25.1

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Carlington réajusta le masque à oxygène sur sa bouche et son nez. Il aspira une goulée puis manœuvra le levier de son fauteuil roulant électrique. Direction la terrasse Est de sa villa, celle qu’il préférait. À cette heure de l’après-midi, les hauts palmiers y distillaient une ombre qu’il appréciait et les alizés avaient ce pouvoir de calmer les colères sourdes qui l’agitaient souvent. Mais son irritation d’aujourd’hui, il le savait, aurait du mal à disparaître. Trois fois qu’il tentait de joindre Shelby, sans succès, et ce maudit prestataire était aussi aux abonnés absents. L’heure du thé était pourtant passée depuis belle lurette ! Les roues avalèrent le rail de la baie vitrée, il se positionna contre la balustrade, face à la mer des Caraïbes.

Plantée sur les hauteurs de Gun Bay, la grande demeure blanche aux toits rouges, écrasait de son orgueil les maisons voisines. Tout renvoyait l’opulence de l’illustre propriétaire, le mur d’enceinte, le chemin goudronné, le jardin entretenu, sans oublier la piscine taillée à coups de brise-roches. À côté, s’étalaient des clôtures rouillées, des chemins de graviers, des herbes folles. Une tache de luxe bâtie sur un littoral préservé. Parfois, à condition de s’adresser aux bonnes personnes, le fric a le pouvoir d’exaucer les rêves. Carlington en avait plusieurs, certains avaient été remisés faute à son exil, pas celui de finir ses jours au soleil et face à l’immensité bleue, isolé du monde. Graisser des pattes pour y parvenir ne lui posait pas de problème, et certains acteurs locaux y voyaient là une aubaine pour les finances publiques de l’île, ou les leurs. Grand Cayman se développait. Bientôt, les côtes seraient prises d’assaut par des promoteurs encore moins scrupuleux, autant en profiter avant.

Il consulta son téléphone. Toujours rien. D’habitude, Shelby appelait deux fois par jour afin de le rassurer sur l’avancement des recherches. Comme ce matin, quand il lui avait dit que l’enlèvement s’était bien passé et qu’il attendait la donzelle envoyée par le prestataire pour interroger la fille Conwell. Son homme de main avait soufflé en évoquant la Londonienne, il lui avait dit qu’elle obtiendrait des résultats, même si venant d’une femme lui-même en doutait. Peut-être à tort.

Les fouilles n’avaient rien donné. Pressé par le temps, et malgré les risques encourus, Carlington avait pris la décision de kidnapper la fille de Evra. L’ultime solution pour arriver à ses fins, elle seule pouvait savoir. Il avait alors engagé Costelli, une vieille connaissance qui s’occupait d’une partie de ses avoirs dans la capitale Girondine. Sa confiance dans cet homme était limitée, Fred se prenait pour un caïd, il le savait de pacotille, mais il ne connaissait que lui capable de mener à bien son ordre. Le Bordelais avait réussi, bon point pour lui ! Il en avait aussitôt informé son prestataire anglais, il avait sous la main une femme gourmande, mais capable de faire parler un mur. Une femme ! Il avait tiqué, mais les jours défilaient, pas le choix. « Votre prix sera le mien, cependant, j’exige des résultats », avait-il dit. Au bout du fil, l’homme l’avait rassuré. Pourquoi ne rappelait-il pas ?

Il en était là de ses considérations, lorsque son téléphone sonna. Enfin ! Le numéro de son prestataire s’affichait, il décrocha.

– Carlington !

– Smith à l’appareil.

Il grimaça, l’homme usait de patronyme différent à chacun de ses appels.

– Soit, Monsieur Smith ! J’espérais votre coup de fil.

– J’ai été très occupé à organiser le retour en Écosse de ma protégée et, pour devancer la question qui vous brûle les lèvres, oui, elle sait.

– L’interrogatoire a donc porté ses fruits !

– Non, la fille de Conwell n’a rien dit. Tout au moins à Kristen.

– Vous m’intriguez ! Comment a-t-elle su, alors ?

– Un indice sur l’ordinateur portable de celle-ci, une photo à vrai dire.

– Une photo ! Savez-vous ce qu’elle représente ?

