Chapitre 4 reveille au coeur du sang
27 juin 1988 — 04h02
Point de vue de l’enquêteur
Je me suis réveillé au milieu du vacarme du monde qui n’existe pas encore. Au début, il n’y avait que le goût du fer sur ma langue et un bourdonnement aigu derrière les tempes. Puis la lumière m’a frappé — crue, blanche, artificielle — et avec elle la réalité : j’étais allongé sur un sol gluant, nuque raide, serviette de fortune serrée contre ma poitrine. Autour de moi, le bois craquait sous mes doigts et quelque chose de froid se collait à ma peau. Le sang. Partout, le sang.
La pièce était une nef renversée. Des bancs renversés, des cierges consumés, une odeur âcre de cire brûlée mêlée à la putréfaction métallique du sang encore frais. Les murs étaient marbrés d’éclaboussures — petites étoiles carmin, larges rivières brunes qui glissaient jusqu’au sol. Le silence pesait, saturé d’un long frisson qui vibrait dans mes oreilles. Je me suis redressé, la tête tournante, et j’ai vu ce qui entourait mon corps.
Il y avait un cadavre, pas loin — la position indiquait qu’on l’avait peut-être traînée, puis déposée en hâte. Les traits étaient flous, lupins, mais je reconnus le pendentif : un petit crucifix, brisé, posé près de la main. Ses doigts étaient crispés comme si, même morte, elle cherchait à retenir quelque chose. Le cou portait une signature sombre — un garrot serré, les anneaux rouges d’une strangulation faite sans hâte mais sans erreur. La peau était violacée autour, comme si quelqu’un avait sculpté l’absence d’air dans la chair. L’horreur m’a vrillé la gorge.
Mes mains tâtèrent le sol. Elles étaient maculées, collantes, et quand je les ai rapprochées de mon visage, la lumière s’est transformée en accusation : mes ongles portaient des fibres, des égratignures. Mes paumes, tremblantes, avaient des traces qui n’étaient pas les miennes. Du sang, oui — mais pas uniquement. Un petit morceau de plastique brillant s’était accroché entre mon annulaire et mon index : un carré froissé, humide d’hémoglobine, l’un des indices que le Cryptographe semait. Mon cœur a cogné si fort que j’ai cru qu’il allait défoncer ma poitrine.
Je n’ai rien compris.
Autour de la scène, des symboles avaient été tracés, grossiers, appliqués dans la chair d’un dos: la main, la ligne, le cercle brisé. Mon regard se posa sur une plus petite inscription, écrite au coin d’un banc, comme griffonnée au couteau : trois signes — barre, cercle incomplet, point — identiques au petit plastique que j’avais trouvé dans la mezzanine. Le papier plastifié, le symbole, la strangulation… tout me criait la même chose : le Cryptographe.
Mais une autre vérité, plus sourde, s’éleva d’un geste. Mon cœur me le disait avant mon cerveau : j’étais trop proche du corps. Ma veste était posée non loin, froissée, ouverte. Des éclaboussures formaient un trajet entre la veste et le cadavre, comme si j’avais été debout, comme si j’avais lutté, ou comme si on avait pris soin de me rapprocher après. Une odeur familière — mon propre après-rasage — flottait au-dessus d’un sillon de sang. J’ai reculé d’un pas, et j’ai senti le vertige me reprendre : et si… et si j’avais été ici, éveillé, acteur ? Et si mes mains, mes doigts, s’étaient refermés sur cette gorge ? Et si mon âme, embrouillée, avait été l’outil du monstre ?
La paranoïa s’est muée en panique sèche. Mes pensées se sont éparpillées comme des papiers au vent. Qui m’avait amené ici ? Pourquoi y avait-il mon après-rasage, mes fibres, ce carré de plastique entre mes doigts ? Pourquoi mon carnet, ce carnet que je croyais rangé, était-il ouvert à côté du cadavre, la page tournée sur un croquis que je n’avais pas fait — ou que je reconnaissais avec l’horreur d’un double : un angle net, une passerelle, et en dessous, une phrase griffonnée, tremblée, dans mon écriture : « NE PAS OUBLIER ».
