13.2

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Éric passa dans la cuisine et se prépara un jus. Avant de descendre dans son antre, il fit un détour par son bar où une série de bouteilles de Jack s’impatientaient. Il prit l’entamée puis disparut dans le noir du sous-sol. Là, en lieu de l’ancienne réserve à charbon, se trouvait un bureau sur lequel ronronnait un ordinateur et, dans un coin, un canapé clic-clac servant de lit. Lumière allumée, il posa la cafetière italienne et la bouteille puis s’installa derrière le clavier.

« Va dormir ! » lui avait dit Yves. Quel con ! Dormir c’est bon pour les faibles, lui avait du boulot. Puisque le capitaine cadenassait tout, il agirait seul, et cela commençait dans l’obscurité de sa cave. En cinq ans, Éric avait retranscrit une partie des dossiers non résolus de sa longue carrière, et si l’opération flirtait avec l’illégalité, il s’en foutait. Son temps libre passait à les compulser, à les décortiquer. Cela ne menait à rien, et les heures octroyées aux recherches rongeaient son repos, mais pas aujourd’hui. Son travail allait porter ses fruits, un truc venait de se déclencher, son flair ne le trompait pas. Contre vents et marées, il progresserait jusqu’au bout, quelles qu’en soient les sanctions. Deux mots de passe déverrouillèrent le serveur. La souris se déplaça sur le fichier remisé depuis longtemps : « Conwell ».


Evra Conwell, épouse Fearghas, née le 21 mars 1968 à Portree (île de Skye, Écosse) d’un père fonctionnaire territorial et d’une mère au foyer. Marié à Kyle Fearghas le 14 septembre 1993, inspecteur de police à Portree (île de Skye, Écosse). Études de lettres à Édimbourg, intègre le ministère des Affaires étrangères d’Écosse en novembre 1993. Naissance de sa fille, Ayla Conwell, en mars 1995. Mutation au consulat de Bordeaux en avril 2001. Détient des terres ancestrales au nord de l’île de Skye (Écosse) et un château (ruine) du nom de Duntulm. Assassinée le 09 mai 2003 à Strathy (Highlands, Écosse). Scotland Yard a conclu à un homicide crapuleux.


Éric savait que le crime n’avait rien de crapuleux. Une exécution, voilà ce que c’était. Les flics écossais avaient bâclé leur job et n’avaient pas tenu compte de son témoignage lorsque l’un d’eux était venu le voir à Bordeaux. Durant l’entrevue, tout en tenant secret un morceau de l’histoire, il avait égrené un à un les faits qui selon lui impliquaient un truand anglais, des seconds couteaux bordelais et des documents que possédait Evra Conwell. Le type en face de lui, tiré à quatre épingles dans son costard, avait argué qu’une simple employée d’un consulat de zone ne pouvait avoir accès à des papiers compromettants, et que le reste concernait la police française. Sur ce, le rosbeef avait pris congé sans emporter une copie du dossier que lui destinait Blanchart. Face à son arrogance, c’est sous une pluie de noms d’oiseaux que l’Anglais avait rejoint son taxi avant de disparaître.

L’inspecteur, calé au fond de son siège but une gorgée de café amalgamée de whisky. Il ferma les paupières le temps de se replonger dans l’affaire de cette jeune femme aux yeux d’un bleu irréel.


Tout avait commencé par un accrochage près du Parc Gambetta, un soir de mars 2003. Et si ce n’étaient les deux coups de feu qui avaient suivi, Éric et Yves n’en auraient jamais rien su. Les balles s’étaient fichées dans le dossier de la banquette arrière d’une Citroën, proche d’un siège auto qu’occupait une petite fille de huit ans. Sur place, alors que les inspecteurs redoutaient une crise de nerfs de la mère, ils s’étaient, au contraire, heurtés au calme anormal de celle-ci. À leurs questions, elle ne répondait qu’en anglais, et toujours à côté de la plaque, ce qui avait attiré l’attention d’Éric. À cela s’ajoutait le fait que la jeune femme travaillait au consulat Écossais. Blanchart en avait tiré plusieurs scénarios, mais le lendemain, le bureau du préfet avait mis fin aux investigations sans explications. Point final avait-il pensé, jusqu’au moment où, deux jours après la fusillade, Evra avait déboulé dans le bus qui le ramenait chez lui.

