Chapitre 2
Je ne sais pas ce qui me força à ouvrir les yeux entre le sentiment de terreur qui courait le long de ma colonne vertébrale en y laissant une empreinte glacée, ou la sensation de froid humide qui s’infiltra dans mon corps creusant son chemin jusqu’à mes os.
Je clignai des yeux, engloutie par un effroi viscéral qui gela mes os, me paralysant sur place. Jamais je n’avais imaginé être capable de ressentir une terreur aussi suffocante. Mon regard, habituellement acéré – même dans l’obscurité – peinait désormais à percer les ténèbres qui m’entouraient. Je discernais uniquement les contours plus clairs de ma peau.
Désorientée, je pivotai sur moi-même, luttant contre une respiration saccadée et irrégulière, étouffée par le brouillard de mon angoisse. Un étau oppressait ma poitrine, saturant mes sens.
Mes bras semblèrent peser des tonnes lorsque je les étendis autour de moi tentant de prendre la mesure de ce qui m’entourait. Je réalisai que j’étais prise au piège dans une pièce si minuscule qu’elle ne me permit pas de les tendre complètement. Une panique claustrophobe m’envahit, me donnant l’impression que tout l’oxygène avait été aspiré hors de cet espace confiné.
Je demeurai figée, frappée par l’horreur, et soudainement, mes mains s’abattirent contre le mur qui m’entourait – du béton – dans un geste futile. C’est alors que je découvris stupéfaite que mes mains avaient rétrécie, devenues celles d’un enfant.
La situation s’enfonça à nouveau dans l’irréel lorsque des torrents d’eau se mirent à dévaler sur moi, sans prévenir. Surprise, je levai la tête vers la source de cette inondation soudaine et me retrouvais bientôt à suffoquer sous la pression du liquide. Je toussai violemment fixant avec désarroi l’eau qui montait maintenant à mes genoux.
L’impression d’étouffer me submergea à nouveau. Comment l’eau pouvait-elle monter si rapidement ? Ma terreur m’immobilisait, détruisant tout espoir de réaction ou d’évasion. Piégée sans échappatoire, ma peur me sabotait, détruisant toute chance de survie.
L’exiguïté de la pièce accéléra la montée des eaux, qui atteignirent mon ventre en un clin d’œil. D’autant que le poids de l’eau dégringolant du plafond menaçait même ma capacité à flotter.
Je me vis mourir, impuissante et seule.
Je me réveillai trempée de sueur, la respiration erratique, un goût prononcé de terre dans la bouche.
Perdue, je mis quelques secondes avant de comprendre que je me trouvais toujours dans la serre de mon grenier. La luminosité filtrant par les vitres au-dessus de moi m’apprit que le soleil s’était levé depuis au moins deux heures. Je m’étais endormie lors de ma séance méditative, face contre terre, les mains enfoncées dans le sol. Je scrutai mes paumes, m’assurant qu’elles aient retrouvé leur taille normale, puis j’essuyai maladroitement de mes doigts terreux les traces des larmes qui avaient dévalées le long de mon visage.
Je tentai de me lever lentement, encore sous le coup de ce rêve lucide, mais la nausée m’envahit subitement et mon estomac se retourna. A genoux dans la serre, je rendis un mélange boueux d’eau et de terre. Mon estomac se crispa à plusieurs reprises, me forçant à attendre à genoux que mon corps digère ce que je venais de vivre.
Ce type de rêve ne m’était pas étranger, et pourtant, ils me retournaient systématiquement de la tête aux pieds. La nuit précédente, un événement s’était produit et la nature en avait été le témoin. Comme une onde se propageant à la surface de l’eau après qu’une pierre l’eût frappée, la perturbation s’était glissée dans les canaux énergétiques, affectant tous ceux qui y étaient connectés.