Je me suis mis à fouiller mes poches comme si des réponses physiques pouvaient calmer l’abîme qui s’ouvrait en moi. Mon portefeuille. Mes clés. Un ticket de bus daté de la veille. Une photo froissée : la vieille femme dont j’avais bâclé le dossier. Une trace de sang rouge, épaisse, sur le bord. J’ai voulu vomir. Rien n’était logique.
Mon regard a accroché quelque chose encore plus alarmant : sur le revers de ma main gauche, un cercle rouge, récent, une pression nette — comme si quelqu’un avait serré ma nuque. Une marque qui n’y était pas avant de m’endormir dans mon bureau. Une empreinte qui ressemblait à… à rien que je veuille reconnaître. J’ai palpé ma gorge, j’ai fermé les yeux, et je me suis vu, dans un instant d’horreur, adossé contre un banc, mains sur la gorge d’une femme. Était-ce moi ? Était-ce un cauchemar devenu réalité ?
Autour de la salle, il y avait des signes que l’on avait voulu laisser. Des notes, scotchées au bois : phrases courtes, peintes en hâte avec du rouge qui avait l’air d’être le sien autant que du mien : « REGARDE DANS LE MIROIR », « NE DÉTOURNE PAS ». Au pied de l’autel, un miroir était renversé, brisé en mille facettes. Dans une de ces facettes, j’aperçus mon propre reflet — ensanglanté, échevelé, les yeux exorbités. J’ai reculé, la panique me nouant la mâchoire.
Je tâtonnai vers le carnet. Les pages étaient remplies de mes notes d’enquête, mais intercalés : des phrases que je n’avais pas écrites la veille, des fragments de rêves retranscrits en lettres serrées. « IL CONNAÎT LA FISSURE », « REGARDE À L’ANGLE ». Et, en bas de page, une phrase plus personnelle, une adresse que je reconnus : celle de la vieille femme. Sous l’adresse, un horaire : 03h30. Mon souffle devint court. L’heure coïncidait. Je me rappelais, brusquement : l’obsession m’avait tiré hors de mon lit la nuit précédente. J’avais roulé jusqu’à la chapelle. J’avais gravi la passerelle. Mais je n’avais aucun souvenir après cela — comme si on m’avait effacé la pellicule.
La confusion me cloua. Était-ce une mise en scène ? Une mise en examen improvisée par le Cryptographe pour me briser ? Les idées se heurtaient : s’il voulait me détruire, il pouvait m’ôter la lucidité, jouer avec mon passé, planter des preuves. Mais s’il voulait que je me sente coupable, il suffisait de me coucher dans le sang et d’y attacher mes mots. Je sentais l’absurdité — ou la terrifiante logique — d’un piège si parfait qu’il me faisait douter de ma propre mémoire.
Je cherchais des indices qui me rassureraient. Une empreinte étrangère, une fibre inconnue, un témoin peut-être. Mais la salle était vide. Les fenêtres verrouillées. Le sol portait encore l’empreinte d’une chaussure lourde, capée par une semelle que je n’ai pas reconnue. Et pourtant, sur le banc où on aurait dû trouver l’empreinte du tueur, il n’y avait que mes propres traces — nettes, probantes — comme si quelqu’un avait voulu inscrire mon passage dans la scène.
Je me suis mis à crier. Le son sonnait faux, avalé par la voûte. Personne ne répondit. Ma voix se mêla au craquement des chandelles, à la respiration lente d’un réverbère au dehors. J’ai reculé jusqu’au mur, appuyé mon dos contre la pierre froide, et j’ai laissé mes genoux fléchir. Mes doigts ont cherché mon téléphone mais il n’était pas dans ma poche ; seulement un petit appareil à clapet que je reconnaissais : l’enregistreur du poste. Il cliquetait faiblement, comme un cœur mécanique. Je l’ai pris — il contenait un enregistrement. Ma bouche sautillait, mes doigts tremblaient quand je le mis en marche.
Une voix rauque, la mienne, haletante, parlait dans le petit haut-parleur : « — Je n’ai rien fait. — Je n’ai rien fait. » Puis un couinement, puis la voix d’une autre personne, étouffée : « Regarde. Regarde ce que tu laisses. » La dernière phrase était reprise, déformée, comme si on l’avait enregistrée d’une autre pièce. Puis du silence. La bande s’arrêtait sur un souffle long.
