Dakar
Toutes ces choses qui lui sont désormais données de faire sans elle, comme déambuler dans les rues de la Ville, dîner dans un restaurant qu’elle aimait, revenir dans la région où elle habitait, cuisiner un plat qu’elle réussissait immanquablement et qu’il rate à chaque fois, utiliser un mot qu’elle prononçait souvent, toutes ces choses, il les laisse derrière lui.
C’est terminé, maintenant. Tout a vieilli.
Parfois encore, certains de ses mouvements le traversent, certaines de ses attitudes, pire, certains de ses mots. Ça le traverse, il hérite tout cela d’elle, c’est elle en lui, elle vient l’habiter quelques secondes supplémentaires et il perd le contrôle. Et puis un jour, il ne sait pas le dater précisément, un jour ce besoin de penser à elle, ce besoin lui passe, il l’oublie pour ainsi dire, il ne la voit plus dans ses gestes, ne l’entend plus dans ses mots. Oubliée.
Oubliée, oubliée, il exagère ! Bien sûr elle est là, quelque part, elle habite sa vie mais en sourdine. Une belle idée d’oxymore : Colette en sourdine.
Ce jour de vaccin, il y pense à nouveau. Il y pense car il va revenir dans ce pays découvert grâce à elle et, lorsque l’aiguille entre dans sa peau juste au-dessous de sa manche retroussée, dans cette petite pièce un peu lugubre où règne une infirmière blasée qui passe en revue ses nom prénom et âge avant de décapuchonner l’aiguille, lorsque le liquide force son passage dans la chair rose de mon bras, il réalise que la dernière fois qu’il a vécu un moment similaire, Colette était encore vivante, Colette était encore pétulante, Colette était encore irritante.
C’est terminé, maintenant. Tout a vieilli.
Pendant que ses anticorps, un à un, petits soldats invisibles, se préparent à faire face à une hypothétique attaque de fièvre jaune, les jours passent et le musée de Dakar reçoit la photo. Celle de Maxime Entural, qui, parmi quelques autres, a remporté l’adhésion du jury. Avant qu’elle leur soit envoyée, il insiste pour voir le résultat de l’impression sur alu Dibond. Il se déplace et prend le temps de l’examiner. Caprice de photographe, ou plutôt besoin de maîtrise absolu. Il n’affectionne pas particulièrement ce matériau, mais l’alu Dibond semble la meilleure solution pour faire voyager une photo sans l’abîmer. Avec beaucoup de papier-bulles autour, et du gros scotch. Le grand portrait est impeccable, les noirs sont nets, les blancs n’ont pas jauni et il ne distingue pas d’aberration chromatique. Satisfaction. Quelques jours plus tard, Maxime fait le même trajet que sa photo. Après cinq heures de vol, il atterrit à Dakar et coche dans sa tête une première fois supplémentaire. L’angoisse le mord, la plaie maternelle n’est pas cicatrisée, il entrevoit qu’elle ne se refermera sans doute jamais totalement et se demande pourquoi cela fait toujours aussi mal, dix ans après. Pourquoi ? Et d’un ton fatigué, il se répond : à cause des circonstances, sans doute.
Et puis il y a autre chose.
Il est déjà venu au Sénégal avec elle, grâce à elle, à cause d’elle. Comment le dire exactement ? Il cherche les expressions, les façons d’exprimer. Aujourd’hui il revient dans ce pays alors qu’il est un adulte accompli, un photographe reconnu, et pourtant un fossé profond sépare l’image qu’il donne à voir de sa réalité intérieure.
Il revient dans ce pays et n’oublie pas ce qui s’y est passé vingt ans auparavant. Impossible.
Pour preuve, lorsqu’on sélectionne sa photo et qu’on l’invite à se rendre sur place pendant les trois jours que couvre l’événement, beaucoup de souvenirs surgissent instantanément. Des sortes de flashs assez courts, assez brefs, très précis. D’autres sortes de photographies restées dans sa mémoire, dans un endroit intact. Des polaroïds que son esprit crache à sa guise, comme une machine folle. Il ne maîtrise pas leur mouvement, elles réapparaissent selon leur propre rythme, selon leur propre désir et à n’importe quel moment de ses journées ou de ses nuits.
Et ce jour-là, alors que le vernissage bat son plein, la plus frappante apparait, frontale et obligatoire dans sa domination.
Alors, les images et les temps se superposent : il voit la salle du musée en contrebas, les invités avec leur verre à la main, agglutinés dans la pièce principale, qui regardent les photos exposées et derrière eux, après les immenses baies vitrées, après les rochers gris dans le soleil d’après-midi, il y a l’océan Atlantique, immense. Maxime vit alors dans une surimpression : la photo que ses yeux forment est celle du vernissage, celle de sa présence dans cet endroit. Cependant il y a aussi, en transparence, ce cliché de la longue plage de sable blond, des algues échouées. Et lui qui court, léger.
Quand a-t-il vécu ce moment ?
Dans la salle du musée, la température commence à monter, tout comme le volume des voix. Maxime transpire. Sur l’image qu’il entrevoit, il pleut fort, une sorte de mousson, et ses vêtements sont trempés. Les deux espaces, le présent et le passé, se rejoignent dans cette sensation : la chemise en lin colle à sa peau.
Il regarde les visiteurs de l’exposition qui vont et viennent entre les salles, mais sa vision se trouble. Un trou s’est ouvert, là, sous ses pieds. C’est fugace, mais il reconnait. Il sait, à présent.
Il n’est pas question, dans ce voyage, de l’angoisse nostalgique d’une première fois sans Colette. Non, il ne s’agit pas d’ajouter à la déjà longue liste une nouvelle fois sans elle. Il s’agit plutôt d’une autre fois, une première fois.
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