11.1

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Buclock, assis derrière son bureau, bailla. Mal dormir lui arrivait souvent mais la nuit précédente battait tous les records. Ses yeux ne s’étaient pas clos une seule minute. On pouvait lire la fatigue au fond de ses iris marron, une vague de liquide lacrymal les délavait puis s’épanchait au coin des yeux. Un mouchoir de papier capturait parfois des larmes, d’autres coulaient le long des joues. De tout temps ces gouttes prouvaient sa lassitude, un des seuls points faibles de sa carapace, si bien que beaucoup pensaient qu’il pleurait. Qu’à cela ne tienne, les gens pouvaient laisser libre cours à leur imagination, il s’en moquait. Afin de la contrer, il dérogeait à sa dose de thé matinale et ingurgitait un café aussi noir que possible. Le breuvage, à réveiller un mort, éclipsait sur le champ la somnolence l’accablant, suivi d’une bonne douche, son moteur repartait comme aux premiers jours. Mais pas aujourd’hui. Ni l’un, ni l’autre n’avaient eu l’effet escompté et il rêvait à une nouvelle dose. Il sortit de son vieux cartable de cuir un thermos hérité d’un autre temps et une timbale, puis se servit du café. Le jus, presque froid, laissa un goût âpre à son palais, James grimaça. « Je ne sais pas ce que me réserve la journée, mais après la nuit pourrie et ce café dégueu, je crains le pire », pensa-t-il. C’était sans parler de la question qui le taraudait depuis son départ de Strathy, celle-là même qui l’avait tenu éveillé, celle n’ayant trouvé de justification.

Qu’avait-il vu qui avait entouré puis suivi Fearghas ?

L’envie de contacter un spécialiste des phénomènes paranormaux avait traversé son esprit mais après réflexion, il avait estimé que tous ces gens étaient au mieux des illuminés, au pire des charlatans. Et que s’il espérait une réponse, la demander au principal intéressé s’imposait. Sa parka sur les épaules, il sortit de son réduit et interpella l’inspecteur.

– Fearghas, enfilez une veste et venez avec moi.

Étonné, Kyle voulut dire qu’il était occupé mais déjà Buclock avait franchi la porte du commissariat.

Le Birch ne payait pas de mine avec sa devanture craquelée et son entrée profonde, on y servait cependant un excellent café, chose rare sur l’île. Souvent, la vitrine dégoulinait de condensation, l’exiguïté du lieu expliquait en partie la cause, l’autre revenant aux adeptes du jus qui s’entassaient autour des trois tables de l’établissement. Ceux qui campaient sur le maigre trottoir en attente de leur dose, pouvaient admirer une fresque qui, étalée sur un mur, vantait les beautés de l’île. Une façon comme une autre de patienter. Ce matin dérogeait à la règle. Seul un couple d’amoureux finissait de déguster leur cappuccino lorsque les deux hommes entrèrent et s’assirent face à face. James commanda des ristrettos puis regarda Kyle. Ses traits tirés trahissaient eux aussi le manque de sommeil, des cernes se dessinaient sous un regard huileux et des paupières lourdes. Il hésita à engager Fearghas sur ce thème, connaissant sa repartie. Voulant se montrer aimable, il le fit quand même.

– Votre journée d’hier vous a crevé, vous semblez au bout du rouleau, mon vieux.

– J’en ai autant à votre service, sauf que vous c’est au fond du trou que vous semblez être… mon vieux.

James rit. En matière de coups de bâtons, l’inspecteur en connaissait un rayon. Inutile de lui en tendre un, effet boomerang garanti.

– Mais je vous remercie de vous préoccuper de ma santé, reprit Kyle.

La phrase le surprit, la sociabilité et Fearghas n’allaient pas de pair, peut-être ressentait-il le besoin de s’épancher un peu. Oui, ce début de journée s’avérait bizarre. Il saisit la perche et embraya.

– Une femme là-dessous ?

L’inspecteur eut un mouvement de tête, à son tour, il fut étonné de la tournure que prenait la conversation. Buclock, après cette invitation à boire un café, se risquait sur un nouveau terrain, ce qui ne lui déplaisait pas. Lui même s’étant montré courtois, il estima que le temps était venu de briser la glace.