En me remémorant mes observations et sensations liées à cette expérience, je me dirigeai vers le rez-de-chaussée pour y chercher un téléphone. La peur se superposait à tous mes souvenirs, telle une photo incrustée sur une pellicule déjà utilisée, elle en polluait le résultat. Je me souvenais du froid, de l’humidité, de l’eau, de cette sensation de claustrophobie et de souffle court, mais le reste m’était inaccessible.
Arrivée en bas, je me rendis compte que mon frère, Caladhiel, se trouvait dans le salon. Attablé dos aux escaliers, je n’aperçus que ses cheveux noirs en bataille, et son pyjama gris avec des petits cœurs vert pomme. Il se retourna dans ma direction en passant la tête par-dessus son épaule, je vis à ses yeux tirés qu’il était rentré tard, comme souvent. Son apparence de jeune trentenaire dans ce pyjama enfantin me fit sourire. Son sourcil se haussa de surprise, m’observant de haut en bas. Il esquissa un sourire moqueur :
- « Bah alors, t’es allée déterrer des cadavres ? »
Je sentais la curiosité émaner de lui, mais pas particulièrement d’inquiétude. Après un peu plus de trois siècles de fraternité, il faudrait un plus que de la terre pour l’alerter. Je lui répondis uniquement par un rire volontairement sarcastique. Puis, sous son regard inquisiteur, je me dirigeai vers notre téléphone fixe qui trônait dans l’entrée pour y composer le premier numéro enregistré. La tonalité sonna plusieurs fois avant qu’une voix avenante ne décroche.
- « Secrétariat du bureau du Shérif, Camilla, que puis-je faire pour vous aider ? »
- « Bonjour Camilla. Elen à l’appareil, répondis-je en souriant. Est-ce que la boss est là ? »
- « Oh ! Bonjour Madame Elen, s’exclama-t-elle surprise. Oui, elle est là, je lui transferts votre appel tout de suite. »
Je n’eus même pas le temps de lui demander d’arrêter de m’appeler « madame » qu’elle m’avait déjà transférée.
- « Shérif Orbrind, » annonça la voix au bout du fil, sans autre forme de commentaire.
Rien qu’au ton qu’elle employait, on pouvait discerner une femme intransigeante, dénuée de toute forme de compromis, qui n’avait pas une seconde à perdre et qui portait en haute estime à la fois de sa position et de son travail. Et l’une de mes plus fidèles amies.
- « Bonjour Béa, » répondis-je en souriant.
Nous badinâmes quelques minutes de tout et de rien, avant que je n’aborde la raison de mon appel.
- « Dis-moi, est-ce que quelque chose c’est passé entre hier et avant-hier ? »
- « Hum, oui il s’est nécessairement passé quelque chose depuis mardi, répondit-elle en se moquant. Une vieille est venue hier scander qu’il fallait que nous la débarrassions de l’âme de son neveu. Comme si nous étions des chasseurs de fantômes. »
Je ris en repensant à cette femme désabusée et sincèrement agacée de ne pas pouvoir finir ses jours seule. Si cela concernait une âme quelconque… mais l’âme de son neveu ? Habituellement, les familles de personnes décédées, dont l’âme restait dans les lieux, trouvaient un certain réconfort à savoir leur proche encore présent. Les percevant comme des anges gardiens. Ou alors, ils se montraient terrifiés. Mais cette femme n’appartenait à aucune de ces catégories, réagissant uniquement par irritation face à sa présence.
- « Des soûlards sur la voie publique, ajouta-t-elle. Mais je ne pense pas que ce soit ce que tu recherches. »
- « Non, en effet, » répondis-je soucieuse.
Je pressentais un événement majeur qui couvait, et d’une certaine manière, ignorer sa nature me laissait encore profiter d’un peu d’insouciance et de déni. Néanmoins, le poison de l’anxiété sévissait autant dans l’incompréhension que dans la conscience du problème, ce qui me stressait tout autant de pas saisir ce qui se passait.
- « Qu’est-ce qu’il s’est passé ? »
Malgré ses traits d’humour, l’inquiétude s’insinuait dans sa voix.
