16.2

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Un homme approcha. Grand et sec, la cinquantaine affirmée, il trimbalait une mine patibulaire sous une casquette à la Peaky Blinders, un complet veston sombre l’habillait. Peut-être se croyait-il sorti de la série ? Elle en douta. Manque de classe, de charisme, d’envergure, de tout. Pourtant, il s’adressa à elle dans un anglais qui puait l’accent de Birmingham.

Miss Karon ? My name is Shelby.*

Nora leva les yeux au ciel. La caricature était plus vraie que nature.

Yes,I I'm.

Follow me !

Le ton sec la surprit, et lui fit réviser son jugement. Ce mec, ne jouait pas avec son apparence, au contraire, son aspect remontait des bas-fonds de Brum*. Là-bas, les murs se peignaient au sang des adversaires, là-bas, seule la position debout prouvait que tu vivais. Sans nul doute, la bagarre coulait dans les veines de Shelby, deux mots lui vinrent à l’esprit : dangereux, impitoyable. Mais que diable venait faire un Brummie* ici ? Alors qu’ils franchissaient l’entrée principale de l’immeuble, la réponse vint, glacée.

– Mon patron m’a envoyé pour superviser l’interrogatoire de la fille, comme si je n’étais pas capable de m’en occuper. Soi-disant qu’une femme obtiendrait de meilleurs résultats, quel prétexte de merde ! J’ai horreur des donzelles dans votre genre, d’autant plus quand elles viennent de Londres. Toutes les mêmes, pomponnées, hautaines, ça me file la gerbe, et à vous voir, vous ne dérogez pas à la règle. Sous vos airs de « j’ai tout vu, tout entendu », vous ne tiendriez pas une minute chez moi, dans l’East Brum.

Nora, plissa les lèvres, puis ajouta « direct » à la liste des qualificatifs. Elle en avait connu des rustres, celui-là les écrasait à plate couture. Au moins, ce type avait confirmé d’où était originaire le commanditaire de toute cette mascarade et son obstination à obtenir un résultat. Un peu comme elle, à la différence des moyens employés. Ceux de l’homme en question paraissaient sans limites, autant financières qu’humaines. Une saloperie qui ne s’encombrait pas de détails afin de récupérer ses dossiers, et ce depuis des années. Un nom lui vint à l’esprit et résonna comme une évidence. Qui d’autre ? Tout le Royaume-Uni avait été sous le choc en apprenant la vérité sur « l’emperor* », comme on le surnommait. Elle ricana, à son tour de montrer ses muscles.

– Lord Carlington se porte-t-il bien, Birmingham ne lui manque pas ? balança-t-elle.

Shelby s’arrêta net au milieu de l’escalier. Comment savait-elle ? Si cette femme était au courant du retour de son boss en Angleterre, d’autres l’étaient aussi. Son job consistait à éloigner les menaces, quitte à s’en débarrasser. Il jeta un regard noir sur Nora, un coup suffirait à la tuer. Avant qu’il ne passe à l’action, elle se porta à côté de lui puis esquissa un sourire.

– Vous, les Brummies, êtes trop prétentieux et sûr de votre force. Mais on lit en vous comme dans un livre. Vous êtes pathétique Shelby, votre attitude soudaine le prouve. Je dis un nom et vous plongez tête la première. Ridicule. Chez moi, ce n’est pas une minute que vous tiendriez, mais pas plus de dix secondes.

Arrivée sur le palier du premier étage, elle se retourna. La caricature avait perdu de sa superbe, mais s’en faire un ennemi était inenvisageable, elle adopta un ton plus neutre.

– Venez, nous avons du travail. Pour votre patron, n’ayez crainte, je sais tenir ma langue. Je vous donnerai le numéro de mon compte en banque, si vous voyez ce que je veux dire. J’accepte les sommes avec six zéros derrière.

