19.1

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Yves Rassic s’en voulut. L’intonation de son « T’es où », abrupt, ne reflétait pas sa pensée. Mais conduire d’une main et se concentrer sur la voiture qu’il suivait, capturait son esprit. Un blanc suivit sa phrase. Éric devait le maudire, sa réaction serait virulente.

– Qu’est-ce que ça peut te foutre ? Je fais des courses bio pour grailler sainement !

« Prends ça dans les dents, Yves », pensa-t-il. La réplique répondait à son allusion sur son physique de ce matin. Quel idiot ! Bien sûr, Éric se laissait aller. La malbouffe qu’il ingurgitait depuis le départ de sa femme se voyait sur son bide, et le manque de sommeil soigné aux litres de café ravageait sa tronche. Un tableau inquiétant. Mais cela le regardait-il ? Oui ! Blanchart est son ami, son pote depuis leur arrivée au commissariat, alors c’est son devoir de le lui dire. Mais aussi de s’excuser.

– Excuse-moi pour ce matin. J’ai déraillé.

Il entendit un « c’est rien » étouffé, puis grimaça. Éric ne se contenterait pas de quelques mots. Plus tard, le moment était à l’action.

– Bon ! Ça m’arrangerait si tu faisais tes emplettes du côté de la gare, j’y suis dans cinq minutes. Je course une bagnole Cours de la Marne, une Mégane noire, avec deux types à l’intérieur.

– Et alors ? J’suis pas en service.

– Les deux gars sont Anglais, je crois… Et ils sortent de chez ton Américain.

– Merde ! J’arrive à Saint-Jean, je t’attends à l’angle de la Place Marie Curie.


Ce matin, en croisant son inspecteur dans le hall de l’Hôtel de Police, Yves avait su que sa journée allait virer au cauchemar. D’habitude, Éric avait déjà quitté le navire en laissant sur son bureau un rapport circonstancié sur les activités nocturnes. Le trouver là, avec une mine défaite, n’augurait rien de bon. Il n’avait pas posé les fesses sur son siège, que Blanchart lui avait parlé d’un Américain et de l’enlèvement de sa compagne qui portait le nom de Conwell. Le patronyme l’avait plongé dans de vieux souvenirs douloureux qu’il s’était juré de ne jamais remonter à la surface. Surtout à quinze jours d’une mutation sur Paris. Là-bas, l’attendait un poste pour lequel il s’était démené, hors de question qu’une vieille affaire vienne lui encombrer l’esprit. Sa hargne avait pris le dessus, et la morve dont il était capable avait envoyé bouler Éric. Sitôt l’inspecteur parti, il avait cloisonné l’info, interdisant à tout le service, et en particulier à Frank, toute tentative de recherche ou de début d’enquête. Puis, il s’était enfermé dans son bureau et avait baissé les stores Vénitiens. L’obscurité aidant, sa colère s’était estompée.

Après plusieurs minutes, il avait ouvert le dossier informatique de l’affaire « Evra Conwell » afin de le compulser, mais l’avait refermé aussi sec. À quoi bon relire tous ces rapports, il les connaissait sur le bout des doigts. De la fusillade à l’interruption de l’enquête, du regard déterminé de Evra, aux yeux bleus de la petite Ayla, de son refus d’aider Éric, à la chape qu’il avait posée sur ses remords. Ses objectifs d’alors ne pouvaient s’entraver de la faute professionnelle qu’il avait commise, dévoiler au grand jour la garde de la petite n’aurait pas été sans conséquences. Depuis, sa mémoire tentait, en vain, d’oublier cette histoire. La voilà qui surgissait comme un diable de sa boite. Éric avait raison, son inspecteur avait le chic pour renifler les embrouilles à cent mètres, le faisceau de présomptions qu’il avait tissé ramenait à Ayla et à son enlèvement. Lui, l’avait rabroué. Fallait-il que la peur des révélations du passé fasse qu’il perde son sens des priorités ? Non ! La réponse était non, quelle qu’en soit les conséquences. L’espace d’un instant, il avait pensé à cette après-midi en compagnie de la petite, un sourire avait marqué ses lèvres.

Il avait pris un papier et un stylo, afin de poser par écrit ce qui lui était passé par la tête. Pour lui, la seule manière d’avancer, tant parfois il s’égarait dans des extrapolations inextricables. Il avait repris les fils de cette affaire, les avaient joints entre eux, puis en avait tendu d’autres. Le schéma l’avait ramené à deux hommes, bien entendu. Mais s’il était arrivé à cette conclusion, un autre le pourrait aussi, et le connaissant, il ne ferait pas dans la dentelle. Afin de le protéger, Yves avait décroché son téléphone.

– Secrétariat de Monsieur le Préfet.

– Capitaine Rassic à l’appareil, passez-moi le Préfet.

– Bonjour, Capitaine.

La voix nasillarde et quelque peu hautaine, avait accru sa tension. Certes, une certaine bienséance était requise au vu de la fonction de la secrétaire, mais Yves, ne s’en était pas encombrée. Passer pour un rustre impoli le laissait de marbre.

– Passez-moi le préfet, vous dis-je.

