Partie 4

10 minutes de lecture

9. Sept saynètes d’une vie algorithmée actuelle ou future (où on perd à chaque fois mais on rit quand même)

Scène 1 : La pizza de Schrödinger

Vendredi soir. Flemme de cuisiner. J'ouvre l'app de livraison. L'algo a déjà une suggestion : "Votre pizza habituelle ?"

Problème : j'ai pas de pizza habituelle. J'ai commandé UNE fois une hawaïenne, par curiosité morbide. L'algo a décidé que c'était mon identité culinaire.

"Non, je veux une quatre fromages." "Basé sur votre historique, nous recommandons hawaïenne." "QUATRE. FROMAGES." "Ajout de quatre fromages. Voulez-vous aussi une hawaïenne ?" "NON !" "Compris. Promo : -30% sur la hawaïenne aujourd'hui seulement !"

Je craque. Je commande les deux. L'algo gagne. Mon estime de moi perd.

Scène 2 : Le YouTube trou noir

Intention initiale : regarder une conférence de Yuval Noah Harari sur le futur de l'humanité.

Réalité, trois heures plus tard : je regarde un Japonais qui fait des couteaux à partir de fumée. LITTÉRALEMENT. DE. FUMÉE.

Le chemin ? Harari → Intelligence artificielle → Robots Boston Dynamics → Chiens robots → Vrais chiens → Chiens qui font des tricks → Japonais qui font des tricks → Japonais qui font n'importe quoi → Couteaux en fumée.

Mon cerveau : "Qu'est-ce qu'on fout ?" L'algo : "Regarde, il fait aussi des couteaux en eau !" Mon cerveau : "... OK."

Scène 3 : McDrive, l'IA, et moi

Je suis au drive. Une voix robotique me demande ma commande.

"Un Big Mac." "Excellent choix ! En menu ?" "Oui." "Parfait ! Deux menus Big Mac ?" "Non, UN menu." "Compris ! Un menu Big Mac et un Happy Meal ?" "NON. UN MENU BIG MAC. C'EST TOUT." "D'accord ! Ajout de trois McFlurry !" "QUOI ??"

L'écran affiche : 200 McNuggets, 17 McFlurry, 8 Big Mac, un café.

L'employé humain arrive, mort de rire : "Désolé, l'IA a décidé que c'était l'apocalypse et qu'il fallait faire des stocks."

Je repars avec mon unique menu. L'IA a perdu. Mais elle a essayé. Points for effort.

Scène 4 : Papa vs ChatGPT, round 47

Dîner. Sarah annonce : "Les pyramides ont été construites par des extraterrestres."

Moi, fier de mon savoir : "Non, Sarah, c'est une théorie conspirationniste. Les pyramides ont été construites par les Égyptiens sur des milliers d'années avec-"

"ChatGPT dit que certains scientifiques pensent que c'est possible."

"ChatGPT raconte n'importe quoi."

Elle sort son téléphone, demande à ChatGPT. L'IA répond avec nuance, cite des sources, explique les différentes théories, conclut diplomatiquement.

Sarah : "Tu vois, ChatGPT dit que tu as raison mais que c'est plus compliqué."

L'IA a gagné en ayant raison ET en me donnant raison. 4D chess. Je suis échec et mat.

Scène 5 : Le chatbot juriste improvisé

Je lis cette histoire : Air Canada condamné parce que son chatbot a inventé une politique de remboursement.

J'imagine la scène au tribunal : "Votre chatbot a menti." "Objection ! Les IA ne mentent pas, elles hallucinent." "Votre chatbot a halluciné alors." "Ce n'est pas notre faute s'il hallucine." "C'est VOTRE chatbot." "Techniquement, c'est un modèle de langage qui-" "CONDAMNÉ. Payez le client."

Le futur de la justice : juger les rêves des machines. Philip K. Dick n'aurait pas osé.

Scène 6 : Le grand cookie théâtre

2019 : Google annonce la mort des cookies tiers. Je suis en meeting client. "Préparez-vous, le tracking va changer !"