– Le château de Duntulm sur Skye, qui appartient à la famille Conwell depuis des générations.

– Je sais très bien où est Duntulm et qui en est la propriétaire ! grinça Carlington.

– Soit !… Si j’ai bien compris, le cliché est pris sous un angle particulier.

Carlington esquissa un sourire. Ayla savait, comme il le pressentait depuis toujours. Son visage se contracta lorsque Smith continua.

– Monsieur, avant de poursuivre, je me dois de vous informer que la police est intervenue dans la planque où était détenue la fille. Je ne sais pas ce qui c’est passé, ni ce qui est arrivé à votre gars…

Fucking shit ! Je savais que quelque chose clochait !

– Ne soyez pas pessimiste. La descente des flics débutait lorsque Kristen a réussi à s’échapper. Votre homme a des ressources, il aura eu le temps de faire taire la fille et de filer à son tour.

– J’en doute, je n’ai plus de nouvelle de lui depuis ce matin.

– Le pire est à craindre. Vous est-il fidèle ?

– Je l’ai sorti du purin dans lequel il pataugeait quand il avait dix ans. Il me considère comme son père.

– Alors vous ne risquez rien !

– Nous verrons bien ! Mais là n’est pas le plus important. Je décolle demain pour la Havane et serai dans deux jours à Londres. Sous un faux nom, cela va de soi, mais je serai plus serein en sachant les documents en ma possession. Pensez-vous que votre… Kristen les aura récupérés ?

Carlington avait insisté en prononçant le prénom de Kristen. Smith y décela le dédain de celui qui considère les femmes comme des objets à sa disposition, sa réputation n’était pas surfaite. Jamais il n’aurait dû accepter ce contrat.

– … Je lui fais confiance, un détail l’aura mise sur la voie, elle ne se dirige pas là-bas sans être sûre d’elle.

– J’espère pour vous qu’elle trouvera !

Il raccrocha, et fut parcouru par deux sentiments antagonistes. Celui d’une parcelle de victoire, et celui d’un champ de défaite.

Repousser l’intervention ! Il y pensa, ce ne serait pas la première fois, toutes les conditions n’étaient pas réunies pour sa sécurité. Mais son cardiologue, l’avait mis en garde, son cœur était à bout de souffle, attendre le condamnait. Impossible d’engager la marche arrière. D’une part, la logistique d’un tel déplacement avait pris du temps à mettre en place, et d’une autre, il exécrait laisser en plan un projet. Surtout le dernier. Les dés étaient jetés, sa vie ne tenait qu’à un fil, le couper revenait à renoncer. Hors de question ! Il reviendrait, fringuant comme aux premiers jours, tant lui restait encore à raconter.

Clavius, son serviteur de toujours, toussa afin d’attirer son attention. Carlington tourna son fauteuil.

– Monsieur Meyer vient d’arriver. Vous semblez préoccupé, Monsieur, dois-je lui dire de patienter en bas ?

Un sourire illumina la face blanchâtre du Lord. Son biographe était à l’heure exacte de son rendez-vous journalier. Cet homme avait dû avaler une montre, comme tout bon Suisse qui se respecte.

– Non, faites le monter, Clavius. Vous servirez à Meyer, son rafraîchissement préféré s’il vous plaît, et pour moi un grand verre d’eau.

– Bien, Monsieur.

Meyer déboula à grandes enjambées dégingandées sur la terrasse. Une façon théâtrale de prouver sa présence, en général, personne ne lui prêtait attention. Pour cause, plus long que large, sans signe distinctif, il avait la fâcheuse tendance à disparaître dans un coin de pièce et devenait invisible. Fondu au décor. De cette « sale » manie selon lui, il avait fait une force, ses grandes oreilles captaient toutes sortes de conversations qu’il s’escrimait ensuite à reporter sur du papier. Sa renommée venait de sa qualité à absorber ce qu’il entendait, puis à le retranscrire, en allant parfois au-delà des pensées des gens qui lui confiaient leur vie.

C’est ce qu’avait recherché Carlington, quelqu’un capable de raconter son existence mieux que lui. Parler à cet homme provoquait un afflux de dopamine bénéfique à son moral, il n’y avait pas meilleurs médicament. Son embauche n’avait pas pris plus de cinq minutes.

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