- « Je ne sais pas encore. Des sensations, un rêve. »
Nous restâmes silencieuses quelques secondes, avant que je ne pose la seconde question qui me taraudait.
- « Tu as entendu quoi sur les nouveaux propriétaires du manoir ? »
- « Ne m’en parle pas, souffla-t-elle agacée. »
Elle m’apprit que le propriétaire principal se nommait Kaelen. Malgré ses talents de détective, Béa ignorait sur de nombreux aspects le concernant. Elle avait obtenu les documents de la vente du Manoir, mais seul le nom de Kaelen y figurait, aucune mention des autres parties impliquées. Cette situation ne nous paraissait pas très claire, mais les autorités de la ville, n’avaient pas posé plus de questions, ravies de percevoir de l’argent provenant de ce Manoir qui faisait figure de patate chaude que personne ne voulait ne serait-ce qu’évoquer. Et si toute cette histoire paraissait déjà opaque, le plus étrange tenait dans la décision non expliquée du Cercle de nommer cet homme adjoint au shérif, et ce, pour une durée indéterminée.
- « Je vais devoir me farcir ce gars sorti de nulle part, tu te rends compte ? Je ne suis même pas certaine qu’il soit compétent, ou qu’il ait une quelconque compétence d’ailleurs, » s’apitoya-t-elle.
Le Cercle ne justifiait jamais ces décisions. Mais ce qui me troublait le plus, c’était de ne pas avoir été mise au courant d’une décision vraisemblablement importante touchant directement à mon secteur.
Béa était profondément contrariée, ainsi tout le monde en prit pour son grade, moi y compris, bien que je n’exerce aucune influence sur les choix du Cercle. Aussi appelé le Conseil, il régulait les relations inter-espèces et se composait de représentants de chaque espèce surnaturelle. Ils prenaient leurs décisions sans légèreté, mais sans transparence non plus.
Concernant les autres membres du groupe de ce Kaelen, Béa n’en avait eu qu’un bref aperçu, suffisant pour remarquer une aura singulière émanant d’eux, mais pas assez pour les identifier. Elle se demandait si ces changements énergétiques pouvaient être liés à leur arrivée soudaine, mais je ne pouvais lui fournir une réponse définitive. Bien que leur présence semblât enveloppée d’une atmosphère sombre et poussiéreuse, il me fallait plus d’informations pour les accuser d’avoir bousculé l’ordre énergétique du secteur. Néanmoins, une corrélation certaine existait entre les deux évènements, et leur arrivée soudaine pourrait aussi être causée par ce chaos récent. Béa ajouta qu’elle percevait en eux d’excellents combattants, ce qui représentait un point positif à leur collaboration forcée, puisqu’elle pourrait garder un œil sur le groupe et peut-être même récolter des informations à leur sujet.
Nous raccrochâmes conscientes que des rouages s’étaient mis en marche. Un frisson d’adrénaline me parcourut, partagée entre l’excitation en prévision de l’action imminente et l’appréhension de son origine inconnue. Je restai figée dans l’entrée pendant plusieurs minutes, les yeux dans le vague sans savoir par quoi commencer.
- « Une douche, » répondit Caladhiel.
Je levai des yeux perdus sur mon frère.
- « Il faut que tu prennes une douche, » ajouta-t-il en désignant mon apparence d’un signe de tête.
J’acquiesçai toujours dans la lune, et me dirigeai vers les escaliers. En passant à côté de l’endroit où il se trouvait, je lui embrassai le front ; il me serra affectueusement le bras en signe de soutien.
Je pris une douche plus que nécessaire. Mon cerveau déroulait les événements à toute allure, réfléchissant aux différentes informations que je possédais, à mes options, tandis que je fixai l’eau brunie tourbillonner puis s’évacuer. Mon corps fonctionnait en marche automatique ; je ne me vis pas me sécher, ni même m’habiller.
