L'affection du ciment
Affection, état affectif, avoir des sentiments de tendresse pour quelqu’un. Pas pour quelque chose, à moins d’avoir, comme moi, un rapport plutôt sensitif à ces dites « choses ».
Ciment, un des constituants du béton, qui par facilité de langage désigne dans le langage parlé, le béton. Une synecdoque en somme (oui, parfois, je me surprends à savoir des trucs).
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Donc avoir un rapport de tendresse avec le béton, mais c’est tout moi ! Cours de dessin et de technologie. Comprendre la technique pour savoir dessiner des plans en A0. Donc s’en bouffer de la techno, à très haute dose. Dix heures de dictée chaque semaine sur des particularités techniques, ça soigne. Et mise en application avec des plans à réaliser, seulement aidé de nos bouquins. Que j’ai gardé, qui sont dans ma bibliothèque, à prendre la poussière. J’ai fait ça pendant des années, à me bouffer de la technique pour la rendre en lignes, exploitables et par l’architecte et par le maçon, en hiérarchisant les informations, faisant ici un détail au 1/50 ou au 1/20, là une insertion paysagère. Décrypter un bâtiment, deviner les structures, les circulations verticales, les passages de fluides, sentir le bâtiment, le ressentir. Faire de la rétro-ingénierie. Deviner l’intention de l’architecte. Comprendre les trames d’axes et les rythmes.
J’ai appris à aimer le béton, à l’école, et ses propriétés, son histoire, ses techniques de mise en œuvre, j’ai vraiment adoré. Il m’est arrivé d’en parler pendant des heures, avec des architectes, le soir, autour d’une bière et en fumant une sèche. Architecte, je ne le serai jamais, et ce n’est pas faute d’avoir essayé, mais c’était sans compter sur mes difficultés à résoudre dans la vie avant d’établir la moindre carrière. Il est des temps où il s’agit d’abord de survivre. Mais j’ai adoré ces discussions, sur les utopies de ces architectes traduites en solidité. Il y a tant, mais tant de philosophie dans le béton, si vous le saviez !
J’ai eu des émotions architecturales dont je chéris le souvenir. Tel détail, telle manière de faire bâti qui m’émeut réellement. J’en ai plein des exemples, que c’en serait trop long d’en faire l’inventaire. J’ai parfois le fantasme fou de pouvoir construire la mienne de maison, et de travailler à la planche ses tournures de béton comme on écrit un texte, comme on peint une œuvre, comme je fais photographie. Travailler les lignes de force, les rythmes, sculpter les volumes de lumière et la façon dont elle arrive et se charge de couleur. C’est pur fantasme, je le sais, pourtant depuis des années, je dessine et redessine cette maison idéale, mélange de béton brut et de bois et de forêt. Et de penser à un architecte brésilien, dont j’ai oublié le nom, tout de béton brut et pourtant si organique.
Parce que le béton, c’est au début de la pâte, que l’on peut mouler à façon et qui prend empreinte de ses banches. Puis, une fois durci, peut être travaillé comme de la pierre et sculpté, révélant alors ses granulats. Ou qui peut être lasuré et donc coloré, lustré. Mal préparé, mal vibré, il en résultera d’affreux nids de cailloux, l’enrobage des fers ne sera pas suffisant et le béton, gonflé par la rouille, éclatera en épaufrures aux traînées rouges le long de façades blafardes. Nous avons appris à détester le béton, oubliant un contexte de reconstruction nécessaire, faisant porter la faute sur les seuls architectes. Et puis le brutalisme aussi, ou l'art du béton brut stylisé, émanation directe de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, même dans ces architectures, des modénatures qui savent jouer avec les lumières et les ombres, apportant des rythmes quasi-musicaux. Souvent, les peintres ou les musiciens ne sont pas loin dans cette façon de faire rythme.
Je déteste certains bâtiments à l’esthétique ô combien douteuse, approximative et préfère de très loin des bâtiments qui assument leur contemporanéité, fussent-ils moches. Sentir leur volume, leur rythme, la façon dont ils s’insèrent dans leur environnement. Pendant des années, j’ai scruté ces dits bâtiments pour les redessiner, puis les photographier. Et à chaque fois, même pour les plus ingrats, les plus laids d’entre eux, essayer de comprendre l’intention graphique de l’architecte, le contexte de leur construction. Comprendre, essayer. Toujours. Et parfois avoir des émotions en décelant un détail.
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