Elle, moi et... un cadavre ?!

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Je me stationnai à proximité du lieu de rendez-vous. Cet entrepôt désaffecté donnait la chair de poule ! De grosses nappes de pluie s’abattaient sur le pare-brise de mon Picasso, dont le moteur ronronnait doucement. Le chauffage soufflait dans un vrombissement assourdissant, cherchant à faire fuir en vain la buée qui brouillait les vitres, tandis que le poste jouait du Pink Floyd. Seule sur cet immense parking déserté depuis des lustres, dont les marquages partiellement effacés rappelaient à quel point ce lieu était fréquenté autrefois, j’attendais ma passagère. Ou plutôt, ma compagne de route ! C’était mon premier Blablacar. J’avais un peu plus de 140 kilomètres à parcourir pour rendre visite à ma famille, et bien évidemment, l’essence coûtait un bras. Il m’était donc apparu comme judicieux d’inviter quelqu’un à partager les frais contre une arrivée à bon port. J’avais reçu la demande d’une jeune femme nommée Alice, qui avait besoin de se rendre à quelques kilomètres de ma destination. Étant peu sociable, je ne me voyais pas prendre davantage de passagers qui m’auraient tapé la causette pendant deux heures. Alice venait de créer son profil et m’avait expliqué qu’elle devait impérativement se rendre au chevet d’un proche gravement malade. J’avais donc accepté, même si son profil était vierge. Quelle erreur... Plongée dans mes pensées, dissociant en raison de la pluie, j’émis un sursaut qui fit trembler la voiture lorsqu’on toqua à ma vitre. Je découvris le charmant minois d’une femme aux cheveux de feu, les lèvres étirées dans un somptueux sourire. J’abaissai ma vitre.

— C’est toi pour le coivoit' ? me demanda-t-elle d’une voix mélodieuse, émettant un faible brouillard de monoxyde.

— Yup. Alice, c’est ça ? Allez, grimpe, on a de la route.

Je ne pus m’empêcher de l’admirer sous toutes ses coutures. Ainsi, emmitouflée dans son grand manteau avec une capuche en fausse fourrure, elle ressemblait à une poupée de porcelaine. Elle désigna l’arrière du véhicule d’un pouce verni de noir.

— J’ai un bagage assez lourd et encombrant, je peux le déposer dans ton coffre ?

— Bien sûr ! répondis-je, joviale, avant de me détacher. Besoin d’un coup de main ?

Je vis son visage pâlir et ses yeux prendre des proportions démesurées, comme si je venais de lui braquer une arme sur la tempe. C’était bien la première fois que je voyais quelqu’un réagir ainsi ! Je lui proposais simplement mon aide, pas de lui briser la nuque.

— Non… non, ça va aller ! bredouilla-t-elle en se voulant convaincante.

J’approuvai d’un mouvement de tête et l’attendis. Le coffre s’ouvrit doucement dans son habituel grincement, puis tout à coup, je sentis qu’on y glissait quelque chose de très lourd. Je jetai un œil dans mon rétroviseur intérieur et vis le visage de ma passagère, qui, après s’être essuyé le front, m’adressa un sourire tremblant.

— On peut y aller !

***

Le voyage était agréable. On engloutissait les kilomètres en discutant de tout et de rien. Alice était lumineuse et pleine de vie. Elle dégageait ce doux parfum floral dont je me délectais avec appétit. Elle avait une passion pour le cinéma d’horreur, tout comme moi, et adorait la vision qu’avait Friedkin du grand écran. J’étais indiscutablement sous le charme. Alors que nous roulions sur la voie rapide, je pris la sortie vers une aire de repos afin de me rendre aux toilettes. Je la vis se dandiner sur le siège et regarder dans toutes les directions, en alerte. Elle semblait mal à l’aise, comme si la chaleur de l’habitacle était devenue étouffante et que sa ceinture la retenait prisonnière.

— Tu as besoin de faire une pause ? me demanda-t-elle presque sur un ton de reproche.

Nous étions pourtant dans les clous… On avait même de l’avance ! Ne comprenant pas ce qu’il y avait d’embêtant là-dedans, je haussai les épaules.

— Oui. Je vais juste passer au petit coin, lui souris-je.

