Ayla regarda par le hublot de l’hélicoptère. L’engin venait de survoler Portree, désormais, la lande étalait ses couleurs ternes. Au loin, elle devina le monolithe de Old Man of Stor. La brume l’encerclait, révélant une ombre solitaire et orgueilleuse. Elle sourit à l’immuable emblème de son île puis ressentit un manque. Dix ans sans fouler la terre de sa naissance, sans avoir pour quotidien les embruns de l’océan, sans ressentir la puissance de ce rocher élancé. Aujourd’hui, son abstinence forcée prenait fin. Ayla savait qu’un jour ou l’autre, l’appel de Skye l’arracherait à sa vie d’expatriée, les racines finissent toujours par triompher. Elle reviendrait, appelée par son destin. Lui résister serait impossible. Pourtant, si elle imaginait ses jours emplis d'un travail identique à celui de sa grand-mère, là, accablée de fatigue, elle pensait ne jamais revoir son château. Un rayon de soleil illumina la pointe du rocher, elle invoqua sa force. Un rien suffirait à lui insuffler une pointe de vitalité pour encore quelques minutes, le temps d’arriver jusqu’à Duntulm, chez elle, chez les Conwell. Là, elle pourrait y laisser sa mère. Evra était à bout. Maintenir sa présence l’épuisait. Le voyage n’avait pas été assez rapide. La tête lui tourna. Elle posa un regard vitreux sur son père, puis s’effondra dans ses bras alors que l’hélico se posait en bas du chemin d’accès à Duntulm.

Eliott et James se pressèrent à la rencontre de Kyle. Il portait sa fille, dont le souffle court l’inquiétait. Son frère de cœur posa sa main sur le front de Ayla et ferma les yeux. Ses doigts tremblèrent, puis son bras, il fut parcouru par une secousse.

– Ce que je craignais se produit ! Ayla puise dans ses ressources afin que l’esprit de sa mère s’accroche à son corps. Mais Evra l’entraîne, elle ne résistera plus longtemps. Rejoignons la tombe, vite !

Kyle partit à la course. Le poids de sa fille ne le gênait pas, ses pas avalèrent le chemin. Il sauta par-dessus la barrière de bois puis se dirigea vers la droite. Le petit cimetière se trouvait en contrebas des ruines, il dévalât la pente avant de stopper devant un muret. Eliott le rejoignit suivi de James. MacAllister fit signe au commandant de ne pas aller plus loin, avec Kyle, ils entrèrent. Reposaient là des générations de filles Conwell, qui, serrées les unes contre les autres, formaient un clan. Les dissocier était impossible. Mairead et Evra étaient deux d'entre elles. Leurs sépultures se trouvaient dans un coin du carré que formait la murette, des cailloux blancs, disposés en forme de dague maintenue par une main, marquaient l’emplacement des tombes. La pointe indiquait la position de la tête. Elles regardaient le château. Kyle s’approcha et déposa sa fille sur la tombe de Evra. Au moment où il se relevait un coup de vent le balaya, le forçant à reculer. Elliot en saisit la portée.

– Kyle, laisse-nous, s’il te plaît.

Il comprit que sa place n’était plus ici. Seuls les initiés pouvaient partager ce qui allait se passer, son frère, pour moitié, appartenait à ce monde. Sans un mot, il sortit, puis entraîna James avec lui.

Seul, Elliot s’assit à côté de Ayla et prit sa main droite. Il la serra dans les siennes. Par ce geste, il insufflait une partie de son énergie. Après quelques secondes, un halo bleu de faible intensité gagna le corps de Ayla en partant des pieds jusqu’à la tête. Lorsque la lueur la ceignit entièrement, apparut le visage de Evra en superposition de celui de sa fille. Elles ouvrirent leurs paupières. Des larmes mouillèrent leurs yeux, le visage de Alasdair s’y refléta. Le gardien se tenait au-dessus d’elles, il entonna le chant des Conwell. Les voix vacillantes de Evra et de Ayla le reprirent. Les paroles vantaient Skye, la fierté, la force, l’amitié. Le dernier couplet célébrait Duntulm et l’honneur d’appartenir au clan des Conwell. Le vent se leva, les mots se firent plus fort, se répercutèrent contre les murets, entraînant à leur file le bruit sourd de l’océan. Puis, le calme revint. Alasdair saisit la main gauche de Evra. L’heure était venue. Eliott parla.