Je tressais mes cheveux argentés dans un vieux réflexe pour couvrir mes oreilles taillées en pointe, lorsque mon regard accrocha mon téléphone que j’avais sûrement lancé hier sur le lit, avant d’aller méditer. Je me souviens soudainement que j’avais un travail… une boutique. Un sentiment de culpabilité m’envahit alors que les cinq appels en absence de Thalia s’affichaient. Avais-je laissé une femme à huit mois de grossesses, avec des pieds aussi gros que des pastèques, se débrouiller seule toute la matinée dans la boutique ? Vraisemblablement.
Je sautai sur mon vélo pour m’y rendre le plus rapidement possible, tout en continuant à me fustiger. En sortant de ma propriété, le chemin sur la gauche me fit de l’œil. On pouvait apercevoir la pointe gothique de la tour du Manoir dépasser entre deux cimes de sapin, la curiosité me poussait à aller prendre connaissance de la situation par moi-même. Je bâillonnai la curiosité qui m’influençait rarement positivement et me forçai à poursuivre mon chemin. Une légère brise m’accompagna tout le long de mon trajet, le temps aurait été parfait pour profiter d’une balade. La petite cloche au-dessus de la porte carillonna signalant mon arrivée. Je retrouvai l’odeur de terreau et d’encens qui me faisait me sentir chez moi. Thalia se détourna de sa conversation avec un couple pour jeter un coup d’œil vers la personne qui entrait, et son visage s’éclaira lorsqu’elle s’aperçut de ma présence. Les clients arboraient un visage serein et souriant. Tout semblait aller pour le mieux.
Je me glissai dans la remise, une pièce bien plus chaleureuse que son nom qui servait de lieu de stockage, de salle de repos, et entre autres, de petite cuisine. J’y déposai mes affaires, et je pris conscience que mon estomac criait famine n’ayant rien avalé depuis la veille à l’heure du déjeuner.
Je m’empiffrais de madeleines à l’instant où Thalia entra dans la remise.
- « Bah alors ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ? me rabroua-t-elle évacuant son inquiétude. Tu n’es jamais en retard et tu me réponds toujours. »
Elle désignait son téléphone l’air colérique. Ses yeux noisette exprimaient toute l’angoisse qui l’avait consumée durant la matinée, une angoisse presque maternelle qu’au fond elle devait certainement aux hormones, mais qui me toucha qu’importe sa provenance.
Les humains possédaient une naïveté touchante, incapable de conscientiser une différence d’âge aussi importante que celle qui séparait l’année de naissance de Thalia de la mienne, bien qu’elle le sache. Leur cerveau ne permettait pas ce type de connexions de se faire ; même l’envisager paraissait incongru. Cette crédulité face aux apparences faisait d’eux des cibles extrêmement vulnérables aux attaques de vampires, qui se présentaient généralement à des jouvenceaux sans défense.
Je choisis d’épargner à Thalia l’essentiel de mon inquiétude, sa grossesse solitaire se suffisant à elle-même. Je lui livrai quelques excuses, les enrobant dans le tissu de mon expérience étrange de la nuit précédente pour les rendre plus crédibles. Je perçus à la fois dans l’éclat dans ses yeux, et à travers les pulsions perplexes de son aura, qu’elle ne croyait pas un mot de mon histoire d’indigestion et de « mauvais rêve. » Néanmoins, elle revêtit son plus beau sourire, hocha la tête faussement compréhensive et, bras dessus bras dessous, m’embarqua dans la salle principale en me résumant les aventures de la matinée au sein de la boutique.
Nous fermâmes plus tôt qu’habituellement. Premièrement, l’état de Thalia nécessitait du repos ; son enfant semblait prête à pointer le bout de sa tête à n’importe quel moment. Deuxièmement, je me résolus à aller rencontrer la petite mamie et son fantôme, préférant y aller en pleine journée. Les fantômes tirent leur puissance d’apparition de celle de la lune ; celle-ci brillant moins en journée, leur puissance reste moindre lorsque le soleil rayonne. Ne sachant pas à quoi ni à qui m’attendre, je préférais me trouver en position de supériorité.
