Le bar tabac
La journée a été particulièrement éreintante. Je sors très tard de mon travail avec la ferme intention de rentrer le plus rapidement possible chez moi, prendre une bonne douche, commander une pizza et me vautrer sur le canapé pour prendre d'assaut la première débilité que je trouve à la télé.
Une fois dans ma voiture j'allume la radio pour me caler sur ma station préférée. Je commence à me détendre lorsqu'un autre besoin s'impose aussitôt : m'en griller une.
Je fouille frénétiquement mes poches à la recherche de mon paquet de clopes pour découvrir avec horreur qu'il est vide. Bordel! Déjà un premier couac dans mon plan glandouille du soir : un passage dans un bureau de tabac s'impose.
Une horrible pensée m'assaille aussitôt : où trouver un tabac ouvert à cette heure-ci? C'est là que je me rappelle d'un endroit. C'est un détour d'un quart d'heure vingt minutes mais pas trop le choix.
Arrivé à proximité, je me rends compte que j'ai oublié à quel point ce coin était mal famé. Peu de passants, peu ou pas d'éclairage public. C'est fou ce que la clope te fait faire quand-même. Ils ont raison de dire que ça te tuera un jour. Et plus tôt que tu ne le penses. Je secoue la tête comme pour évincer de mon esprit la pensée macabre avant de me garer à proximité du tabac.
Il s'agit d'un bar tabac. L'ambiance un peu glauque à l'intérieur me frappe d'emblée. Une petite queue attend d'être servie devant la caisse. Deux hommes sont assis autour d'une table en train de picoler et de rigoler sur une vanne que l'un d'entre eux vient visiblement de lancer. Une femme plutôt mure, dans la cinquantaine à première vue, est assise sur le bar, buvant visiblement seule. La faune typique d'un bar tabac comme celui-ci à cette heure-ci quoi.
"Rien". C'est le patron derrière la caisse. Le ton est bizarrement nerveux. L'homme en face de lui s'en va sans dire un mot, titubant légèrement. Ses vêtements ont l'air sales. Il n'est pas coiffé. Difficile de lui donner un âge. Peut-être 60 ans. Ou 40... Un clodo probablement.
De premier abord, le patron paraît avoir l'âge de la femme au bar. Peut-être est-ce sa barbe grisonnante ou sa voix assurée. Mais à y regarder de près, il pourrait bien avoir dix ans de moins.
Le client suivant est servi rapidement puis c'est enfin mon tour. Presque car c'est à ce moment-là que le clodo revient pour se planter juste devant moi.
"Rends-moi mon ticket." demande-t-il au patron. Son haleine empeste l'alcool. Lui même sent comme s'il n'avait pas pris une douche depuis deux ans.
"Quoi?" répond le patron encore plus nerveusement que tout à l'heure.
"Mon ticket de loto. C'ui qu'a rien gagné."
Hésitation...
"Mais t'as rien gagné. C'est pas moi qui le dis, c'est la machine."
"Ouais mais j'veux mon ticket quand-même."
"Pourquoi faire?", demande le patron, visiblement à bout de patience.
"J'les collectionne." répond l'homme, tout sourire.
"Te fous pas de ma gueule!" avertit le patron. "Allez, dégage d'ici".
"Pourquoi tu lui donnes pas son ticket Franck." C'est la femme du bar. Absorbé par le côté surréaliste de la scène, je ne l'ai même pas vue s'approcher. Ce qui me rappelle aussitôt les deux types qui picolent derrière. Je me retourne mais aucune trace d'eux. Partis.
"ça te ferait quoi d'être sympa avec quelqu'un pour une fois." poursuit la femme.
"ça ferait que j'aurai pas à fouiller dans la poubelle. Son putain de ticket y est."
Le ton a changé. Sur la défensive? Un peu. Le regard le confirme : cette femme a une certaine emprise, ou est-ce de l'influence, sur le patron. Mais une chose paraît sure : ce n'est pas sa femme ou quelque chose dans le genre.
"Donne-lui, je te dis," insiste la femme. "Tu perdras plus de temps à discuter avec lui qu'à fouiller dans ta poubelle".
Le patron se baisse derrière son comptoir en grommelant quelque chose d'inaudible puis tend un bout de papier froissé au clodo. Celui-ci le prend puis, comme tout à l'heure, s'en va sans un mot.
Enfin! Je vais pouvoir acheter ces putains de clopes.
"Je voudrais deux paquet de ..."
