Épisode 2 : ÉCHO QUANTIQUE

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Aram fixa l’écran, le souffle coupé. L’homme en noir ? Impossible de savoir. L’ascenseur s’éleva vers son appartement, mais après cette expérience, Aram sentit qu’il s’élevait peut-être vers autre chose.

Il était encore un simple technicien en systèmes de réalité augmentée, mais quelque chose venait de s’éveiller en lui. Quelque chose qui, peut-être, avait toujours été là.

Alors qu’il franchissait le seuil de son appartement, un éclair bleuté illumina brièvement le mur en face de lui. Rien de surnaturel — un bug visuel, sans doute, une aberration due à ses implants fatigués. Pourtant, l’image resta imprimée dans son esprit : un motif fractal, en forme de spirale, comme s’il avait entrevu une structure cachée derrière la façade ordinaire du monde.

Il resta quelques secondes immobile, la porte encore entrouverte derrière lui.

« IA, » dit-il d’une voix lente, « affiche les articles récents sur la mécanique quantique… en particulier les théories liées à l’observation et à la conscience. »

L’écran mural s’illumina, déployant une interface sobre aux icônes familières. Des titres s’alignèrent : Intrication et cognition, La conscience comme facteur d’effondrement de la fonction d’onde, La perception modifie-t-elle la réalité physique ?

Aram les parcourut, fasciné. Il cliqua sur le premier lien. Le texte s’ouvrit, dense mais étrangement captivant. Il ne comprenait pas tout, loin de là. Mais quelque chose, dans ce langage de probabilités et d’observateurs, résonnait profondément en lui.

Pour la première fois depuis longtemps, il avait envie de comprendre.

Après une nuit envahie de rêves symboliques, il se réveilla l’esprit embrumé, comme s’il compilait en tâche de fond, tous les concepts emmagasinés.

Le son des notifications du matin s’était tu depuis longtemps. Aram observait son petit-déjeuner intact, les particules de vapeur s’élevant de son café formant une chorégraphie hypnotique dans la lumière matinale. Quinze heures. Jardins de Bohm. Section Est. Ces mots dansaient dans son esprit depuis son réveil.

Les Jardins de Bohm. Un espace de verdure artificielle au cœur de Neo-Synapse, nommé d’après un physicien quantique du siècle dernier. Aram n’y était allé qu’une fois, lors de son installation dans la ville. Il se souvenait vaguement d’hologrammes d’arbres centenaires entremêlés à de véritables plantes génétiquement modifiées pour survivre dans l’air pollué.

« Acceptes-tu cette rencontre non planifiée ? » demanda l’IA, sa voix semblant émaner des murs eux-mêmes. « J’analyse un risque potentiel de 23 % basé sur la nature anonyme du message. »

Aram sourit. « Depuis quand t’inquiètes-tu pour moi ? »

Un silence suivit, puis : « Ma programmation inclut la préservation de ton bien-être. Cependant, j’observe que tu as présenté des schémas comportementaux atypiques depuis hier soir. Souhaites-tu une analyse ? »

Il repoussa sa tasse et se leva pour s’approcher de la fenêtre. Neo-Synapse s’étendait devant lui, différente de la veille. Les tours ne semblaient plus si oppressantes, les néons moins agressifs. Comme si la ville respirait avec lui.

« Non, » répondit-il enfin. « Je veux voir où cela mène. »

Le laboratoire Nexus-9 occupait trois étages entiers du complexe technologique où travaillait Aram. D’ordinaire, il se contentait d’exécuter les commandes de calibrage sans poser de questions. Aujourd’hui, ses doigts hésitaient sur les commandes holographiques pendant qu’il ajustait les filtres de réalité augmentée pour un client fortuné.