Sa petite fille dans les bras, elle s’était assise à côté de lui, ses yeux bleus transpiraient la détermination. Dans un français impeccable, elle avait demandé qu’il garde Ayla quelques heures, puis avait disparu à l’arrêt suivant. Effaré, Éric n’avait su que dire ni que faire pour la rattraper, encombré qu’il était d’une enfant dont le sourire et l’azur des iris l’envoûtaient déjà. Chez lui, il avait appelé Yves, son collègue avait rappliqué dans la demi-heure. Éric ne se souvenait plus ce qu’ils s’étaient dit, ni toutes les questions qui leur étaient passées par la tête, mais ensemble, ils avaient décidé de laisser une journée à la mère de la petite avant d’avertir les services sociaux. Par ce geste, tous deux enfreignaient la loi, d’un regard, ils avaient scellé un serment muet.

Ayla, par sa petite voix, avait comblé le vide de la maison. Elle avait parlé un peu de son père qu’elle ne voyait pas souvent, beaucoup de ses terres perdues sur une île dont elle écorchait le nom. Ses histoires parlaient d’honneur, d’amitié, de châteaux, de fantômes. Éric, subjugué, n’avait pas quitté l’enfant des yeux, il avait lu en elle la même opiniâtreté que celle de sa mère.

À 16.00 heures, le carillon de sa porte avait sonné. Evra s’était engouffré sitôt le battant ouvert. Hors d’haleine, elle avait fait signe à sa fille de la rejoindre, puis avait adressé un merci et une bise à Yves et Éric. Ayla les avait serrés dans ses bras, cinq secondes après, toutes deux disparaissaient, les laissant abasourdis. En se retournant, ils avaient trouvé un mot sur une table :

« Je n’ai confiance qu’en la police française, désolée de vous avoir causé de l’embarras. Merci pour tout. »

La nuit suivante, en apprenant qu’elles avaient rejoint l’Écosse sous un faux nom, Éric avait repris ses investigations. Après tout, si le préfet ne voulait pas prolonger les recherches d’informations, l’enquête n’en était pas pour autant close. Il avait touché deux mots sur ses intentions à Yves, espérant son aide, mais son collègue avait refusé. La connerie de l’après-midi suffisait. C’est donc seul qu’il avait rencontré un de ses informateurs, et c’est de sa poche qu’étaient sortis les nouveaux billets de cent euros afin de le rémunérer. Trois au total. Le surlendemain, son indic lui avait filé un rencard.

« D’après ce que j’ai glané, il s’agit d’un Lord anglais de passage à Bordeaux pour affaires. J’ai pas pu savoir le nom. Le gars s’est fait dérober des documents compromettant. Du gros gibier qui disposerait de solides amitiés dans son pays, si tu vois ce que je sous-entends. On dit que c’est une femme qui a fait le coup, et qu’elle aurait été repérée deux ou trois jours avant. Paraîtrait qu’une équipe s’est occupée de lui envoyer un message fort en lui tirant dessus à Gambetta. Apparemment, ça n’a pas suffi ! J’ai aussi entendu dire que la fille a pris la poudre d’escampette. Voilà, c’est tout. Ah non ! L’english est rentré chez lui à toute vitesse aussi. »

Éric n’avait pas eu de mal à recouper les infos, les bandes capables de s’exposer en plein jour pour un coup de force n’étaient pas légion. Il était remonté jusqu’au chef d’une clique de malfrats prêt à tout pour du fric, un certain Fred Costelli, mais, faute de langues déliées, il n’avait pu apporter aucune preuve. Evra avait eu de la chance, puis il avait pensé que la fille aux yeux bleus n’était pas qu’une banale employée d’un consulat de seconde zone. Un an plus tard, il avait appris sa mort, puis, un inspecteur de Scotland Yard était venu l’interroger pour la forme.


Blanchart se redressa et se servit une autre tasse de café. Il déverrouilla un tiroir secret de son bureau puis attrapa une enveloppe. À l’intérieur, le mot que Evra avait laissé, sa lecture contracta ses lèvres en rictus.

« Je n’ai confiance qu’en la police française, désolée de vous avoir causé de l’embarras. Merci pour tout. »

Police française… Confiance.

Aujourd’hui, tout recommençait, et s’il n’avait pas les tenants ni les aboutissants, il se doutait que le même gros bonnet anglais tirait les ficelles. Que cherchait-il ? Les documents qu’avait dérobés Evra ? Non, impossible, pas vingt ans après. Elle avait dû les remettre aux autorités lorsqu’elle était retournée en Écosse. L’inspecteur songea qu’il tirait des plans sur la comète et en oubliait l’essentiel. Ayla.

Police française… Confiance.

Il regarda l’heure sur son portable : 14.35, puis composa un numéro.

– Éric… On peut se voir ?… J’y suis dans dix minutes.

Il appela un taxi.

Au chauffeur, il lâcha : « Gare Saint-Jean. »

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