Deus ex machina

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[deus ɛks makina] Nom masculin invariable. Personnage, évènement dont l'intervention peu vraisemblable apporte un dénouement inespéré à une situation sans issue ou tragique.

Sergio, enfin débarrassé de cette maudite cagoule qui gratouille, cira l’embrayage sur la D31 en direction de Monthermé, tandis que Jimmy, boulé par les secousses à l’arrière, essayait tant bien que mal de planquer Gervais sous une bâche de protection.

Engouffré dans l'artère principale, rue Voltaire, le pick-up bifurqua sur la venelle qui remontait le long du cimetière, échappant ainsi au passage des patrouilleuses de gendarmerie, gyros allumés, qui bombaient en direction du camping. Puis, une fois au bout de l’étroite ruelle, il attaqua la rue pentue de la Promenade, qui reliait la D989 et les hauteurs de la ville. À fond de balle sur la rampe de lancement, il arriva bien trop vite à l’amorce du virage. Avec beaucoup de sang-froid, il embraya sur la seconde pour faire hurler le frein-moteur, donna un grand coup de manivelle, chassa en crabe sur le macadam et évita in extremis la bordure du trottoir. Aussi sec, Fangio Van Buick passa la troisième et remit les gaz, grillant le stop et la politesse à une voiturette sans permis déjà engagée sur la chaussée. Le pot de yaourt qui ne faisait pas le poids face au mastodonte fit une embardée pour éviter la collision frontale avant de finir sa course dans le pare-chocs d'une Merco-Benz stationnée en bordure de route. Le coup de tampon déclencha une alarme en continue qui secoua le voisinage.

  • S’pèce d’enculé ! l’invectiva le conducteur furibard en s'extirpant de la chicane mobile.

S’éloignant, Sergio lui tendit son majeur à travers le carreau ouvert sans prendre le temps de s’arrêter.

Une fois passés les premiers lacets, la D 989 traçait une succession de longues lignes droites sur une vingtaine de kilomètres. Sous la pleine Lune luminescente, Bellocq astiqua le bitume pendant dix bonnes minutes, feux éteints, avant de jeter l’ancre sur le bas-côté de la départementale au croisement d’une route forestière. Rompu par les nids-de-poule et la corrida en ville, Jimmy ne se fit pas prier pour déserter le tape-cul et rejoindre Sergio dans la cabine. Le fort-à-bras redémarra aussi sec sur les poignées de portière et s’engouffra sur le chemin de traverse poussiéreux et cabossé, préférant éviter les axes fréquentés.

Veillant au grain, il tapota du doigt sur la jauge de carburant afin de vérifier le niveau du réservoir. Il y avait suffisamment de gasoil pour rejoindre la Belgique avant que leur véhicule ne soit signalé. Une fois passée la frontière, il roulerait pépère pour passer sous les radars jusqu’à Charleroi.

Car si Sergio avait épargné Gervais, ce n’était pas tant par bonté d’âme. Il savait combien l’éducateur avait plus de valeur vivant que mort. C’est pourquoi, en fin d’après-midi, il avait contacté Artan Bajraktari, le prêteur sur gages, pour lui proposer la tête de son débiteur contre argent comptant. L’Albanais s’était montré tout à fait disposé à mettre le prix, pourvu qu’il puisse punir l’affront et laver son honneur. Après de longues minutes de négociations, les deux hommes avaient fini par trouver un arrangement. La somme convenue fut à la hauteur des espérances de Sergio qui, d’une pierre deux coups, se débarrasserait enfin de l’encombrant témoin.

Une fois sur place, Jimmy et lui abandonneraient le véhicule à la casse. Le malabar connaissait un ferrailleur, du côté de Waterloo, peu regardant sur l’origine des charrettes à broyer. Le plan semblait imparable et sans accroc. Demain, tout serait enfin rentré dans l’ordre.

Dans cette nuit américaine, Sergio, noyé dans ses pensées, ne vit qu’au dernier moment l’énorme masse sombre qui traversa la chaussée, se jetant sous ses roues.

  • Attention le cochon ! hurla Jimmy.

Pris de court, le fat & furious freina des quatre fers pour esquiver l’imposant phacochère qui lui coupait la route. Emporté dans son élan, le pick-up glissa sur les roues arrière et tapa la calandre avant de partir en tête-à-queue pour une valse à trois-temps. Sans succès, il tenta de redresser sa course dans le gravier, glissa dans le talus et finit par s’immobiliser quelques mètres plus loin contre un platane.

***

Le silence, à peine troublé par le bruissement du vent dans les arbres, régnait à nouveau dans la nuit tandis que le pick-up embouti reprenait son souffle au milieu des éclats de verre et de tôle froissée. Le rayonnement de la Lune, obstrué par le feuillage du sous-bois, n’offrait qu’une visibilité restreinte avant qu'un départ de feu dans le moteur en surchauffe, provoqué par la combinaison d’une fuite d’huile et d’un court-circuit électrique ne se déclare sous le capot du véhicule. De hautes flammes incandescentes se mirent à danser, progressant peu à peu vers la cabine.

Sonné par l’ouverture des airbags, Sergio mit du temps à se reconnecter à la fibre. Il jeta un œil vers le frangib qui avait embrassé le pare-brise au moment du crash. Son regard vide, grand ouvert, et son teint de cendre ne laissèrent planer aucun doute : le moujik avait étreint la faucheuse en éclaboussant la baie vitrée de son boyau de tête. Ainsi s’acheva la balade de Jimmy.

