La Saga d'Arnfeld Chausse-Montagne
Il y avait un homme qui s’appelait Arnfeld, fils de Hallvard et de Berra, et que l’on appelait Chausse-Montagne. Il avait gagné ce surnom à force de parcourir les dents de pierre qui encerclaient le fjord pour veiller sur cette partie de la Norvège. Arnfeld était grandement renommé dans la région, et chaque fois qu’il redescendait de ses montagnes, c’était pour rapporter du bois pour le feu du banquet ou le fruit de ses récoltes pour la joie de ses semblables. Et, parfois, il sauvait son clan d’une bête féroce ou d’un ennemi cruel.
Arnfeld n’était pas le plus grand des hommes, mais son bras était inébranlable et son œil était vif. Ses richesses étaient vastes et nombreuses, car au fil de sa vie, beaucoup avaient voulu le défier dans des paris amicaux perdus d’avance, et nombre de rois, de jarls et de barons en devenir avaient voulu s’attirer les faveurs du fils d’Hallvard et de Berra. Arnfeld jouissait ainsi d’un cercle d’amis s’étirant sur de nombreux fjords et même dans les lointaines terres de Suède, et tous venaient de temps à autres lui rendre visite, pour entendre le récit de ses dernières prouesses.
Toutes celles et ceux qui venaient ainsi à passer dans le fjord avaient forcément entendu sa chasse du grand ours Vidabjörn, qui avait terrassé vingt bons guerriers tout juste rentrés d’Angleterre. Ces mêmes oreilles curieuses avaient forcément perçu le récit de la meute de loups rôdant au creux du rocher de Tyr, et dont la férocité empêchaient les marchands d’atteindre son village, jusqu’au jour où les flèches d’Arnfeld mirent un terme définitif aux tempêtes de griffes et de crocs. La bravoure d’Arnfeld était incomparable, mais sa sagesse l’était plus encore, car il savait que la vie était plus précieuse que toute les morts qu’il causait par la pointe acérée de ses flèches. Jamais il ne prenait son arc pour le plaisir ou par ennui, de même qu’il ne chassait jamais lorsque cela n’était pas absolument nécessaire. Ainsi, il ne traqua le grand Vidabjörn que parce que celui-ci avait fait son repère près du campement où s’arrêtaient les navires marchands. De la même façon, il ne chassa la meute du rocher de Tyr que pour permettre aux siens de survivre un hiver de plus. Le reste du temps, il surveillait pour son jarl les frontières de ses terres, ou cultivait le fruit de sa propriété, car toujours il respectait les choses naturelles et jamais ne montrait d’arrogance face à la vie.
Quoi qu’il en soit, ce fut sa dernière aventure qui lui valut sa plus grande renommée, alors que les cheveux d’Arnfeld avait pris la couleur de la neige qu’il foulait toujours si habilement. Comme toujours, sa chasse n’était dictée par aucun plaisir ni goût pour la violence, mais bel et bien par la cruelle nécessité d’un hiver trop rude après un printemps trop aride. Le clan d’Arnfeld voyait ses maigres réserves diminuer à vue d’œil, et la famine menaçait les familles nombreuses et les estomacs déjà affaiblis. Et au milieu des tempêtes de neige, seul Arnfeld pouvait trouver la nourriture qui permettrait au clan de passer l’hiver. Alors le jarl demanda à ce dernier s’il existait un animal suffisamment grand pour les nourrir tous pendant longtemps, et Arnfeld se mit à réfléchir. Il connaissait toutes les bêtes de la région, car souvent il les observait pour leur beauté. À contre-cœur, Arnfeld sut qu’il devrait pister la plus grande créature qu’il connaissait, mais aussi celle qu’il affectionnait le plus : le grand renne blanc Storvidur. Celui-ci était immense, même pour les géants de sa race qui arpentaient les étendues glacées du fjord. Aucun chasseur ne s’était essayé à le traquer, car Storvidur était réputé pour sa fière férocité et son pas puissant. Mais ce soir-là, Arnfeld sut que pour sauver son clan, il devrait partir sur les traces du renne majestueux. Il prit son arc et ses flèches, s’emmitoufla dans de grands vêtements chauds et partit affronter le blizzard, ne laissant dans son sillage que les espoirs des siens et la peine de le voir risquer ainsi ses derniers jours.