2020 : "Ça arrive en 2022 !" Je refais les stratégies.

2022 : "Finalement 2024 !" Je re-refais les stratégies.

2024 : "En fait... on garde les cookies mais c'est l'utilisateur qui choisit."

Cinq ans de stratégie pour... rien. Le client me regarde. Je hausse les épaules. "Au moins, on est prêts pour quand ils changeront vraiment d'avis."

On rit. Jaune. On facture quand même.

Scène 7 : Les gants de boxe existentiels

Notification : "Votre abonnement gym expire !"

Dernière visite : 11 janvier 2024. On est en août 2025.

"Non merci."

Nouvelle notif : "Offre spéciale : gants de boxe -70% !"

Mon cerveau : "T'as pas mis les pieds à la salle depuis 19 mois." Mon doigt : clic

Les gants arrivent. 89 euros (au lieu de 297 ! Quelle affaire !).

Maya les trouve, les enfile, frappe son frère. Il pleure. Elle rit. Ma femme me regarde. "C'est quoi ça ?" "Un investissement dans mon futur sportif." "Tu cours même pas après le bus." "...Les enfants s'amusent avec ?"

L'algo a créé un besoin inexistant, que j'ai transformé en achat inutile, qui est devenu un jouet imprévu. C'est beau, l'économie circulaire de la connerie.

10. Manuel de survie pour les derniers humains libres (ou qui veulent le croire)

"On a tué le chemin pour optimiser l'arrivée. Problème : le chemin, c'était la vie."

Bon. Vous avez lu jusqu'ici. Soit vous êtes masochiste, soit vous cherchez vraiment des solutions.

Spoiler : j'en ai pas.

Enfin si, j'en ai, mais elles sont nulles. Genre "limitez votre temps d'écran". Merci captain obvious. "Développez votre esprit critique". Super, je critique tout en continuant à acheter.

La vérité ? On est foutus et c'est pas grave.

Non, sérieusement. L'acceptation, c'est déjà ça. Arrêter de faire semblant qu'on va "reprendre le contrôle". Le contrôle, on l'a vendu pour des livraisons gratuites et des recommandations personnalisées.

Ce qu'on peut faire :

Rire. De nous-mêmes. De nos achats impulsifs à 3h du matin. Du fait qu'on regarde des vidéos de restoration de couteaux rouillés pendant des heures. L'absurdité assumée, c'est déjà une forme de liberté.

Noter. Pas pour changer, juste pour voir. J'ai un carnet où je note mes predictions vs ce que l'algo me propose. C'est déprimant de voir à quel point il me connaît. Mais au moins je le sais.

Contaminer. Foutre le bordel dans les données. Chercher des trucs random. Liker des trucs contradictoires. Pas pour "tromper" l'algo (il s'en fout), mais pour nous rappeler qu'on peut encore être incohérents.

Ralentir. Pas "faire une digital detox" (qui a déjà marché ?). Juste... attendre deux secondes avant de cliquer. Deux secondes où tu existes entre le stimulus et la réponse. C'est con mais c'est tout ce qui nous reste.

Parler. À des vrais gens. Pas dans les commentaires. Face à face. C'est chiant, c'est lent, c'est plein de silences gênants. C'est humain.

Le reste, c'est du bullshit de coach LinkedIn. "Reprenez votre pouvoir !" Mon cul. Le pouvoir, il est dans les serveurs de Menlo Park.

Mais entre deux notifications, dans cette microseconde avant de cliquer, dans ce moment où tu hésites à commander cette merde dont tu n'as pas besoin - là, t'es encore vivant.

C'est peu. C'est tout.

Maintenant quelques règles bidon …

1. Le doute systématique (mais pas systématiquement chiant)

Cultivez le doute comme d'autres cultivent des tomates bio. Chaque suggestion, chaque recommandation, posez-vous LA question : "Qui gagne quoi si je fais ça ?"

L'AI Overview de Google vous dit que le meilleur restaurant italien est à 2km ? Demandez-vous : Qui a payé pour être là ? Quelles données ont nourri cette décision ? Et si le meilleur était le petit truc sans site web à 200m ?