Et tandis que l'embrasement commençait à gagner l’habitacle, nourri par une bouteille de prunes et d’alcool de bois renversé sur le tapis de sol, Sergio tenta d'ouvrir l’attache de sa ceinture de sécurité, appuyant frénétiquement sur le bouton-poussoir. En vain ! Il voulut donner du mou mais le dérouleur de l'anguille, bloqué par le freinage trop brusque, l’empêcha de se pencher plus avant. Comprimé par la sangle, il ressentit une vive douleur dans les côtes. Il réprima un râle puis se saisit de son coupe-lard, glissa la lame sous la sangle et la cisailla pour échapper illico presto à la fournaise et aux inhalations de fumée toxique.

***

« Il n’y a pas de sang au cinéma, il n’y a que du rouge »

Jean-Luc Godard

Sergio se saisit de l’arquebuse dans la benne du pick-up, sans se soucier une seconde de l’état de Gervais qui gisait inconscient sous la bâche. Le pleutre avait lui aussi sacrément morflé au moment de la collision, rebondissant sur les ridelles comme une boule de flipper. Étranglé par la colère, Sergio s’approcha du sanglier percuté qui, à l’agonie, convulsait dans son jus à quelques encablures du feu de joie. Et comme pour expier la douleur et le chagrin, le viandard épaula son fusil et lui colla deux caramels dans la truffe. Perturbée par le vacarme, une nuée de piafs s’envola précipitamment par-dessus la canopée. Puis le malabar s’acharna sur la hure du pauvre animal à coups de crosse, cognant jusqu’à ce qu’elle implose comme une vulgaire piñata.

Et pendant que les volatiles de mauvais augures se dispersaient à tire-d’aile, l’inconsolable brute leva la caboche et tendit l’oreille, percevant au loin un grondement sourd et cadencé. La rumeur s’intensifia à mesure qu’elle progressait dans sa direction. D’un coup, une vingtaine de biches et de cerfs surgirent du sous-bois à bride abattue et, sur leur lancée, traversèrent le sentier sans ralentir droit devant. Craignant d’être piétiné, Sergio se recroquevilla sous un nuage de poussière et les bestiaux passèrent si près qu’il put sentir leurs arômes musqués et les vibrations de leur cataclop. Il se redressa et regarda les cervidés apeurés disparaitre à nouveau dans la pénombre sans demander leur reste. De mémoire de chasseur, il n’avait jamais vu de harde aussi imposante. Que cherchait-elle à fuir ainsi ?

La réponse ne se fit pas attendre : un étrange rugissement résonna dans les profondeurs de la nuit. Sergio resta figé avant qu’il ne se fasse entendre à nouveau. Bien plus fort et plus près cette fois.

  • Le warou ! songea-t-il en faisant basculer le double-canon de son allume-gaz.

Il jeta les mirabelles usagées, fouilla fébrilement les poches de sa parka et rempota le magasin. Tambour battant, il reclaqua la chambre puis colla sa joue sur la crosse, visant vers les épais fourrés.

Les taillis s’écartèrent et une imposante silhouette apparut enfin dans le clair-obscur ; une créature anthropomorphe aux muscles secs et saillants qui par sa seule présence venait de renvoyer Darwin à ses études. Dressée sur ses deux brancards, elle arborait de larges oreilles pointues, un museau allongé, le visage et le corps hérissés de poils drus et roux. Ses allonges étaient pourvues de longues griffes aiguisées comme des couperets. Mutilée par une vilaine blessure à la tête, elle avait l’œil qui boîte, tourné à la sauce blanche, et du sang séché souillait son pelage abîmé.

  • Toi ?! s'exclama le maousse, cueilli comme une fleur de printemps.

La créature fixa l’abasourdi de sa châsse valide, jaune et étincelante, puis elle se ramassa sur elle-même avant de se redresser et bomber la poitrine.

  • Viens ma fille ! Viens voir papa si tu l’oses ! la défia-t-il un peu trop confiant.

Son mufle retroussé laissa apparaitre ses crocs affamés tandis qu’un nouveau grognement monta du fond de son gosier. Elle renversa la tête avant de se laisser retomber sur ses quatre pattes et se mit à galoper vers le maousse. Celui-ci appuya sur la détente mais la créature véloce esquiva les deux tirs avant de bondir sur sa proie. Les deux corps roulèrent enlacés dans les gravillons tandis qu'à la merci du garou et de ses griffes meurtrières, Sergio brandit son aileron pour lui envoyer un missile à hématome dans les gencives. Il ne réussit cependant qu’à accroitre la furie de la bête qui répliqua d’un violent coup de patte.

Gentil n’a qu’un œil, disait-on ? Tu parles ! N’ayant pu se soustraire à son étreinte, il était encore conscient lorsqu’elle lui arracha la moitié du visage. Les hurlements de ce dernier réclamèrent maman avant que la croque-mitaine ne le réduise en charpie et ne lui ouvre le ventre. Et tel Saturne dévorant son enfant*, la vorace anthropophage paracheva son œuvre macabre, mastiquant de sa puissante mâchoire ses tripailles et sa chair élastique.

***

  • Vous est-il déjà arrivé de sombrer ? demanda Leïla au commandant.
  • Jamais ! répondit-il.

Attablé à la fraiche sous la pergola, il se saisit de la bouteille de Chablis qui réfrigérait dans le seau à glace et, en gentleman, rempota le ballon que la journaliste venait d’écluser.

  • Du moins, pas avant ce fameux 2 septembre, poursuivit-il. Cette nuit-là, il y a eu beaucoup de morts et des questions restées sans réponse.

Peu disposé à se répandre davantage, le flic avala son blanco cul-sec tandis que Leïla stoppait l’enregistrement sur son dictaphone.

* L’auteur, ici, fait référence à « Saturne dévorant un de ses fils » de Francisco de Goya (1823]. Si ça t’cause pas : va faire un tour sur Wikipédia, voir si j’y suis !

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