La récréation des Ombres-Claires
Ce texte fait directement suite au texte "Tac-Tac".
Alors que Charlie, les mains sur les oreilles, essayait de s’habituer à cette polyphonie chaotique en serrant les dents, la Directrice Metra Noam sortit du bâtiment.
La cloche venait de sonner la pause et les enfants s’étaient dispersés comme des taches d’encre sur un vieux parchemin.
Dans la cour, les cousines Croches étaient déjà en train de sauter d’une ligne à l’autre, leur queue de cheval haut perché se balançant pendant qu’elles lançaient des « Attrape-moi si tu peux » à tout va. Lina, Tima, Sona et Vena zigzaguaient à toute allure en laissant derrière elles, un sillage de soupirs agacés.
Un Ta-Ta-Ta claqua à côté d’elles : les Triolets venaient d’arriver, collés serrés, unis comme les branches d’un trident.
- Attention les filles, y’a les pros du rythme dans la place ! lança le petit Téo, bondissant à l’unisson avec les deux autres.
- On parie qu’on fait plus de bons sur une ligne ? défia Rimo, un sourire de croche renversé sur le visage.
- Et sans même sortir du temps ! ajouta Nilo, fier comme un dièse devant son piano.
- On est quatre, vous êtes trois. On vous bat !
- Trois, mais bien calés ! répondirent les triplets en canon.
- C’est parce que vous trichez ! Vous volez le temps des autres !
- On ne vole rien, on optimise !
- C’est notre nature !
- C’est dans nos gènes rythmiques !
- C’est Ma. Thé. Ma. Tique ! crièrent-ils tous les trois.
Une des cousines Croches bondit en avant.
- Course jusqu’à la barre de mesure du fond, top chrono !
Et ils partirent en courant. Tous les sept s’élancèrent dans une cavalcade sonore où l’on ne savait plus qui était en avance, qui était en retard et qui faisait semblant de respecter le tempo.
Au loin, la directrice Noam fronça les sourcils.
- Ils vont encore tout désynchroniser, grommela-t-elle en claquant trois fois son bâton.
Elle se déplaça, sa longue robe en triangle battant autour de ses pieds. Elle ne marchait pas vraiment, elle battait le rythme, claquant sa canne dorée sur le sol noir.
Tac-Tac.
Elle était toujours droite. Toujours égale. Son chignon strict sur le haut du crâne ne bougeait jamais d’un cheveu.
Tac-Tac.
Elle se dirigea vers la porte et dans toute la cour, la 440 vibra.
Fin de la récréation.
Les enfants se pressèrent, virevoltants dans tous les sens, se rentrant dedans dans un joyeux chaos de collisions.
- Allons, allons les enfants ! Un peu de retenue ! s’écria la Directrice Noam en tapant sa canne sur le sol.
Et d’une voix forte elle orchestra tout ce petit monde, qui se rangea enfin sur les cinq lignes, chacun à sa place, prêt pour la prochaine mesure.
Tous, sauf Addi.
Elle traînait toujours en dehors des lignes. En-dessous, au-dessus, jouant à cache-cache avec la
Directrice Noam. Elle passait pour espiègle, la tête dans les nuages mais, en vérité, Addi vivait son propre tempo.
La Directrice Noam l’attrapa au vol, la glissa dans son dos puis siffla la Marche des enfants.
En trente-neuf secondes, le chaos restant céda place à un alignement impeccable.
Cinq lignes. Sept notes. Des soupirs qui se taisent.
Les enfants, sautillant, reprirent le rythme joyeux qui envahissait le bâtiment.
Pendant ce temps, Charlie avait assisté à toute la scène, les yeux un peu ébahi.
Il était resté près du portail. Il n’avait pas osé interrompre ce ballet parfaitement décadencé.
Il sursauta quand quelqu’un se racla la gorge à côté de lui.
Un surveillant austère se tenait très droit à ses côtés, dans ses vêtements noirs qui le faisaient ressembler à une ligne.
Sa seule petite touche de folie résidait en un badge blanc accroché à sa poitrine : « Monsieur Mesuris » était-il écrit en lettres élégantes.
Charlie allait ouvrir la bouche quand Monsieur Mesuris lui indiqua le bâtiment qui avait englouti les élèves.
Il posa la main dans son dos et le guida jusqu’à la porte.
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