Une fin de loup !

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Après avoir tapé leurs grolles sur le caillebotis métallique de l’entrée pour enlever le plus gros du sable mouillé, Le Garrec et Jessica saluèrent le commandant sitôt leur arrivée. Ce dernier se redressa sur sa dossière, referma le petit carnet en cuir dans lequel il était plongé puis le glissa dans sa poche. La belle, trop heureuse de revoir son homme, lâcha sa marchandise et vint lui fourrer sa langue dans la bouche tandis que le Nigousse passait derrière le bar pour déposer les emplettes et du poisson frais.

  • Où est la pikoù panez ? interrompit soudain le bécoteur.

Le visage radieux de Jessica s’assombrit.

  • Tout va bien ? insista-t-il.
  • Oui, oui, balbutia Le Garrec. Pourquoi y aurait un problème ?!

Mais Bellocq ne se laissa pas berner par l’ex-adjudant, surjouant la quiétude et fuyant le regard. Ce dernier était plus doué pour la pêche en mer que pour la comédie. À côté : Francis Huster, c’était Marlon Brando.

Après quelques secondes de temps suspendu, Jessica se décida enfin à parler :

  • Y a eu d’la bogarre à Port-Haliguen. Une bande de gamins s’est foutue d’sa gueule. Ils l’ont traitée d’cyclôpe. J’oui ai dit d’pas faire attention mais c’est plus fort qu’élle. Y a fallu qu’elle leur donne une leçon.
  • Où est-elle ? grommela le moustachu.
  • Elle est montée au calvére, baissa-t-elle les yeux. C’est pas trop la joie, tu t’doutes !
  • J’me doute, oui ! J’vais aller lui parler.

***

Le calvaire, marqué de sa grande croix de granit, était le point culminant de l’île du Maout. C’est ici, sur le front Nord balayé par les vents, qu’elle aimait chasser le vague à l’âme. La langue de terre sauvage offrait un spectacle éblouissant quand le coucher du Soleil reflétait sur les éclats de l’eau, éclaboussant de son nimbe cette poussière de continent.

Bellocq vint la rejoindre sur le promontoire. Elle ne fut nullement surprise de son arrivée. Par-dessus l'odeur soufrée de la marée basse, son flair infaillible avait pisté celles du whisky breton et de l’after-shave portées par le vent.

Du haut de ses quatorze printemps, la jeune fille avait grandi et sur les conseils de Jessica, affichait à présent un style vestimentaire plus affirmé : perfecto en cuir, Doc Martens et bas noirs usés. Ayant sacrifié sa longue chevelure rousse pour une coupe courte skrillex qui lui allait à ravir, la badasse portait un cache-œil de pirate qui lui barrait son joli minois, dissimulant le souvenir d’une vieille blessure à présent refermée.

  • Ça va, ma belle ? s’inquiéta-t-il.

Il dut se contenter pour toute réponse d’un haussement d’épaules et d’une mine boudeuse. Avec l’expérience, Bellocq et Jessica avaient appris à leurs dépens que se transformer en une créature les nuits de pleine Lune n’excluait pas les crises d’adolescence. Elle n’en demeurait pas moins une fille comme toutes celles de son âge : en quête de repères et d'identité, nourrissant une résistance coriace à l’autorité parentale. Il aurait été plus facile d’avoir les clés si la mère Dolto avait pris la peine de s’épancher sur l’adolescence et la lycanthropie.

Malgré tout, il ne regrettait pas d'avoir ravi ce cœur innocent à la cruauté des hommes. Cette fille gracile aux cheveux de rouille avait subi les foudres de leurs ennemis communs. C’étaient eux les véritables monstres, dans cette histoire, qui avaient péri dans cette nuit de septembre il y a un an déjà. Nul ne pouvait juger, ni condamner cette enfant qui, inféodée à des pulsions animales, ne se nourrissait que par nécessité. Les lois qui régissaient son existence échappaient au commun des mortels.

  • Parfois je regrette de ne pas être morte dans ce putain d’gouffre, brisa-t-elle soudain le silence.
  • Tais-toi ! s’offusqua-t-il. Je t’interdis d’parler ainsi.
  • Bah quoi ! J’suis qu’une bête de foire.
  • Tu plaisantes, idiote ? Moi, j’vois ça comme un super pouvoir.
  • Supergirl, hein ? Et mon cul, c'est d’la kryptonite ? fondit-elle alors en larmes. Si je suis tellement forte, pourquoi j’ai si mal ? pourquoi j’ai si peur ?
  • Personne ne prétend que c’est facile, mon p’tit loup, la prit-il dans ses bras.

Effondrée, l'adolescente venait de fendre l’armure. Ils restèrent ainsi un moment avant que Bellocq ne désamorce :

  • J’espère au moins qu’tu leur a mis la pâtée à ces trous d'balles !

Entre deux sanglots, elle laissa échapper un petit rire comme un hoquet. Il avait toujours le mot juste pour panser ses plaies.

  • Je sais c’que c’est, renchérit-il. Mais il faut éviter d’se faire remarquer. Le bonheur est à ce prix, tu comprends ?