Evra avait éprouvé un malaise à la vue de Shelby. Ce visage ne lui était pas inconnu, mais sa mémoire, malgré de vagues réminiscences, ne fixait pas encore l’endroit où elle l’avait rencontré. Trop tôt. En revanche, le nom de Carlington fusa en ricochets dans ses souvenirs et transmit une empreinte de douleur. Ses bras, ses jambes, se mirent à trembler, une aiguille ravagea son ventre. Elle se plia en deux en haut de l’escalier. Amorphe, face contre sol, un visage bouffi d’orgueil et penché sur elle, se dessina sous ses yeux. L’homme laissait échapper de la bave, l’écume souillait sa bouche, son cou, tout son être. L’indicible horreur jaillit comme un diable sortant de sa boite, elle eut l’impression de mourir une troisième fois. Une envie de tout dévaster s’empara de son corps, elle se leva d’un bond. Elle s’apprêtait à partir dans une course folle, lorsqu’une force invisible la retint. Pas encore, attend ! Le moment venu, tu pourras exprimer toute ta colère, soit patiente. Elle voulut se vider, crier, pleurer, mais les fantômes ne versent pas de larmes. Gonflée de rage, elle rejoignit l’usurpatrice et cet homme, dont elle imaginait à présent le rôle.

Un labyrinthe bordé de bureaux vides se dévoila devant eux, ils slalomèrent entre les échafaudages et les pots de peintures. Les émanations chimiques incommodèrent Nora, elle contint un haut le cœur. Elle qui n’utilisait que des fragrances hors de prix, ne supportait pas les odeurs prolétaires et les mélanges qui s’en exhalaient. Elle porta un mouchoir à son nez, Shelby rit. À cela, s’ajoutait le vacarme des travaux environnants, l’importunant davantage. Le calvaire de cette mission ne s’arrêterait-il donc jamais ? Cependant, l’endroit s’avérait idéal pour séquestrer un individu, la vie n’habitait pas encore cet étage, personne n’aurait l’idée de chercher quiconque ici. Le corridor prenait fin sur une issue de sécurité, une barre de fer bloquait la tringle de manœuvre, empêchant toute ouverture de l’extérieur. « Sage précaution, mais l’accès unique pouvait aussi se refermer en souricière », pensa-t-elle.

Deux hommes gardaient l’ultime porte du couloir, deux molosses au visage couvert de tatouages. Elle se demanda s’ils étaient armés. La proéminence sous leur veste au niveau de la poitrine lui indiqua que oui. Ils s’effacèrent à son passage et à celui de l’Anglais, puis reprirent leur place. Dans la pièce, trois autres types regardaient l’écran d’un ordinateur portable et parlaient fort. L’un d’eux leva les yeux sur les entrants puis replongea au milieu de la conversation.

– T’as vu, la fille a gagné au loto ! La salope !

– Qu’est-ce que t’attend, clique pour voir combien !

– Me faites pas chier les gars, c’est bizarre ce truc. Je savais pas qu’ils t’envoyaient un mail pour te dire que t’avais touché le gros lot.

– Ben si ! T’imagines, si ça vaut le coup, je retourne chez elle et je fouille l’appart pour trouver le ticket. À moi les plages de Floride !

– Tu m’envoies du rêve, là ! Allez, je clique… Merde ! 2 500 000 euros, la vache ! P’tain, t’avais raison, à nous les vacances.

Shelby, d’un geste brusque, ferma l’écran, captant par son action l’attention des trois gars. Ils se levèrent et lui firent face. De l’électricité chargée de testostérone envahit l’espace, Nora calma le jeu.

– La fille est dans la pièce à côté ? demanda-t-elle.

– Oui, madame. Elle était encore dans le cirage tout à l’heure, pas sûr que vous en tiriez grand-chose.

– Ouvrez !

L’homme s’exécuta, Un grincement accompagna le pivotement de la porte.

*– Madame Karon ? Mon nom est Shelby.

– Oui, c’est moi.

– Suivez-moi !

*Brum : mot d’argot pour désigner l’agglomération de Birmingham.

*Brummie : habitant de Brum.

*Emperor : empereur.

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