– … Il est occupé ! Je peux prendre un message si vous le désirez.

– Rien à cirer qu’il soit en réunion ou en pleine discussion avec le Pape, c’est une urgence, passez-le-moi.

– Je… Un instant, je vous prie !

L’attente lui avait paru interminable.

– Capitaine Rassic !

– Monsieur le Préfet.

– Vous avez inquiété ma secrétaire, quelle est donc cette urgence ?

– Vous m’en voyez navré, Monsieur le Préfet, mais je n’ai pas le numéro de votre secrétariat personnel pour me faire refouler comme le premier quidam venu. Je la rappellerai afin de lui présenter mes plus plates excuses.

– Bien ! Venons-en aux faits.

– Ce matin, à 9:00 heures, l’inspecteur principal Blanchart Éric à reçu, à l’hôtel de police, un ressortissant Américain du nom de Tom Clynac. Le jeune homme venait porter plainte pour l’enlèvement de sa compagne durant la nuit.

– Trop tôt pour prétendre à un rapt !

– Oui ! C’est ce qu’a précisé l’inspecteur. Cependant, le nom de la fille, Ayla Conwell, qui est Écossaise, a réveillé en lui une affaire qui remonte à vingt ans. Sa mère, Evra Conwell, avait été la cible d’une fusillade, Blanchart et moi avions été chargé de l’enquête.

– C’est moi que vous inquiétez maintenant, capitaine. Poursuivez, je vous prie.

– À l’époque, et alors que nous progressions, le préfet avait pris la décision d’arrêter les investigations, ne me demandez pas sous quels prétextes, je ne les connais pas. Toutefois, Blanchart avait découvert plus tard, qu’un Lord anglais, répondant au patronyme de Carlington, trempait dans l’histoire. De là à imaginer que des pressions extérieures avaient été exercées, il n’y a qu’un pas.

– Accuser un préfet sans preuve peut vous coûter cher, capitaine.

– Je n’accuse personne, Monsieur le Préfet, et là n’est pas le but de ma démarche. Pour en revenir à ce lord Carlington, des documents lui avaient été volés par la mère de Ayla, ici, à Bordeaux, et on pensait que c’était lui le commanditaire de la fusillade. Les tirs visaient à effrayer Evra, les balles tirées n’avaient pas trouvé leur cible. Blanchart avait réussi à remonter jusqu’à l’exécuteur de la besogne, un malfrat aujourd’hui bien connu de nos services, mais que nous n’avons jamais pu coincer. Je vous le donne en mille, il s’agit de Fred Costelli.

– Merde !… excusez-moi, capitaine. Costelli ! Mon prédécesseur m’a parlé de lui et de sa position au centre de la pègre Bordelaise. Son objectif était de le mettre sous les verrous, il en va de même pour moi. Je commence à discerner les tenants et les aboutissants de votre raisonnement, capitaine, continuez.

– Evra est morte assassinée un an plus tard en Écosse, avec Blanchart, nous en avions déduit que les documents avaient été récupérés. Mais aujourd’hui, avec l’enlèvement de sa fille, je me demande ce qu’il en est exactement. Bien entendu, tout ce que je viens de vous raconter n’est que supposition, Monsieur le préfet.

– Oui, je comprends. Et quelle est votre conviction ?

– Je pense que les documents volés sont toujours dans la nature et que ce lord anglais à besoin de les récupérer. Pour cela, il ordonne à celui qui a déjà travaillé pour lui, Fred Costelli, d’enlever Ayla, pensant qu’elle sait où les papiers sont cachés.

– Nous y voilà. Capitaine, je vais être franc avec vous. J’ai peur que vous ne preniez cette affaire comme une revanche sur le passé, et que cela affecte votre raisonnement. Vous vous basez sur le flair de votre inspecteur concernant un enlèvement présumé, puis vous conjecturez qu’un Lord en est le commanditaire, aidé en cela par un truand du cru. Maigre et farfelu, même si je dois dire que coincer ce Costelli me ferait le plus grand plaisir. Cependant, je ne comprends pas ce que vous attendez de moi.

– Plusieurs choses, Monsieur le préfet. Si je passe par vous, c’est pour m’affranchir du délai que mettrait un juge à me procurer une commission rogatoire, le magistrat arguerait qu’avant quarante-huit heures, un enlèvement n’est pas avéré. Vous pourriez exercer une pression afin d’accélérer la procédure, tout est histoire de temps dans cette affaire, et ouvrir une instruction permettrait à mes hommes de travailler avec un filet. Ensuite, je vous demanderais de lever le blocage sur l’enquête de 2003, seuls vos services le peuvent. Nous pourrions alors reprendre les investigations sur Costelli, et de ce fait l’inculper pour autre chose qu’un enlèvement.

– Me faire miroiter une arrestation afin que j’accède à vos requêtes. Vous êtes malin, capitaine ! J’entends d’ici la litanie du juge sur la séparation des pouvoirs et leur chère indépendance.

– Sauf votre respect, monsieur le préfet, l’heure n’est plus aux tergiversations. Vous devez prendre le risque, si je me trompe, j’en assumerai les conséquences.

– Vous renonceriez à votre promotion ?

– Oui.



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