Bien sûr qu'elle comprenait. Cette île était un sanctuaire et elle avait conscience de tout le mal qu’il se donnait pour le préserver.

Elle non plus d’ailleurs ne regrettait pas d’avoir suivi cet homme qui avait débarqué un beau matin à l’orphelinat. Lui qui semblait ne rien ignorer du mal qui la rongeait et des épreuves qu’elle avait traversées. Ce jour-là, il fut la providence même ; celle qui vous sauve et vous ramène à la vie.

Bienheureux de lui avoir enfin arraché un sourire, il se releva avant d’ajouter :

  • Je te laisse encore cinq minutes. Ne tarde pas !

Il était plus que temps pour Berry de retrouver sa Forteresse de Solitude, avant que la nuit tombe et que sa vraie nature ne reprenne le dessus.

Dans la bergerie, au loin, retentissait de plus belle la complainte des laineux apeurés.

***

Bellocq passa la main derrière la grande étagère du salon, actionna un verrou à ressort, puis le meuble pivota sur son axe révélant l’ouverture d’un passage dérobé.

  • Allons-y, Alonzo ! pressa-t-il la jeune fille.

Berry embrassa Le Garrec puis vint le tour de Jessica.

  • À deumain, ma poule ! la pressa cette dernière contre sa poitrine moelleuse et réconfortante.
  • Bonne nuit… maman !

Cinq minutes plus tard, Berry et le Gitan descendirent la longue échelle de puits qui les conduisit dans un couloir éclairé par de vétustes appliques industrielles. Dans la lumière grésillante et blafarde, la construction souterraine ressemblait à celle d’un bunker de la Seconde Guerre, où des taches d'infiltrations d’eau saline suintaient sur les joints des murs en béton armé. Progressant, la demoiselle ressentit un persistant bourdonnement dans les oreilles. Elle se pinça le nez et effectua une manœuvre de Valsalva pour se dégager les étagères à crayon. Bellocq lui avait expliqué, la première fois qu’ils étaient venus, que la partie inférieure de cette casemate se situait en dessous du niveau de la mer. La partie émergée du blockhaus, quant à elle, avait été détruite par l’aviation alliée en juin 44. Le grand-père Le Garrec, après avoir récupéré son île, fit reconstruire sa maison sur les décombres. Le vieux qui avait de la suite dans les idées utilisait cet endroit pour stocker de la marchandise de contrebande.

Ils continuèrent d’avancer sans dire un mot jusqu’à l’épaisse porte blindée métallique au bout de la galerie qui, à en juger par son état, avait été posée récemment. Le Gitan agrippa la chaine qu’il portait autour du cou et au bout de laquelle pendait une clé à pompe. Il l’introduisit dans la serrure renforcée et poussa la lourde.

Il n’y avait aucune issue dans la carrée sans fenêtre qui emboucanait une odeur faisandée, et au milieu de laquelle se dressait une cage aux larges barreaux dont le sol était tapissé de paille humide et poisseuse. Sur ce couchoir ramassé gisait une carcasse de mouton.

Le ventre de Berry se mit à gronder ; il était plus que temps pour Bellocq d’y aller. Elle pénétra donc dans la cage avant qu'il ne la verrouille à double tour.

  • Eh bien, je te laisse, lâcha-t-il, peiné de devoir l'abandonner ainsi. Bonne nuit, ma belle !
  • Bonne nuit, Charlie !

Une fois seule et la porte refermée, Berry se déshabilla complètement puis s’allongea sur son lit de fortune, contemplant au plafond les minutes qui s’égrènent. Somnolente, elle entendit peu à peu poindre une ligne de basse ronde et obsédante comme une ritournelle dans sa tête. Puis la frappe sèche d’une caisse claire s’accrocha au wagon, calée au rythme des battements de son cœur. Sous son cortex s’invitèrent les riffs arides et saturés d’une guitare glissant vers des errements étranges et mélodiques.

“Nous sommes Lycos, nous sommes la lumière” se remémora-t-elle les paroles du Meneu’. D’ici peu, la bête hirsute allait reprendre la place qui lui incombe le temps d’une nuit. Demain serait un autre jour.

  • Y es-tu ?... somniloqua-t-elle.

Elle sentit un feu ardent bouillonner dans ses veines, une vague de noradrénaline submerger les rivages de son cerveau. Elle commençait à entendre ses os craquer. Une lueur jaune et brillante comme un diamant jonquille illumina son œil vif avant qu’elle ne ferme la paupière.

Fondu au noir… 

L’instant d’après, surgit des tréfonds obscurs un rugissement féroce et puissant. Puis monta un chant légèrement dissonant, alternant entre douceur et violence, empreint d’une joie morbide.

Clap de fin... générique !

As loud as hell
A ringing bell
Behind my smile
It shakes my teeth
And all the while
As vampires feed

I bleed

Prithee, my dear
Why are we here?
Nobody knows
We go to sleep
As breathing flows
My mind secedes

I bleed…

There's a place
In the buried west
In a cave
With a house in it
In the clay
The holes of hands
You can place a hand in hand

I bleed...

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