Réarrangeant quelques éléments dans la bibliothèque, j’attendais que mon assistante ait terminé de ranger ses affaires. Du coin de l’œil, je l’observai discrètement se battre avec sa veste, trouvant difficilement la seconde manche dans son dos. La rousseur éclatante de ses cheveux illuminait son visage pâle, accordée à sa robe ocre, elle resplendissait. Thalia avait toujours été une humaine rayonnante, c’était ce qui m’avait fait tomber en amour pour ce petit bout de femme, mais la grossesse la rendait resplendissante. Elle me donnait l’impression de scintiller. A l’extérieur.
Les émotions qui la traversaient étaient loin d’être aussi pétillantes. Nombreuses et complexes, le goût âcre de l’angoisse et salé de la fatigue vinrent se mêler et se déposer sur ma langue dans un cocktail écœurant. A ceux-ci, s’ajouta l’arrière-goût amer du chocolat noir, qui se glissa insidieusement sur le fond de ma gorge. La solitude. C’était un sentiment que je connaissais bien, souvent jumeau de la tristesse ou de la mélancolie. Elle est toujours là, pesante au fond de l’estomac de celle qui le transporte. Puis, comme toute chose qui reste et n’évolue pas, restant fidèlement à sa place, sa malheureuse propriétaire finit par l’oublier. Jusqu’à l’éclair de rappel qui déchire la poitrine, le grondement du tonnerre ne lançant l’alerte qu’après l’onde de choc, bien trop tard.
Une grossesse représente un événement heureux à vivre en couple, ou entouré par sa famille, et Thalia ne possédait ni l’un ni l’autre. Son entourage se constituait uniquement de ses amies : sa famille de cœur. Ne pouvant me résoudre à la laisser rentrer seule chez elle dans cet état psychique et corporel, je la raccompagnai. Nous passâmes faire quelques courses dans une épicerie en ville, j’éprouvai un besoin impérieux d’être certaine qu’elle aurait de quoi se nourrir ce soir.
Pendant qu’elle se déchaussait, je me rendis dans sa cuisine pour approvisionner son frigo avec nos quelques victuailles. Lors de mes précédentes visites, je ne m’étais pas frayé un passage plus loin que le hall, ce que je regrettai soudainement. Cette prise de conscience me fit l’effet d’une gifle, et je lâchai presque ce que j’avais dans les mains. Je ne reconnus pas cette maison sombre et triste, comme si j’avais mis les pieds dans un monde parallèle. Sur la façade arrière – invisible depuis la rue – les volets n’avaient pas été ouverts depuis plusieurs jours, l’air était lourd et des flocons de poussière virevoltaient à mon passage. Je me frayai un passage entre des cartons qui trônaient dans son salon, sûrement dans une tentative de tri qui remontait à quelques semaines. Son frigo était presque vide, à l’exception d’un yaourt et des restes d’un plat non couvert, la fourchette baignant à l’intérieur. Certains de ses placards étaient entrouverts, tout semblait négligé. L’odeur âcre de l’anxiété était incrustée dans les murs en pierre.
De la bile me monta à la gorge, brûlant sur son passage mon œsophage. Je réalisai que j’avais fait semblant de ne rien voir ces dernières semaines. Je pris conscience qu’au fond, je n’avais pas franchi le seul de la maison parce que cette aura sombre entrait en écho avec celle au fond de mes propres tripes et que ça me terrifiait. Mais je le savais. J’avais laissé mon amie vivre dans ces conditions physiques et mentales, par peur de la façon dont son mal-être résonnerait avec le mien. Je ravalai les émotions qui me traversaient, les enfermant à triple tour dans un coffre au fond de mon esprit et retournai dans l’entrée voire Thalia.
Elle venait de réussir à enlever ses chaussures, le soulagement d’y être arrivé éclairait son visage. Une pointe de culpabilité me traversa, mais je ne me sentais pas aussi mal à l’idée de lui demander de les remettre que de tourner les talons et de la laisser ici.