– Ayla, libère ta mère. Laisse son esprit rejoindre son corps, ici à Duntulm, là ou gisent celles du clan des Conwell. Dis-toi que ce n’est qu’un au revoir, un jour, tu la rejoindras, bouclant ainsi le cycle de ta vie. Avant, de lourdes tâches t’attendent, tel est le destin des filles aux yeux aurore.

Elle tourna son regard vers Eliott. Ses larmes avaient séché. Elle récita la phrase de l’emblème du château.

– Chan fhaigh Dùn Tuilm bàs*… Au revoir, maman.

À ces mots, l’aura de Evra scintilla, puis disparut, absorbée par la terre.

Deux heures s’écoulèrent avant que Ayla ne puisse se mettre debout. Elle aida Elliot à se relever. La fatigue tirait un peu plus sa peau brûlée. Elle le serra fort. Sans lui, sans son énergie, ses facultés à voir au-delà de la vie, elle n’aurait jamais consenti à laisser sa mère. La lignée des Conwell se serait éteinte avec elle. Désormais, le fardeau du clan reposait sur ses épaules, elle en serait digne.

Kyle et James discutaient à côté de la stèle lorsqu’elle apparut en haut de la butte surplombant le cimetière. Elliot la suivait. Ils se figèrent. Elle s’approcha d’eux. Son père sourit, elle l’embrassa puis lui parla à l’oreille.

– Maman repose en paix maintenant. Grâce à toi. Je t’aime papa.

Elle se tourna vers James.

– Nora n’est pas avec vous, commandant Buclock ?

– Non ! Elle est descendue par le passage derrière la stèle et n’est toujours pas réapparue après plus de six heures. Je crains qu’elle ne se soit perdue, ou pire. Monsieur MacAllister m’a empêché de la suivre, et s’il ne m’a pas expliqué pourquoi, j’imagine que je dois l’en remercier.

– Vous seriez mort vous aussi ! Nulle autre qu’une Conwell ne peut sortir de la pièce secrète.

– C’est ce que je pensais ! Ayla, l’avion de Carlington atterrit demain à Londres, sans les documents le mettant en cause, la police ne pourra pas l’arrêter.

– Ce sont des photos !

James fut surpris.

– Je ne savais pas qu’il s’agissait de clichés… Carlington y apparaît sûrement en mauvaise compagnie ! Je vous serai reconnaissant si vous pouviez aller les chercher.

Sans répondre, elle s’engouffra dans la brèche.

L’obscurité l’accueillit. Jamais elle n’était revenue depuis le jour où avec sa mère, elles avaient dissimulé les images. Ce lieu était sacré, elle ne s’était pas sentie à sa hauteur. Ses actions envers Duntulm se limitaient à ses visites jusqu’à ses dix-huit ans, puis elle s’en était éloignée après avoir pris une photographie de l’aurore le jour du printemps. Le comportement de son père n’était qu’une excuse, Ayla n’était pas prête à assumer l’héritage du clan. Qu’en était-il aujourd’hui ? Tout était différent. Si à une époque elle s’appuyait sur Duntulm, c’est le château qui maintenant avait besoin d’elle. Sans trembler, elle avait répondu aux mots de Elliot, à elle de les assumer.

Elle parcourut le tunnel d’un pas sûr et déboucha sur la pièce. Personne ! Le gardien avait rempli son rôle, elle sentit sa présence au niveau de l’ouverture dans la paroi. Elle se positionna au centre, sous le rai lumineux. Ses cheveux volèrent. Sans faillir, elle se dirigea vers la pierre. Ses doigts la firent tomber, l’alcôve se dévoila. Elle attrapa l’enveloppe. Les photos avaient terni, mais on voyait un homme violant une jeune fille, et dans une glace, le reflet de celui qui prenait une photo.

L’hélicoptère décolla avec James à son bord. Il adressa un signe de la main. L’engin engagea une rotation puis prit de la vitesse. Ce n’était plus qu’un point sur l’horizon lorsque Ayla parla à son père.

– Papa, emmène-moi jusqu’à Édimbourg, s’il te plaît.

– Là, maintenant ? Tu ne veux pas te reposer ?

– Non, plus tard ! J’ai une personne à aller chercher.

Kyle se demanda de qui sa fille pouvait parler, mais n’osa pas l’interroger.

Elliot sourit. Il avait compris.

* Chan fhaigh Dùn Tuilm bàs : Duntulm ne mourra pas.