– Sans en être totalement responsable, on peut dire qu’elle participe à mon état de fatigue.

– Ah, j’avais vu juste ! Je vous envie. Cette table a une vie amoureuse plus passionnante que la mienne, si bien que je ne me rappelle pas le prénom de ma dernière conquête. Daphnée je crois… Une Londonienne pulpeuse qui savait y faire et dont l’appétit me laissait sur les rotules. De vous à moi, je raconte que je l’ai quittée mais en fait, c’est elle qui est partie. J’ai trouvé un petit mot sur une table qui disait : « Tu ne combles pas assez mes envies, je pars. » Depuis, je fais vache maigre, comme on dit.

Kyle sourit.

– Vous finirez par trouver, je me suis bien serré la ceinture longtemps avant Nora.

– Depuis le décès de votre épouse ? Excusez-moi, ma question est indiscrète.

– Non, c’est de notoriété publique, comme beaucoup de gens savent que je suis avec une autre.

– Moi pas. Ma logeuse, qui est bavarde, ne me l’a pas dit, je croyais qu’elle m’avait à la bonne.

– Ma relation est récente, ce n’est peut-être pas arrivé à ses oreilles. Nora est de Londres aussi, peut-être que son nom vous dira quelque chose. Kirk, Nora Kirk.

– … Ce patronyme ne m’est pas familier. Donc, vous sortez avec une Anglaise, vous m’étonnez !

Un clin d’œil accompagna la phrase, Fearghas rit.

– Que voulez-vous, j’ai fait une entorse à mes principes. J’ai pourtant résisté et me suis même renseigné sur son compte suite à son insistance à me vouloir dans son lit. Bon, je n’ai rien trouvé de particulier. Bonne famille, aisée, amatrice de voyages et très certainement d’hommes. De plus elle est attirante. La chair étant faible…

– Vous avez craqué. Quoi de plus normal.

– Néanmoins, j’ai de plus en plus de doute la concernant. Mon instinct de flic à coup sûr.

– Tiens donc ! Et qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

– Je possède une maison à Clashnessie qui appartenait à mes parents, Nora m’avait suggéré à plusieurs reprises de m’en débarrasser, elle m’avait même donné le nom d’un de ses amis agent immobilier. La demeure, si ce n’est le côté sentimental, ne représente plus d’intérêt particulier pour moi. Son isolement la rend difficile d’accès, les murs sont humides et l’entretien me coûte de l’argent, alors je me suis dit pourquoi ne pas la vendre et hier, j’y ai fait un arrêt pour prendre quelques photos. Ne me demandez pas pourquoi, mais en rentrant, son comportement m’a paru empressé, aussi, ai-je laissé les clés et mon téléphone bien en évidence dans le salon avant d’aller me coucher. Je ne me suis pas endormi de suite, je l’ai entendu trafiquer puis elle m’a rejoint. Ce matin, mon smartphone était disposé d’une manière différente sur le meuble et je crois qu’elle a fait un moulage des clés. Je sais aussi qu’elle a quitté mon cottage de bonne heure ce matin, un de mes gars qui planquait me l’a confirmé. Elle va aller à Clashnessie, ma main au feu. Cette femme est intéressée par ce que je possède, mais je ne sais pas pourquoi.

Kyle attrapa son smartphone puis ouvrit l’application de classement des photos.

– Regardez, ce sont les derniers clichés d’hier, elle les a consultés à 0 :52.

James fit défiler les images dans un sens puis dans l’autre.

– Je ne vois pas ce que vous lui reprochez à votre maison, j’y passerais volontiers quelques jours de vacances.

James tendit l’appareil à Fearghas, son doigt fit glisser une photo, le portrait de Nora apparut. Il se leva et resta planté la hanche appuyée contre la table. Aucun geste ne perturbait sa position, seuls ses yeux plissés trahissaient une intense activité cérébrale. La photo venait de chasser les particules de brouillard qui l’entouraient et d’ouvrir un tiroir. Ce qui en sortit ne lui plut pas. Bien sûr qu’il connaissait cette femme, comment n’avait-il pas réagi ? Une simple inversion des lettres, un stupide anagramme… Ce n’était pas la première fois qu’elle usait du stratagème, quel idiot.

– Moi, je sais ce qu’elle va chercher chez vous. Venez, allons au bureau.

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