Le doute m’étouffait. Quelque part, très loin, j’entendis une porte. Mon corps se raidit : quelqu’un approchait. Était-ce le Cryptographe revenu posément pour observer mon désarroi ? Était-ce un complice venu vérifier l’efficacité du piège ? Ou la justice qui finirait par me menotter pour cette scène que je n’avais aucun souvenir d’avoir orchestrée ? Je posai l’enregistreur contre ma poitrine comme si la machine contenait encore une part de vérité.
Je n’avais pas de plan. Mes réflexes professionnels, pourtant, s’éveillaient malgré la panique : ne pas tout toucher, ne pas détruire les preuves, photographier, appeler des renforts. Mais qui appeler quand j’avais l’air d’un assassin prêté au silence ? Qui croire ? Qui me croirait ? Le mieux aurait été d’appeler Marc, mais l’idée de faire entrer un collègue dans ce théâtre monté pour me broyer me parut insoutenable. Et si en ouvrant la porte je faisais tomber un rideau de preuves supplémentaires, façonnées pour me clouer ?
Le sang collait à mes doigts. J’écartai, avec une prudence gelée, quelques papiers, et au-dessus d’eux, une nouvelle phrase tracée de la même main qui avait griffonné mes nuits : « RÉPONDS OU TU ES LE PROCHAIN ».
Je compris, dans un éclair de froideur, que je n’avais plus qu’une chose : survivre à ma propre histoire. Comprendre qui avait pénétré ma vie, comment il m’avait approché, où la fissure s’ouvrait encore. Mais pour cela, il faudrait que je regarde le miroir brisé, que j’affronte l’image ensanglantée de mes mains. Et plus terrifiant encore : il faudrait que je me souvienne.
Parfait — je retire toute mention de noms propres. Voici une version **plus sombre, plus tendue**, point de vue du Cryptographe Sanglant, **sans parler de Robert**. J’ai renforcé la mise en scène, l’obsession, la cruauté psychologique et l’atmosphère thriller.
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### 27 juin 1988 — nuit
**Point de vue du Cryptographe Sanglant**
La nuit a la densité d’un couvercle. J’y appuie ma paume et j’écoute le monde étouffer. J’allume peu : deux chandelles, une lampe voilée. Juste assez pour que la lumière découpe les ombres et laisse des plaies visibles. La pénombre travaille pour moi ; elle étire les formes, camoufle les gestes et rend tout plus vrai.
Elle était choisie pour ses gestes simples, pour la façon dont elle portait sa foi comme un vieux manteau usé. La strangulation n’est pas une attaque ; c’est une mise en silence en douceur, une méthode qui rêve d’élégance. Serrée, mesurée, comme un nœud qui écrit la phrase finale. J’aime la lenteur qui laisse le temps d’observer les nuances — le rouge qui prend différentes consistances, le cuir qui se déforme, la langue qui cherche l’air.
Je compose la scène comme un peintre compose un tableau : la ligne sur le dos devient une carte, la rayure sur la balustrade un point cardinal, le crucifix brisé une légende posée à côté d’un cadavre qui voudra encore signifier quelque chose. Le petit carré de plastique, glissé dans un tenon, est ma signature minuscule — assez pour piquer l’œil du curieux, trop petit pour être trouvé par les mains pressées. Chaque détail doit dire deux choses à la fois : ce que j’ai fait et ce que je veux qu’on voit.
La strangulation est un art du silence. La main qui serre traduit une volonté plus nette que mille mots. On n’étouffe pas pour la hâte ; on étouffe pour l’affirmation. La pression creuse des anneaux, dessine des colliers noirs, colore la chair de violets. La victime lutte, les doigts cherchent, griffent le bois, la chair rend des éclats de peau comme des débris d’un miroir. Je laisse les traces : petites éclaboussures, traces de frottement, empreintes polies par le geste répété. Tout doit être propre, mais reconnaissable quand on sait lire.