Cela faisait plusieurs jours et plusieurs nuits qu’Arnfeld était parti chausser les montagnes, et les vivres du village venaient désormais à manquer. Dans la grande salle commune, le jarl s’inquiétait pour son vieil ami. Les sourcils du seigneur grattaient le sol tant il les fronçait, et sa bouche était si serrée qu’il semblait ne plus en avoir. Tout le monde partageait son air maussade, et le vent qui hurlait de l’autre côté du toit ajoutait au lugubre ambiant.
C’est alors qu’apparut un jeune homme au large sourire et aux yeux lumineux. Il ferma derrière lui la lourde porte de bois de la grande salle, et le foyer qui abritait quelques minutes avant un feu mourant sembla renaître avec passion. Le jarl lui demanda son nom, et le jeune homme répondit que cela n’avait pas d’importance. Alors le jarl lui demanda ce qui était plus important que son nom, et le jeune homme répondit qu’il allait se produire un événement merveilleux, et que tous et toutes lèveraient leurs sourcils dans les airs en le voyant venir. Mais avant, le jeune homme dit qu’il fallait attendre un peu, et qu’il avait une belle histoire à partager pour passer le temps. Le jarl l’invita donc à s’asseoir, l’œil curieux et l’oreille attentive, et le jeune homme chanta ses mots.
***
« Il y avait un homme qui s’appelait Arnfeld, fils de Hallvard et de Berra, et que l’on appelait Chausse-Montagne. L’histoire que je vais vous raconter est celle de son dernier voyage parmi les crocs de pierre qui encerclent ce fjord. Arnfeld était parti chasser une bête magnifique dans les montagnes, espérant rapporter sa viande pour sauver son clan de la famine qui menaçait. Alors Arnfeld gravit les montagnes escarpées, franchit les lacs scintillants et brava le blizzard mordant, en quête d’une piste à suivre. Car oui, le vieil homme traquait le grand renne Storvidur, que personne n’avait osé chasser tant sa beauté était grande et sa fierté dangereuse. Mais Arnfeld savait que lui seul pouvait venir à bout de la bête, alors il chercha dans la neige poudreuse et dans les branches cassées les traces du gigantesque animal. Le vieil homme finit par le débusquer dans l’ombre d’un bosquet de pins, et il reconnut aussitôt Storvidur : son épaisse fourrure blanche comme les nuages, ses bois démesurés, ses sabots durs comme l’acier… Arnfeld fut grandement peiné de devoir prendre la vie de cet être majestueux, mais la survie de son clan dépendait de sa réussite. Caché derrière un rocher couvert de givre, il encocha donc l’une de ses flèches légendaires, visa le grand cervidé, et relâcha la corde. Jamais Arnfeld n’avait manqué sa cible, et cette flèche-là ne lui fit pas défaut. Mais le cuir de Storvidur était trop épais, aussi la pointe acérée ne fit que le mettre en colère. De son œil perçant, il repéra immédiatement le chasseur, et le chargea avec la force d’une avalanche ! Arnfeld voulut se dérober, mais son grand âge le rattrapa aussitôt, et il chut avec fracas dans la neige. Je me souviens de son regard lorsqu’il releva la tête. Il n’y avait pas de peur ni de surprise dans ses yeux, seulement la certitude d’avoir eu ce qu’il méritait, pour avoir trahi son respect pour la vie. Alors Storvidur arriva sur lui, et le choc fit trembler la montagne. Arnfeld était à présent étendu dans la neige, et Storvidur retournait sous les arbres, fier et invaincu.
Mais ce n’était pas la fin pour le vieil homme, car quelque chose de merveilleux se produisit. Un grand corbeau se posa sur son torse, et ses yeux rencontrèrent ceux d’Arnfeld. Alors le corbeau croassa, et la tempête cessa. Le vent hurlant laissa la place à un chant magnifique, et aux nuages épais succédèrent une belle lumière, qui réchauffa les os du vieil Arnfeld. Surpris, il se releva, ne trouvant aucune blessure sur son corps, et découvrit autour de lui le même bosquet de pins, le même rocher couvert de givre, et le même renne majestueux errant entre les branches cassées et la neige poudreuse. Mais derrière lui venait d’apparaître une grande salle commune aux portes innombrables et aux sculptures d’or et d’argent. Celle qui se trouvait désormais devant lui était entrouverte, et il émanait de l’ouverture une musique festive et une lumière réconfortante, alors, curieux, Arnfeld y passa sa tête couverte de cheveux pâles, et il fut aussitôt reçu par celles et ceux qui festoyaient bruyamment autour d’un grand foyer. On lui servit des boissons mielleuses et des pâtisseries richement sucrées. On l’amena devant les flammes pour réchauffer ses vieux os. On le fit danser et chanter, et jouer et rêver. Une grande joie envahissait son cœur dans cette salle où le bonheur était roi. Il vit des visages familiers et d’autres inconnus, mais tous portaient la marque de la grandeur et de la gaieté.