Mais attention : pas devenir parano. Juste... vigilant. C'est la différence entre "Je ne fais confiance à personne" (triste) et "Je vérifie avant de faire confiance" (malin).

2. La diversification informationnelle (ou l'art de sortir de sa bulle)

Votre bulle est confortable. Douillette. Pleine de gens qui pensent comme vous. Sortez-en.

Technique testée : Une fois par semaine, cherchez activement du contenu que vous détestez. Vous êtes de gauche ? Lisez du droite. Vous êtes vegan ? Regardez des vidéos de BBQ. Vous détestez le foot ? Matez un match.

Pas pour changer d'avis. Pour comprendre que d'autres avis existent. Pour casser l'algo qui croit vous connaître. Pour retrouver la sensation d'être surpris.

Mon record : J'ai regardé trois heures de vidéos de flat earthers. Mon cerveau a saigné. Mais j'ai compris leur logique tordue. Et l'algo YouTube ne sait plus quoi faire de moi.

3. L'éducation algorithmique des enfants (sans les traumatiser)

Mes filles regardent YouTube ? Je regarde avec elles. "Tu vois là, c'est une pub déguisée." "Comment tu sais ?" "Regarde, elle dit que c'est le meilleur mais elle montre que celui-là." "Ah oui !"

Transformer le visionnage passif en analyse active. Pas tout le temps (faut pas devenir relou). Mais régulièrement. Qu'ils développent les anticorps.

Exercice pratique : Leur demander de deviner quelle sera la prochaine vidéo suggérée. Ils commencent à comprendre les patterns. C'est flippant de voir un enfant de 7 ans prédire l'algo. Mais c'est nécessaire.

4. L'IA comme assistant, pas comme patron

J'utilise ChatGPT. Beaucoup. Mais comme j'utiliserais un stagiaire très intelligent mais mytho. Il propose, je dispose. Il suggère, je décide. Il génère, je édite.

Exemple : Je lui demande d'écrire un email pro. Il pond un truc corporate parfait. Je le réécris en gardant la structure mais en ajoutant ma voix. Résultat : efficace ET humain.

Ne JAMAIS copier-coller direct. Toujours retravailler. Sinon, on finit tous à écrire pareil. Et ça, c'est la mort de la créativité.

5. Le militantisme tranquille

Pas besoin de devenir un crypto-anarchiste. Mais soutenez les initiatives qui vont dans le bon sens.

Digital Services Act, RGPD, toutes ces régulations chiantes - elles sont notre protection. Comme les normes alimentaires. C'est relou, mais c'est ce qui empêche qu'on nous vende de la merde (littéralement dans le cas de la bouffe, métaphoriquement dans le cas des données).

Votez avec votre wallet. Une boîte respecte vraiment la privacy ? Achetez chez eux. Une app abuse ? Désinstallez.

6. Le slow tech intentionnel

Cuisinez sans appli de recettes. Votre plat sera raté ? Possible. Vous apprendrez ? Certain.

Voyagez sans Google Maps dans votre propre ville. Vous découvrirez des rues que vous n'avez jamais vues.

Choisissez un film en fermant les yeux sur Netflix. Pas de bande-annonce. Pas de reviews. Juste... regardez.

L'inefficacité volontaire est un acte de rébellion.

7. L'IA comme sparring partner

Utilisez ChatGPT CONTRE vous-même. "Argumente contre ma position." "Trouve les failles dans mon raisonnement." "Critique mon idée."

L'IA devient un outil de pensée critique, pas de confirmation. C'est subversif d'utiliser l'outil de conformité pour développer l'anticonformisme.

Conclusion : L'espace ténu où vit encore le libre arbitre

Il est 3h47 du matin. Ilyane s'est réveillé quatre fois. Sarah a fait un cauchemar où ChatGPT était son prof principal. Maya a dessiné des licornes sur son iPad jusqu'à minuit. Ma femme dort en tenant son téléphone comme un doudou moderne. Et moi, je tape les derniers mots de ce manifeste sur un clavier qui a connu de meilleurs jours.

