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James Buclock tourna la molette de mise au point de ses jumelles. Les lentilles balayèrent le paysage avant de se fixer sur une fille allongée sur un banc puis sur son copain. Le gars tenait un appareil photo. Sous son objectif, différentes poses s’enchaînèrent, toutes plus dramatiques que les précédentes. Il devina les rires sur leurs visages. Le sien se déforma en grimaces. Les penchants morbides l’effrayèrent, cette jeunesse ne reculait devant rien pour faire le buzz. Sauf peut-être… Fearghas apparut sur le chemin. Une minute plus tard, le couple s’enfuit à toute jambe. James sourit lorsque leur voiture démarra en trombe.

Il s’avança sur un monticule afin d’optimiser sa vue. La bagnole disparaissait déjà derrière un virage, la plaque d’immatriculation indiquait qu’elle arrivait d’Irlande. Cela ne le surprit pas. Venir ici et se prendre en selfie relevait du folklore, un passage obligé sur la sinistre attraction locale. Les clichés inondaient les réseaux, un site leur était dédiés, Evra’s bench ou un truc comme ça, il ne se rappelait plus. La colère de Kyle lui parut justifiée, lui-même aurait réagi de la sorte. Le connaissant, il se demanda comment Fearghas n’avait pas sauté à la gorge des jeunes, l’homme ayant parfois du mal à se maîtriser, surtout à son égard. Entre eux, les accrochages fusaient, leurs querelles au poste de police entraînaient un orage verbal, ponctué par les coups de tonnerre des portes qui claquaient. Un vieux couple, rigolait-on dans les couloirs, à la différence que James n’occupait les lieux que depuis quelques semaines.

Les premiers jours avaient été compliqués, il ne s’attendait pas à une telle hostilité. Les hommes composant l’équipe l’avaient, dès le premier regard, affublé du nom de sassenach, ce qui dans leur bouche équivalait à une insulte. S’ils pensaient que le nouveau venu n’en discernait pas la portée, la traduction immédiate de James les avait surpris. En retour, les réactions l’avaient décontenancé alors qu’il espérait un peu de respect. Ils ne voyaient dans l’Anglais que mépris, et dans sa connaissance du gaélique que dédain. Ces gars-là pratiquaient le rapport de force comme on tire sur une corde, centimètres après centimètres, le terrain gagné ne se relâchait jamais. Buclock, changeant de stratégie, était entré dans leur jeu en imposant ses directives, et s’il s’enfermait dans son réduit à la moindre remarque, tout était calculé. De la relation houleuse qu’il avait instaurée dépendait sa couverture. Personne ne devait savoir le pourquoi de sa présence à Portree et si certains médisaient dans son dos, cela n’avait aucune importance.

Son appel téléphonique de ce matin à Kyle suivait cette logique. Au poste de police, il avait attrapé son portable alors qu’il traversait l’open space dans lequel se disséminaient les bureaux puis avait composé un numéro. Personne n’avait levé la tête pour le saluer, mais tous avaient tendus l’oreille à ses propos. « Quelqu’un sait où est l’inspecteur principal ? Son portable sonne dans le vide. » Aucune réponse n’était venue, il n’en attendait d’ailleurs pas. Feignant un début de colère, il avait rappelé et laissé un message. « Fearghas, allez-vous répondre oui ou non ? J’ai besoin de vous parler de toute urgence. » Jugeant son courroux visible et son ton assez sec, il avait tourné les talons puis avait disparu. Quarante-cinq minutes plus tard, sa guimbarde avait traversé le Skye Bridge et s’était enfoncée dans les hautes terres.

James avait adopté une conduite en rapport avec la sinuosité du ruban d’asphalte. Il roulait à allure modérée. Pourtant, par deux fois, les roues gauches de son tacot avaient goûté aux bas-côtés inexistants, lui arrachant des mots inavouables. Sa vieille Vauxhall Cavalier, son veau comme il l’appelait, n’aimait pas être maltraitée, et ses suspensions d’origine criaient leur vétusté à chaque nid de poule. Cependant, il en prenait soin, ses parents la lui avaient donné lors de son entrée à l’université. Dans sa famille, la transmission des objets anciens était une tradition. Aucun n’y échappait, les étagères de son domicile londonien le prouvaient. Toutes regorgeaient d’ustensiles en état de fonctionnement mais inadaptés à une vie moderne. Ne tenant qu’à lui, l’ensemble aurait déjà fini chez un brocanteur. Son père, ancien policier, lui avait aussi transmis la rectitude de son esprit, à la différence que les raisonnements du « Old guard » s’encadraient d’œillères. Pour lui, chaque catégorie d’homme ou de chose sortait du moule carré qu’il imaginait, et le millimètre qui dépassait était le millimètre de trop. James s’estimait chanceux d’avoir échappé à cette partie du legs. Sa mère, fatiguée des bornes de son mari, l’avait planté un soir d’hiver. Une tangente préméditée de longue date, mais accomplie lorsque son fils, sa fierté, avait été nommé sergent dans un poste près de Hyde Park. Pas avant. Souvent il se demandait comment elle avait pu tenir autant d’années. Ils s’appelaient parfois. D’elle, il avait hérité ses talents de cordon bleu et de la patience dont elle savait faire preuve pour l’élaboration de certains plats. James ne rechignait jamais à se mettre en cuisine afin de les copier puis de les déguster. Son corps, aux travers des petits bourrelets de son ventre, le démontrait.