"C'est pas mon ticket." Aboie le clodo, de nouveau planté devant moi.
"Bon maintenant tu fous le camp," réplique le patron, non sans avoir jeté un coup d’œil furtif vers la femme qui, pour le coup, ne dit rien.
"Mon numéro commence pas 9. C'ui-là il commence par 4. C'est pas mon ticket. Rends-moi..."
Pan! Pan!
Silence.
Putain de merde!
Le clodo est à terre, sa tête explosée, une marre de sang se formant autour de lui.
Le patron tient un pistolet encore fumant. Après ce qui semble une éternité, il se dirige vers la porte, jette un œil dehors et baisse le rideau de fer. Puis il déclare d'une voix étonnamment calme :
"Bon voici le topo. Lui, c'était un pauvre type qui savait pas quoi faire de sa vie à part se saouler et jouer quand il reçoit son RSA." commence-t-il en désignant de son flingue le clodo à terre.
De son autre main il montre un petit bout de papier et dit : "Et ça c'est 50 millions d'euros."
"Son ticket de loto" conclut la femme.
"Voici ce que je vous propose. Nous sommes trois. On se partage le pactole et tout se termine bien pour tout le monde."
"Sauf pour lui," je lâche en désignant le pauvre clodo gisant à terre dans une véritable marre de sang maintenant. J'ai un peu retrouvé mes esprits, je me demande comment. "Non merci, je voulais juste acheter des clopes. Je vous laisse. Je vous jure que j'ai rien vu."
"Et ça c'est mon flingue", insiste le patron en pointant l'arme sur moi. "Je l'ai car je me suis juré de m'en servir pour ne plus servir de garde-manger aux braqueurs. Et vous savez quoi? Avec ce fric, je ne servirai plus de garde-manger aux braqueurs."
"Mais sans moi vous avez encore plus de fric. Laissez-moi..."
"Ne sois pas stupide chéri." La femme cette fois-ci. "Tu sais bien qu'il ne te laissera pas partir comme ça. Sois tu es complice de ce qui vient de se passer soit tu es victime."
"Réfléchissez" dit le patron. "Personne ne saura rien de ce qui s'est passé. Lui n'a pas de famille, personne qui s'inquiète de ce qu'il devient. On le fait disparaître et l'affaire est réglée. Vous par contre, si vous disparaissez quelqu'un va finir par s'inquiéter. Je me trompe? Une enquête sera faite tôt ou tard. Je préfère éviter ce genre de problème si je peux, même s'il y a peu de chance qu'elle s'oriente vers moi. Mais si vous refusez d'être raisonnable, je n'hésiterai pas à courir le risque."
"Et surtout," enchaîne la femme, "un truc qu'il a en tête mais qu'il te dit pas. En tant que gérant, il peut pas prendre le risque d'empocher officiellement l'argent. ça peut éveiller des soupçons. On n'a jamais vu un patron de tabac gagner au loto. Tu feras un gagnant idéal."
"Mais pourquoi pas vous du coup?" lui dis-je. C'est fou les ressources mentales qu'on peut déployer à proximité d'un danger immédiat. "Vous aussi vous pouvez jouer le rôle d'une gagnante"
"Parce que je ne suis même pas censée être ici."
J'essaie de réfléchir le plus rapidement possible.
"Mais qu'est-ce qui me dit que vous ne me tuerez pas quand-même, une fois l'argent récupéré?"
"Rien à part ma parole." répond le patron. "C'est un risque que vous allez devoir courir. Une menace permanente qui planera au-dessus de votre tête."
"Je pourrai me barrer très loin une fois que vous me lâchez d'ici."
"N'y pensez même pas. Sylvie que voici vous retrouvera. Croyez-moi, elle sait s'y faire." Un sourire vers la femme.
Mais sur quel genre de gens je suis tombés?
"15 millions d'euros, ça se mérite mon vieux. Il y a un prix à payer."
"Mais je les veux pas vos 15 millions."
Je suis au bord de la crise de nerf. Je suis dans un rêve. Non! Un cauchemar. Je vais bientôt me réveiller. C'est obligé. Tout ça a l'air tellement absurde.
"Désolé, c'est à prendre ou à laisser." presse le patron. "Vous finissez comme lui ou vous finissez comme moi. Assassiné et pauvre ou assassin et riche. A vous de choisir."
Et dire que tout ce que Je voulais c'était juste acheter des clopes, rentrer chez moi, prendre une bonne douche, commander une pizza et m'affaler sur mon canapé devant ma télé.
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