Prologue
Emilie
Pas de notification, pas de message, le téléphone reste affreusement éteint. Pourtant, ses yeux verts pâles ne peuvent s’empêcher d’être attirés par la surface noire. Ils se tournent continuellement vers le rectangle posé sur le bureau, comme hypnotisés. Ils guettent, ils s’impatientent. Les doigts pressent le bouton d’allumage, prétextant vouloir vérifier l’heure. Mais, chaque fois, l’absence de message se fait plus cruelle et la solitude plus oppressante. “ Éloigne cet objet maudit, mets-le à l’autre bout de la pièce et fais cesser ce martyr ” se dit-elle. Elle en est incapable. La jeune femme a besoin de cette présence obsédante, de cette connexion au monde du dehors pour ne pas se sentir totalement cloîtré.
Un éclat de rire transperce le silence du studio. Un groupe de jeunes filles passent devant la fenêtre. Elles doivent avoir dans la vingtaine, sont guère plus jeunes qu’Emilie. La solitaire, prisonnière dans sa cage dorée, les entend discuter et, pendant un court instant, son cœur se serre de jalousie. Elle se penche à la fenêtre et les observe. Elles sont quatre, un sac à la main, certaines tiennent un gobelet en carton dans l’autre. Emilie envie leur amitié, leur conversation oisive qui fait oublier, de façon éphémère, le poids de la vie sur terre. Cette présence joyeuse en bas de l’appartement accentue son isolement. La solitude est parfois recherchée. “Prendre du temps pour soi” est un dicton qui court les rues désormais. On l’entend dans les émissions de bien-être, on le voit dans les publicités et certains l’utilisent comme excuse pour justifier une absence à un événement. Ils profitent alors de ce moment de solitude comme une expérience rare qui permettrait de se ressourcer, de se reconnecter à soi-même. Cela n’est pas le cas de notre protagoniste. Depuis jeune, Emilie craint la solitude. Elle cherche à la fuir par tous les moyens. Petite, elle passait son temps dans les jupes de sa maman, à s’y accrocher comme si sa vie en dépendait, au point d’être surnommée “le petit chaperon rouge”. Elle a mis du temps à comprendre ce sobriquet puis, en voyant les photos d’elle petite, elle l’a accepté : enveloppée dans les amples vêtements de sa maman, elle semblait porter constamment une cape sur elle. Malgré une attention toute particulière de ses amis à son égard, elle se sent poursuivie continuellement par ce mal qui la terrorise. Durant les soirées entre amis ou les repas en famille, elle ne peut s’empêcher de se projeter sur le moment où tous retourneront à leurs occupations et la délaisseront. Son incapacité à profiter du moment présent creuse une entaille profonde dans ses souvenirs. Les photos, dispersées méticuleusement dans son studio, viennent en renfort pour lui rappeler la moindre parenthèse bucolique. Ces témoignages imagés de moments de bonheur attestent qu’elle a vécu, qu’elle a agi, qu’elle a un passé. Le téléphone et, à travers lui, les réseaux sociaux, sont aussi un rappel qu’elle a des contacts. En recevant régulièrement des notifications, elle se croit entourée. Elle a tant d’amis, tant de groupes de discussion, tant de souvenirs partagés. Tout est quantifié et ces chiffres sont rassurants. Pourtant, le téléphone n’est que le mirage d’une pseudo-vie sociale développée.
La jolie brune, dont les épaules légèrement avancées témoignent de cette envie constante d’aller vers l’autre, retourne vers la table basse et allume une nouvelle fois le téléphone, ne s’attendant à rien mais espérant toujours. Au cours de sa jeune existence, elle a rencontré une personne qui lui a permis de se sentir entourée. Un gars. Enfin, pas n’importe lequel : son gars. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle l’a choisi. Lorsqu’il est apparu dans sa vie, elle a eu l’étrange sensation qu’elle ne serait plus seule. Elle s’est alors souvenue du mythe de Platon qui traite de la légende des âmes-sœurs. Il y a bien longtemps, les hommes étaient des boules formées de deux cœurs. Les humains étaient destinés à vivre par deux. Plein d’assurance car vivant en perpétuelle harmonie avec leur complémentarité, ils étaient capables de défier les puissants. Par peur ou par vengeance face à tant d’assurance, les dieux les ont séparés. Depuis, l’homme consacre sa vie à rechercher sa moitié. Il souffre de ce déchirement. Il ressent le manque du second cœur disparu et le désir puissant de se réunifier à lui. Avec Gabriel à ses côtés, car c’est le nom qu’il porte, la quête personnelle d’Emilie prit fin. La solitude fut chassée de sa vie. Pendant une certaine période…
Depuis quelque temps, son téléphone reste éteint. Gab ne répond pas. L’amante lui a pourtant écrit une multitude de messages : des rageurs, des amoureux, des poétiques. A toute heure du jour et de la nuit. Jamais aucune réponse.
Pour être honnête, la jeune femme vibrant d’un amour éperdu n’attend pas de réel signe de sa part. Elle écrit surtout par catharsis. Elle a besoin de cette communication pour défouler son coeur. Tout ce qui lui passe par la tête doit être partagé à celui qui la comprend le mieux. C’est une mauvaise habitude qu’ils avaient prise. Pendant des années ils se sont parlés par messages interposés. Avant, il réagissait. Un « mdr », un like, pas forcément plus mais cela suffisait. La notification violette d’Instagram, verte de la Messagerie ou encore bleue de Messenger accordait satisfaction à l’âme sensible d’Émilie. Le pseudonyme, variant de gab.tln à Mon H, illuminait l’espace d’un instant son visage anxieux. Son cœur faisait un saut dans sa poitrine. Cette notification était l’assurance qu’à ce moment précis de la journée, il pensait à elle. Il lui avait accordée cinq secondes pour lire et lui répondre.
Il est vrai que c’est faible de se réjouir pour si peu, c’est pathétique même. Ce n’est pas avoir beaucoup d’ambition que de se contenter de ce simple geste, qui peut être fait de manière quasi-automatique. Pourtant, Emilie n’en demandait pas plus. Elle était rassurée. La solitude, serpent qui l’enlace continuellement, disparaissait.
Les rires ne se font plus entendre. Emilie est de nouveau tout à fait seule. Son esprit continue de divaguer. Depuis maintenant un mois, elle est coincée dans un monologue sans fin. Bien qu’elle sache pertinemment que c’est fini, c’est plus fort qu’elle : son esprit attend toujours la réponse de celui qui fut sa moitié. L’addiction ne s’éteint malheureusement pas comme une mèche de bougie. Le démon caché en elle imagine une notification, la lui fait miroiter en rêve. Ses oreilles l'entendent presque. Son cerveau accuse le téléphone de ne plus marcher, de le lui dissimuler. Mais cette aspiration ne deviendra jamais réalité. C’est tout bonnement impossible…
Sa conscience le sait, son corps le sait, alors pourquoi ne puit-elle cesser d’espérer ? Il est mort ! Ce n’est pas comme s’il allait répondre du paradis.
Cela fait maintenant trente jours. Il aimait la vie, cela n’était plus réciproque. A 24 ans, elle lui a dit stop.
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