Dans quelques jours, Sarah soufflera ses dix bougies. Je lui offrirai un microscope. Pas connecté. Pas smart. Juste des lentilles et de la lumière. Elle devra tourner les molettes, ajuster, chercher, se tromper, recommencer. C'est chiant ? Oui. C'est important ? Vitalement.

Parce que voyez-vous, après ces 10 000 mots de dissection joyeuse de notre servitude volontaire, j'arrive à cette conclusion simple : le libre arbitre n'est pas mort. Il est juste... en soins intensifs.

Il survit dans les interstices. Dans ce moment entre la notification et le clic où vous pouvez encore choisir de ne pas regarder. Dans cette seconde entre la suggestion et l'achat où vous pouvez dire "en fait, non". Dans cet espace ténu entre le stimulus et la réponse où, comme disait Viktor Frankl, réside notre liberté de choisir.

Les algorithmes veulent réduire cet espace à zéro. Stimulus → Réponse. Direct. Sans friction. Sans réflexion. C'est leur job. C'est leur raison d'être. C'est leur optimisation ultime.

Notre job à nous, humains magnifiquement imparfaits, c'est d'élargir cet espace. De créer de la friction. D'injecter du doute. De cultiver l'hésitation. De célébrer l'erreur. De chérir l'inefficacité.

Je ne suis pas naïf. Je sais que nous avons perdu des batailles. Beaucoup de batailles. Nous avons échangé notre privacy contre de la convenience. Notre attention contre du divertissement. Notre autonomie contre du confort.

Mais la guerre n'est pas finie.

Chaque fois que vous choisissez de chercher au lieu d'accepter la première réponse, vous gagnez. Chaque fois que vous sortez de votre bulle de filtre, vous gagnez. Chaque fois que vous riez de l'absurdité au lieu de la subir, vous gagnez. Chaque fois que vous écrivez au lieu de générer, vous gagnez. Chaque fois que vous doutez au lieu de croire, vous gagnez.

Ce ne sont pas des grandes victoires. Ce sont des micro-résistances. Des nano-rébellions. Des pico-révolutions. Mais c'est comme ça que ça commence. Toujours.

L'IA a dévoré mon libre arbitre. C'est vrai. Mais je garde les miettes. Et avec les miettes, on peut faire du pain. Ou les jeter aux pigeons. Ou les garder dans sa poche jusqu'à ce qu'elles deviennent de la poussière. Le choix - ce petit choix ridicule et magnifique - reste le mien.

Alors la prochaine fois qu'un captcha vous demande de prouver que vous n'êtes pas un robot, prenez votre temps. Regardez ces cases à cocher. Ces images de feux de circulation. Ces puzzles absurdes. C'est un test de Turing inversé : la machine qui demande à l'humain de prouver son humanité.

C'est absurde ? Oui. C'est dystopique ? Totalement. C'est notre réalité ? Malheureusement.

Mais c'est aussi une invitation. À chaque captcha, l'univers vous demande : "Es-tu encore humain ?"

Et à chaque fois, en cochant ces petites cases, en identifiant ces bus et ces passages piétons, vous répondez : "Oui. Imparfaitement, absurdement, magnifiquement humain."

C'est peu. C'est tout. C'est nous.

Noureddine Qadiri Boutchich, juste un mec qui s’est perdu par hasard en marketing

Écrit entre 22h et 4h du matin, sur un clavier qui manque cruellement de la touche "è", avec trois tasses de café froid, deux interruptions pour bercer Ilyane, une dispute avec l'autocorrect qui voulait transformer "algorithmique" en "logarithmique", et la satisfaction perverse d'avoir tapé chaque putain de mot avec mes doigts biologiques imparfaits. Si une IA peut écrire ça, alors j'abandonne et je deviens éleveur de chèvres dans l'Atlas. Les chèvres, au moins, elles ont encore leur libre arbitre.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Noureddine Qadiri ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0