- « Thalia, » l’interpellai-je.
Elle leva vers moi des yeux curieux, puis inquiets lorsqu’elle m’aperçut. Les mains sur les hanches, un air froid sur le visage qui n’était que la réflexion de ce que je ressentais à mon propos.
- « Tu ne restes pas ici. »
Son regard glissa derrière moi, sur la pièce que je venais de quitter, et je n’eus pas besoin d’expliciter pour qu’elle comprenne exactement à quoi je faisais référence. Elle était en train de mourir à petit feu dans son propre foyer. Ses yeux s’embrumèrent de soulagement, elle prit une grande inspiration. Comme si elle pouvait enfin respirer, que l’oxygène avait retrouvé le chemin de ses poumons, et la vie le chemin de son corps.
- « Je vais appeler Caladhiel pour qu’il t’aide à préparer quelques affaires. Tu auras tout ce dont tu as besoin à la maison, mais avoir quelque chose de toi te fera du bien ».
Je m’assis sur le banc de l’entrée à côté d’elle, tandis que des larmes dévalaient sur ses joues, et la pris dans mes bras.
- « Je vais organiser des choses, chuchotai-je dans ses cheveux, elle sentait la cannelle et le feu de bois. On va trouver un moyen, tu ne seras plus toute seule. Je te le promets. »
Je ravalai l’hypocrite « tu aurais dû me le dire » qui me traversa l’esprit, je me donnais envie de vomir, me dédouaner face à elle ne changerait rien à la réalité. Nous restâmes de longues minutes ainsi, en silence. Puis, je la laissai à contrecœur préparer quelques affaires, tandis que je pris la route de la maison de la grand-mère, laquelle à défaut de connaître le nom, je connaissais l’adresse.
Sa maison était un peu plus loin dans la ville. J’étais dans l’obligation d’y aller à pied puisque mon vélo était resté devant la boutique. Néanmoins, j’avais pensé à prendre ma trousse d’apothicaire, j’avais l’essentiel des plantes, pierres, et ustensiles qui me permettraient de traiter n’importe lesquels des problèmes contre lesquels j’étais habituellement missionnée.
En passant sur la voie piétonne très peu fréquentée en ce début d’après-midi, j’appelai mon jumeau. Enfin… je tentai de l’appeler, mais comme tout bon membre de la famille Varlendyl, nous étions incapables de décrocher ce fichu téléphone. Je lui laissai un message vocal en espérant qu’il le lise rapidement, et pour m’assurer qu’il le fasse, je complétai avec un sms « Urgent, concerne Thalia, écoute mon message. »
Je repris ma marche avant de lui renvoyer un message : « Confirme-moi quand tu as écouté, » parce que c’était mon frère, que je le connaissais aussi bien que je me connaissais, et je savais pertinemment qu’il me laisserait m’inquiéter sans me prévenir quand bien même il aurait réglé le problème.
La maison qui se dressait face à moi était une maison mitoyenne comme une autre dans notre province. Haute et lumineuse, avec une devanture rose framboise quelque peu délavée par plusieurs saisons des pluies. Le balcon du dernier étage, manifestement plus récent que les des autres, indiquait un agrandissement de la maison quelques décennies auparavant, peut-être pour loger une famille plus nombreuse. Elle n’avait pas l’air d’une maison hantée, loin de là. Mais j’avais appris, il y a bien longtemps, à ne pas me fier à mes yeux. Ce qui s’appliquait aux vampires valait aussi pour le reste, même les maisons. Mes sens constituaient un troisième œil bien plus clairvoyant que les deux autres.
Ma main resta en suspense, prête à frapper, au-dessus de la porte tandis que ma messagerie me signala un nouveau message : « Ok, je m’occupe de tout ! » Je repris mon souffle, que je ne pensais pas avoir retenu, et je toquai à la porte me sentant délestée d’un poids, rassurée de savoir Thalia entre de bonnes mains.
Annotations
Versions