« Module de perception émotionnelle, intensité à 72 %, » murmurait-il en manipulant les projections virtuelles qui flottaient devant lui. « Filtre de beauté urbaine, saturation à 85 %… Blocage des facteurs anxiogènes, niveau 3… »

Chaque paramètre qu’il modifiait représentait une altération subtile de la réalité pour son utilisateur. Un monde sur mesure, conçu pour filtrer les aspérités du réel. Aram réalisa qu’il fabriquait quotidiennement des illusions confortables pour des gens qui préféraient ne pas voir.

« Et si la réalité était déjà une forme d’illusion ? » murmura-t-il. « Et si nos filtres naturels nous limitaient plus que ces technologies ? »

« Cette question dépasse mes paramètres d’analyse courants, » répondit son IA professionnelle, différente de celle de son appartement. « Souhaites-tu une mise à jour de mes modules de connaissance ? »

Il secoua la tête et finalisa le calibrage. Ses collègues s’activaient autour de lui, isolés dans leurs propres bulles techniques. Personne ne parlait vraiment. Personne ne se regardait. Des techniciens ajustant la perception d’autrui sans percevoir leurs propres voisins.

Une vibration subtile parcourut soudain la pièce. Presque imperceptible, comme le bourdonnement d’une basse fréquence qu’on ressent plutôt qu’on entend. Aram releva la tête, cherchant autour de lui. Personne d’autre ne semblait l’avoir remarquée.

Puis il l’entendit. Un écho. Ténu. Comme si quelqu’un avait prononcé son nom à distance.

Aram.

Il se figea, les mains suspendues au-dessus de l’interface holographique.

Aram.

Le son ne venait pas de ses implants auditifs. Il le percevait directement, comme si quelqu’un murmurait à l’intérieur de son crâne.

« Identification vocale ? » chuchota-t-il à son IA.

« Aucune source audio externe détectée dans ton périmètre immédiat, » répondit la voix synthétique. « Veux-tu un diagnostic de tes implants auditifs ? »

Aram déclina l’offre d’un geste et termina précipitamment son travail. Il devait sortir, prendre l’air. Comprendre.

À l’heure du déjeuner, il se dirigea vers la cantine du complexe. Le temps semblait s’étirer étrangement. Les conversations autour de lui résonnaient avec une clarté inhabituelle, alors que certains mouvements paraissaient ralentis. Il observa une goutte de condensation glisser le long d’un verre, captant les nuances de lumière comme un minuscule prisme.

Tout est message. Tout est signal.

Cette pensée n’était pas la sienne. Du moins, il ne la reconnaissait pas comme telle. Elle s’était simplement manifestée, pleine et entière, dans sa conscience.

Un écran de nouvelles diffusait un reportage sur les dernières avancées en physique quantique. Un scientifique aux cheveux grisonnants parlait avec animation :

« … ce que nous appelons “intrication quantique” pourrait s’étendre au-delà des particules subatomiques. Des expériences récentes suggèrent que des systèmes plus complexes pourraient maintenir ces connexions sur des distances considérables… »

Aram fixait l’écran, hypnotisé. L’intrication quantique. Deux particules liées, réagissant instantanément l’une à l’autre malgré la distance. Comme si elles n’étaient qu’une seule entité occupant deux espaces simultanément.

Au même instant, son bracelet d’identification professionnelle vibra doucement contre son poignet. Il jeta un œil à l’écran minuscule :

« ANOMALIE DÉTECTÉE : PRÉSENCE SYNCHRONE DANS DEUX SECTIONS DU BÂTIMENT. »

Un frisson parcourut sa colonne vertébrale. Le système l’identifiait simultanément ici et ailleurs. Une erreur, certainement. Ou quelque chose de plus étrange ?

« IA, localise ma signature biométrique dans le bâtiment, » murmura-t-il.

« Données contradictoires, » répondit la voix synthétique après un moment. « Ta signature est détectée dans la cantine du niveau 42 et dans le couloir C du niveau 56. Diagnostic du système de surveillance en cours. »

Le niveau 56. La section recherche avancée. Un étage auquel Aram n’avait jamais eu accès.

