaille se tenait là tout sourire, lui faisant signe de baisser la vitre. Gervais devint blême lorsqu’il reconnut le célèbre policier dont les journaux n’avaient cessé de vanter l’héroïsme durant la fusillade à l’abbaye. Il tenta de faire bonne figure, se ressuya les doigts sur son tee-shirt et actionna l’ouverture électrique du carreau.

  • Qu’est-ce que je peux faire pour vous, demanda-t-il faussement avenant.

Bellocq, sans y être convié, passa alors son bras dans l’ouverture de la portière, clicha la poignée de l’intérieur et vint s’asseoir à la place du mort.

  • Eh là, faut pas se gêner surtout ! l'interpella le morfalou, la bouche pleine.

L’importun se glissa sur le siège central, saisit la barquette encore chaude que Gervais tenait dans ses mains et la balança sur la banquette arrière.

  • Putain ! J’ai nettoyé la voiture hier. Ça va pas, non ? protesta le laiteux en voyant l'émincé de volaille répandu sur le tissu en coton et polyester.
  • Ta gueule ! ordonna le Gitan, en lui cognant brusquement la tête contre le volant.

Un coup d’avertisseur, accompagnant le choc, retentit. Puis le moustachu dégaina son Python et enfonça le canon dans les côtes flottantes du conducteur.

  • Police ! finit-il par le renseigner. On a à causer. Démarre ! On va faire un tour.
  • Pour quoi faire ? demanda Gervais, inquiet. C'est quand même pas pour le non-respect de mes heures de sortie ?

***

Quelques minutes auparavant, Koenraad Pieters poireautait à la pharmacie Chatry, pour renouveler son ordonnance d’antalgiques, de compresses de gaze et de bétadine. L'homme souffrait d’un traumatisme cranio-cérébral et ce depuis que le père Jean-Jean l’avait assaisonné d’un violent coup de goupillon en laiton à l'enterrement de Freddy Van Buick. Koenraad était en effet l’un des quatre chasseurs qui avaient porté le cercueil de leur ami à l’abbaye et qui avait échappé vivant à la fusillade. Non sans mal. Le Flamand morose souffrait depuis de migraines insurmontables, la tête comme un compteur à gaz enrubanné sous de la crêpe Velpeau.

Son attention fut soudain attirée par un coup de klaxon provenant du parking. Il se tourna machinalement et reconnut au loin, à travers la vitrine de l’officine, le Fiat Multipla dans lequel Gervais devisait avec le commandant Bellocq. Il les observa discrètement, ignorant la nature de leur conversation. Fébrile, il sortit son grelot et composa le numéro de Sergio Van Buick. Deux sonneries, qui lui parurent durer une éternité, retentirent avant que son allocuteur ne décroche enfin.

  • Allô Sergio ? het is Koenraad ! Ik denk dat we problemen zullen hebben.

Koenraad avait toujours mis un point d’honneur à ne jamais parler french. Par discrétion, d’abord. Et bien que parfaitement bilingue, c’était pour lui la pire des bassesses à laquelle il ne voulait pas céder. Par peur, sans doute, que cette langue qu’il méprisait tant ne lui laissa un goût amer dans la bouche. Les Flamingants, nationalistes, détestaient les Français et les Wallons par-dessus tout. C’était une race à part, s’il en est, que même les Hollandais ne pouvaient saquer. C’est pour dire !

  • Wat ? répondit Sergio.
  • Gervais is bij de commissaris Bellocq ! Ik zag ze.
  • Verdomme !

Et après quelques secondes de silence, Sergio revint à la charge :

  • Suis-les ! Ne les lâche pas d’une semelle et rappelle-moi dès qu’il y a du nouveau ! Schiet op !

Koenraad quitta alors l'officine sans s’acquitter de sa commande et sauta dans son pick-up, regardant la voiture de Gervais filer en direction de la rue du docteur Lemaire avec les deux hommes à bord. Prenant soin de rester à bonne distance, il démarra à son tour pour leur filer le train.

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