2.2

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Il arrivait. Passé la cattle grid*, la route se rétrécissait encore pour ne devenir qu’une voie mal entretenue. Un serpent noir cabossé, troué, au bout duquel, planté sur un éperon rocheux, se trouvait le phare de Strathy. Les gens disaient qu’il était le plus beau de tous et l’érigeaient en fierté locale. Un fort blanc imprenable embrassant l’océan. Kyle n’y était jamais allé mais connaissait l’exagération de ceux qui aiment. Lui-même ne disait-il pas que celui de Stoer, à quelques encablures de la maison de ses parents, n’avait pas d’équivalent ? Les deux, sans qu’il en soit certain, étaient probablement jumeaux. Une dernière courbe et le Range se gara sur un petit parking. Un autre véhicule patientait aussi.

Blouson sur le dos et bouquet en main, il arpenta le chemin de gravier. Cet endroit l’envoûtait, le transportait dans une autre dimension. L’effet, identique au fil des années, ralentissait sa progression. Il entrait en communion avec ces rochers, cette falaise, ce banc. Alors que rien ni personne ne résidait aux alentours, pour lui, la vie habitait ici. Une vie différente, non palpable ni quantifiable, mais présente. Il ne croyait pas aux fantômes alimentant les légendes Écossaises, il admettait cependant que des esprits puissent rester sur le lieu de leur mort. Il savait son raisonnement contradictoire, ce qui pour un inspecteur n’allait pas dans le bon sens, mais il ne ressentait ce fluide particulier qu’à cet endroit et n’en avait jamais fait état à qui que ce soit, sinon à son frère de cœur. Tout se passait à l’intérieur et irradiait de la pointe de ses pieds jusqu’à l’extrémité de ses cheveux. Une onde le traversait, le réchauffait, l’apaisait, et cela lui manquerait.

Des voix remplies d’amusement se firent entendre, les occupants du véhicule du parking, à n’en pas douter. Que venaient faire ces personnes dans son sanctuaire aujourd’hui ? De quel droit se permettaient-elles d’offenser la mémoire d’Evra et par là même la sienne ? Un frisson de colère parcourut son échine, il pressa le pas, foula l’herbe. Un jeune homme tournait autour du banc en prenant des photos. « Oui, comme ça, penche la tête en arrière et ouvre la bouche comme si tu étais morte », « super cette position avec les bras qui pendent de chaque côté du banc », dit-il en rigolant avant d’appuyer sur le déclencheur de son appareil. Son modèle, une fille accoutrée d’une perruque noire, feignait différentes poses, toutes représentaient les positions possibles d’un corps sans vie. Elle mimait Evra, et son impudeur fit monter la rage de Fearghas. L’empreinte du crime, encore vivace dans les esprits, attirait ceux qui ne se préoccupaient pas de leurs gestes malsains ni de l’immoralité des clichés qu’ils postaient sur les réseaux sociaux. Ils dégoûtaient Kyle. C’est la fille qui le vit approcher à grandes enjambées. Prise d’effroi devant la masse qui avançait, elle se releva et se réfugia dans les bras de son copain. S’ils avaient envie de s’enfuir, la peur les en empêcha mais aussi l’homme encombrant tout le chemin.

– Que faites-vous là ? cria-t-il.

Aucune réponse ne vint. Blottis l’un contre l’autre, les jeunes gens semblaient terrorisés.

– Vous devriez avoir honte de vous amuser ici. Foutez le camp !

La froideur de l’injonction fit son effet, le couple déguerpit sans demander son reste.

Seul, il déposa le bouquet sur le banc puis ses mains serrèrent le dossier avant de le maltraiter. Les crispations de sa mâchoire prouvaient l’agressivité coulant encore dans ses veines, un peu plus et il se jetait sur les jeunes idiots. Souvent ses nerfs prenaient le dessus sur sa raison, se maîtriser devenait un défi quotidien qui bouffait une partie de son énergie. Il en était là de son combat invisible lorsqu’un léger courant d’air l’enveloppa. La chaleur de l’onde l’apaisa dans la minute, il s’assit. D’une poche, il sortit un papier et le déplia. Ses yeux parcoururent les lignes manuscrites, et alors qu’il s’apprêtait à les lire, il chiffonna le document. De longues minutes s’écoulèrent.

« Evra, c’est moi, Kyle… Toutes ces années sans te parler, si tu savais comme c’est difficile. J’avais tant à te dire, mais un je ne sais quoi me retenait et je ne le bravais pas. Je savais pourtant que tu m’entendais comme je sais que tu m’écoutes maintenant. Aujourd’hui j’ose. Là où tu es, tu dois te dire que je ne manque pas d’aplomb, rester muet si longtemps et ouvrir la bouche après vingt ans. Tu as raison, mais tu sais comment je suis… Je t’ai apporté des roses, je me suis dit que tu aimerais leur couleur, tu adorais le rouge. J’ai quelque chose à te dire Evra, j’en suis désolé. C’est la dernière fois que je viens te voir, et je te demande pardon… pour tout ce que je t’ai fait. »

*Sassenach : Saxon en gaélique Écossais.

*Sgitheanach : habitant de l’île de Skye en gaélique Écossais.

*Cattle grid : grille au sol en travers d'une voie afin d'empêcher le passage des troupeaux d’animaux.

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