Puis vient la mise en scène. J’arrange les chandelles pour que la cire coule dans des rivières noires, j’incline un banc pour qu’une ombre précise vienne mourir sur le cou. Je dispose des notes, je froisse un carnet, j’imprime des mots dans la marge — « NE PAS OUBLIER », « REGARDE ». Rien de grotesque : la subtilité fait mieux que la provocation. Le sang est la peinture ; l’angle est le pinceau.
Je joue du doute. Je veux que celui qui arrive se sente pris à son propre piège mental — qu’il trouve des bouts de lui-même éparpillés sur le bois, une phrase griffonnée qu’il reconnaît, un symbole qui l’attire comme un clou. Ma plus belle réussite est quand la proie devient miroir : elle ramène à la surface ce qu’elle avait enfoui. Alors je laisse la scène lui renvoyer son image brisée.
Je n’ai pas besoin d’être présent quand l’horreur se révèle. La distance est un organe de plaisir : je regarde, j’écoute, je note. De l’ombre, je vois les gestes — la main qui repousse une mèche, le souffle qui s’accélère, le doigt qui tâte un morceau de plastique. Parfois je m’amuse à glisser des phrases sur un enregistreur, des répétitions de mots choisis pour faire vriller la mémoire : des bribes qui semblent familières, mais tordues. La confusion est une arme plus tranchante que le fer.
Chaque cadavre est une leçon ; chaque symbole un pas de plus dans ma partition. Je choisis des lieux qui portent des échos, des recoins qui parlent à la mémoire de celui qui fouillera. La honte, la négligence, l’oubli : on en fait des passerelles. Les corps deviennent panneaux, les énigmes, des cartes. Je trace des itinéraires que seuls ceux qui regardent avec trop d’attention finiront par suivre — et quand ils suivent, je ris de leur surprise.
Je n’ai pas besoin de faire couler plus que nécessaire. Quelques gouttes ici, un filet là-bas, suffisent à raconter la lutte. Le bruit du corps qui glisse, le frottement de la chair contre le bois, le crissement d’un ongle arraché — ce sont des phrases que j’écris pour qu’on les lise. J’aime laisser la sensation d’un geste prolongé : le souffle qui se raccourcit, la déglutition qui devient spasme, la main qui finit par lâcher. La violence la plus absolue est celle qui s’impose dans le calme ; elle ne hurle pas, elle impose.
Quand le visiteur arrive, je le regarde se débattre face à ce qui est devant lui. Il tente de classer, d’étiqueter. Il veut s’en tenir à la procédure ; il fuit l’intime. Mais la scène réclame autre chose : un regard qui accepte d’être troublé. J’observe ses mains toucher, ses doigts ramasser un papier, la peur qui s’insinue. La signature fonctionne : le carré de plastique, le symbole incomplet, la goutte sèche. Le briquet a laissé une trace de suie, le banc a un sillonnement usé. Tout correspond.
Je n’aime pas les applaudissements. Je préfère l’effet de ricochet — la culpabilité qui se répand, l’obsession qui s’infiltre, les nuits où l’esprit recompose en boucle. Voilà mon instrument : transformer la certitude en doute, la routine en fissure. Quand l’enquêteur s’enferme dans ses propres souvenirs, quand il découvre une ligne qu’il avait gribouillée jadis, quand il sent ce petit frisson froid au creux du cou sans savoir d’où il vient — c’est la victoire.
La ville, pour moi, est une cartographie de failles. J’y inscris mes mots en lettres de sang et d’objets», je tisse des chemins que l’on croit suivre pour avancer et qui ne font que ramener à soi. Je n’écrase pas la proie ; je l’oblige à se regarder avec la gêne d’un miroir brisé. Elle devient complice de sa propre chute en ramassant les miettes que j’ai disposées.
La nuit s’épaissit. Je range mes outils, je ramasse ce qui doit l’être. La clé d’une autre chapelle, un pan de tissu, un élastique. J’emporte une part de la scène en souvenir, comme on prend un coup de pinceau sur la main pour se rappeler la couleur. Puis je m’esquive, glissant entre les réverbères, sûr que l’odeur métallique suivra les rêves des vivants. Bientôt, d’autres viendront, d’autres verront. Et la partition poursuivra sa route, lente et implacable, jusqu’à ce que l’on comprenne enfin que la vérité, pour être vue, doit d’abord être saignée.
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