Son ascension au sein du poste de Victoria Embankment s’était faite sans coups d’éclats jusqu’à l’obtention du grade de lieutenant suivi d’une mutation dans le quartier d’Elephant and Castle. Là, son caractère de déduction avait fait merveille lors de résolutions d’affaires de meurtre. Quatre au total, avant qu’un homme ne vienne le voir. Son apparence froide l’avait troublé, de même que sa proposition. « À prendre ou à laisser, vous avez dix minutes pour me donner votre accord. Passé ce délai vous ne me reverrez plus », avait dit le glaçon. James n’avait pas hésité. Pas de femme ni d’enfant, de rares conquêtes amoureuses, rien ne le retenait dans ce quartier difficile, si ce n’était la solide amitié qui le reliait au reste du groupe. Il leur avait dit adieu un jour de juillet 2016, depuis, il parcourait la Grande-Bretagne afin de dénouer des cold case délicats. Ice man, comme il l’appelait, ajoutait au contrat un appartement avec parking souterrain dans Kensington et un salaire confortable. Le package lui convenait doublement, il disposait d’un endroit pour garer sa Cavalier et de revenus lui permettant d’acheter les ingrédients nécessaires à la confection de petits plats. À vrai dire, il n’en profitait pas vraiment, son patron demandait en contrepartie une disponibilité de tous les instants et un rendement conséquent. Parfois, la pénibilité de son job lui pesait, travailler sous couverture avait des avantages mais aussi des inconvénients. Aux premiers de ceux-ci, il regrettait l’absence d’amitié découlant de ses différentes missions et de la perception que les gens avaient de lui. Le schéma de l’empêcheur de tourner en rond se répétait quasi systématiquement, et s’il en maîtrisait les ficelles, que n’aurait-il donné pour les couper.

Un ultime engagement, avait-il pensé en acceptant le travail, après, il raccrocherait. Ice man essayerait de le retenir mais James ne reviendrait pas sur sa décision. La lassitude éliminait autant son envie que sa méfiance, la mort avait ricané à ses oreilles lors de son dernier job. Hors de question de revivre une telle situation. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il ferait ensuite, mais son matelas de pounds amortirait plusieurs mois de vacances.

Il reprit sa surveillance. Kyle s’assit et apparut de profil. Immobile, tête haute, regard sur l’horizon, seules ses lèvres psalmodiaient. James ne put y lire ce qu’il récitait. Un soudain coup de vent attira son attention. Le col du blouson de l’inspecteur se souleva, à ses côtés, le bouquet de rose égrenait ses pétales rouges au courant d’air tourbillonnant par rafales. Le tableau saisit Buclock. En bordure, l’existence se manifestait en limbes s’envolant, au centre la mort prenait les traits d’un homme figé, alors que la toile de fond s’agitait en flot bleu. La vie se refermait en tenaille sur le noyau de l’image, pourtant un truc clochait. Elle n’atteignait pas l’assise, au contraire, le point axial rayonnait et repoussait au loin les éléments voulant prendre sa place. Et ce vent… il ne soufflait qu’autour du banc, nulle part ailleurs. Tout se brouilla. Le périmètre enveloppant Fearghas s’élargit en cercles excentriques, puis, butant contre un mur invisible, revinrent en leur cœur. L’effet, aussi bref fut-il, le déstabilisa. Lui qui ne reculait jamais, fit un pas en arrière. Que se passait-il ? Rien de logique ni de cohérent. Son esprit cartésien prit le dessus afin de démêler l’irrationnel. Il pensa d’abord à un phénomène météorologique, mais aucun support ne l’étaya, ensuite à ses yeux lui jouant un tour. Quoi d’autre ? Non, impossible. Ses derniers examens, autant physiques que psychiques, passés avant de prendre ses fonctions à Portree, ne révélaient qu’un parfait état de santé. La solution à ses réflexions se trouvait ailleurs mais tout cela n’avait ni queue ni tête et allait à l’inverse de son raisonnement discursif. James ne put s’y résoudre. Pour s’en convaincre, il porta de nouveau les jumelles à ses yeux et scruta le banc. Un frisson parcourut son échine. L’évidence s’étala sous ses yeux. Fearghas n’était pas seul !

Une onde le suivait alors qu’il empruntait le chemin du retour.

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