— Est-ce que ça t’ennuie de faire vite ? me demanda-t-elle brusquement, en me saisissant l’épaule d’une main ferme. Désolée… reprit-elle, rougissante, j’ai vraiment hâte d’être au chevet de ma tante. Cela fait des années que je ne l’ai pas vue, et j’aimerais profiter du temps qu’il lui reste…

Je fis donc vite. Mais alors que je revenais vers la voiture, qui était stationnée à quelques pas de la station, je vis ma passagère la tête dans le coffre. Elle étirait la plage arrière, masquant totalement le contenu. Lorsqu’elle me vit arriver, elle esquissa un sourire forcé en prétextant que ce « petit détail » la dérangeait. Je ne posai aucune question et nous reprîmes la route.

***

Alice semblait plus détendue. Elle m’expliqua que sa tante avait un cancer en phase terminale, et que ces deux-ci ne s’étaient pas vues depuis belle lurette en raison d’un différend familial absurde. Une histoire d’argent, apparemment. Nous approchions d’un péage lorsque je la vis se morfondre sur le siège, comme si elle s’était tout à coup transformée en gelée. Elle échappa un « merde » dans sa barbe et se remit à gesticuler.

— Tu as la phobie des péages ? plaisantai-je.

— Il y a des contrôles de police, ici ? me demanda-t-elle brusquement.

— Rarement. C’est surtout au niveau des douanes. Pourquoi cette question ?

— Comme ça. Prend la file la plus rapide et poursuivons.

Elle était vraiment étrange… Possédant le badge de télépéage, ce fut rapide, à son grand soulagement. Notre voyage se poursuivit tranquillement, et au fil de nos conversations, mes questions quittèrent mon esprit. Il y avait une forme d’alchimie entre elle et moi, comme si nous nous connaissions depuis un bail. Elle se permit même de me surnommer « poulette » et de complimenter mes traits ! Mais ce doux moment fut de courte durée…

***

Je me mis à ralentir en voyant la voiture de police garée aux abords de la route. Nous étions proches de la destination d’Alice. L’un des policiers, baraqué, les mains sur les hanches, leva la main et me fit signe de me stationner. Tandis que j’enclenchais mon clignotant, je sentis les ongles d’Alice se cramponner à ma cuisse.

— T’arrêtes pas…

— Et puis quoi encore ? C’est une familiale, cette caisse, je pourrais jamais les semer… Puis je tiens à mon permis !

Ses ongles me firent mal. Je me tournai vers elle et fus frappée de stupeur. Son visage n’avait plus rien de charmant. Il était froid et mauvais, ses yeux s’apparentant à ceux d’un fauve affamé.

— Y a un cadavre dans ton coffre, alors trace…

— Quoi… ?

Trop tard. Nous étions déjà au niveau des policiers. La tension était palpable tandis que l’on me faisait souffler dans l’éthylotest tout en consultant mes papiers. Alice était fébrile. Tout autant que moi, d’ailleurs. Allons, il n’y avait aucune raison qu’ils fouillent ma voiture… Lorsque les policiers me remercièrent et me rendirent mes papiers, j’eus un discret soupir de soulagement.

***

Je roulai excessivement vite, explosant mon compteur. Lorsque Alice m’indiqua l’endroit où m’arrêter, je ne pris pas le temps d’étudier mon environnement et la laissai quitter mon véhicule, priant pour qu’elle se hâte. Dans mon rétroviseur intérieur, je la vis sortir la housse mortuaire du coffre et éprouvai un frisson. Elle revint vers ma vitre et me fit un clin d’œil.

— Merci pour ta rapidité, poulette ! Tu m’as sauvé les miches. Et… ça reste entre nous, hein ? Je voudrais pas qu’il t’arrive des problèmes. T’as mon numéro, si jamais t’as envie de m’appeler…

Je mis le pied au plancher et retrouvai ma famille. Plus tard, je reçus une notification de Blablacar. Alice venait de m’attribuer la note maximale avec un commentaire qui glaça mon sang.

« Chauffeuse rapide et discrète ! Je n’hésiterai pas à te recommander à mes connaissances :). »

Je désinstallai l’application et bloquai le numéro d’Alice.

Blablacar, pas pour moi !

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