C’est alors que vint vers lui un homme qui semblait aussi vieux qu’Arnfeld, mais dont le regard borgne trahissait une existence bien plus longue que la sienne. Il avait un corbeau sur l’épaule, et un loup à sa droite, et s’appuyait sur un bâton immense qui aurait pu servir de lance. L’homme dit s’appeler Valtyr et accueillit Arnfeld avec fierté dans sa grande salle de banquet, car il ne voulait pas que ce dernier tombe dans le froid, loin de son clan. Arnfeld le remercia donc et demanda quel était cet endroit magnifique. Alors Valtyr répondit que tous ceux et toutes celles qui vivaient dans la vertu pouvaient trouver un abri ici. L’homme lui proposa alors de visiter l’endroit, et Arnfeld accepta le cœur léger. Son regard put ainsi briller devant un pont arc-en-ciel, une fontaine argentée, ou encore une trame aux dessins somptueux. Enfin, Valtyr l’emmena devant un gros coffre d’osier, d’apparence fort simple en comparaison de reste de la salle. Lorsqu’il l’ouvrit, Arnfeld découvrit un lot de grosses pommes, plus grosses que toutes celles qu’il avait pu voir dans sa vie. Mais ce qui le surprit encore davantage, ce fut leur couleur, car ces pommes étaient aussi dorées que les merveilles de la grande salle et aussi brillante que la lueur du foyer. Quand Arnfeld demanda s’il pouvait y goûter, Valtyr répondit qu’il avait inviter le vieil homme dans ce but, car ces pommes avaient la particularité de donner à ceux qui croquaient dans leurs chairs une nouvelle jeunesse. Arnfeld demanda alors ce qu’il avait bien pu faire pour mériter un tel présent. Alors Valtyr se présenta sous un nouveau nom, Fjölnir, celui qui sait beaucoup de choses, et répondit qu’il savait ce qu’avait fait Arnfeld. Il savait que c’était un homme vertueux, qui respectait les choses naturelles et qui jamais ne montrait d’arrogance face à la vie. Il savait aussi qu’Arnfeld était prêt à tout sacrifier pour sauver son clan, et que sa bravoure avait ému tous ceux et toutes celles qui festoyaient dans cette salle. Fjölnir offrit donc une pomme d’or au vieil homme ainsi que la promesse que son clan serait sauvé, et Arnfeld Chausse-Montagne termina ainsi son aventure dans les rires et les chants d’une grande salle de banquet. »
***
Le jeune homme termina son récit, dans le silence admiratif du jarl et de son clan. Même le vent s’était tu pour mieux apprécier le récit fantastique de la dernière chasse du grand Arnfeld. Il y eut des larmes et des sourires, car si tous étaient peinés de voir partir leur ami, ils savaient désormais qu’ils devraient leur salut à sa bravoure. Car au moment où le jeune homme acheva son récit, les grandes portes s’ouvrirent avec fracas, laissant entrer de nombreux voyageurs et marchands, les bras chargés de céréales pour le pain, de légumes pour le potage et de fruits pour le dessert, sans oublier des sacs pleins de sucreries raffinées. Lorsque le jarl demanda d’où venait ces merveilles, les marchands répondirent qu’ils avaient pu apporter de nombreuses marchandises, depuis que leur campement était sauvé du grand ours et que la route menant au village était protégée des meutes de loups. Alors le clan entra dans une grande liesse, se sachant sauvé de la famine, tandis que seul le jarl se tourna vers le jeune homme, et son sourire fut grand et ses yeux humides.
Car le jeune homme croquait joyeusement dans une grosse pomme, et cette pomme était aussi dorée que les sourires de la salle, et aussi brillante que les flammes du foyer.
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