Il sentit une présence derrière lui et se retourna brusquement. Personne. Pourtant, l’impression persistait. Comme si quelqu’un — ou quelque chose — l’observait de très près.

« Tu commences à le ressentir, » murmura une voix qu’il connaissait sans la reconnaître. « L’écho quantique. »

Aram se leva d’un bond, renversant presque son plateau. Autour de lui, personne ne semblait avoir entendu. Les conversations continuaient, les bruits de couverts résonnaient normalement. Seul lui semblait suspendu dans cette bulle étrange où le temps fonctionnait différemment.

À quatorze heures trente, Aram se présentait aux portes Est des Jardins de Bohm. Le soleil filtrait à travers les panneaux translucides du dôme protecteur, créant des motifs mouvants sur le sol. Des hologrammes d’arbres anciens se mêlaient aux véritables plantes, si parfaitement intégrés qu’il fallait un œil exercé pour distinguer le réel du virtuel.

« Je suis en avance, » constata-t-il, s’adressant à son IA personnelle.

« De vingt-huit minutes exactement, » confirma-t-elle. « Je détecte une augmentation significative de ta fréquence cardiaque et de ton niveau de cortisol. Es-tu anxieux, Aram ? »

Il inspira profondément, sentant l’air légèrement plus pur des jardins emplir ses poumons. Des particules de lumière dansaient devant ses yeux.

« Je suis… curieux, » répondit-il finalement.

Il s’avança sur l’un des sentiers qui serpentaient entre les massifs de fleurs et les installations artistiques. Au centre de cette section se trouvait une sculpture représentant ce qui semblait être des ondes entrelacées, figées en plein mouvement. Une plaque indiquait simplement : « L’ordre implié — En hommage à David Bohm. »

Aram s’assit sur un banc face à la sculpture et attendit, observant les visiteurs qui passaient. Couples tenant des discussions animées, solitaires perdus dans leurs pensées, groupes de collègues en pause. Personne ne lui accordait d’attention.

À mesure que les minutes s’écoulaient, une étrange sérénité l’envahissait. Les événements des dernières vingt-quatre heures — l’éveil dans la rue, le message mystérieux, l’écho dans le laboratoire — tout cela formait un motif qu’il ne pouvait pas encore discerner mais dont il pressentait la cohérence.

Les coïncidences n’existent pas dans un univers quantique.

Cette pensée étrangère-familière surgit à nouveau dans son esprit. Mais cette fois, il ne la rejeta pas. Il la laissa résonner, s’amplifier, prendre forme.

Quinze heures approchaient. Le jardin semblait soudain plus silencieux, comme si le temps ralentissait autour de lui. La lumière changeait subtilement, acquérant une qualité presque liquide.

« Aram, » appela une voix grave.

L’homme en noir se tenait devant lui. Exactement comme la veille, avec son costume impeccable et son regard profond qui semblait voir au-delà des apparences. Mais cette fois, il n’y avait aucune foule dans laquelle disparaître.

« Vous existez donc, » murmura Aram, se levant lentement.

L’homme esquissa un sourire énigmatique. « Excellente observation. Mais la vraie question est : qu’est-ce qui existe réellement ? »

Aram sentit un frisson parcourir son corps. « Qu’êtes-vous donc ? »

« Pour l’instant, considère-moi comme un écho. Un reflet de possibilités que tu commences à peine à percevoir. »

L’homme s’approcha de la sculpture d’ondes entrelacées et la caressa du bout des doigts. « Sais-tu ce que Bohm entendait par “ordre implié” ? »

Aram secoua la tête.

« Il suggérait que l’univers visible n’est qu’une manifestation superficielle d’un ordre plus profond, plus fondamental. Comme la structure cachée sous les vagues de l’océan. » L’homme fit un geste vers la sculpture. « Ce que nous percevons comme des objets séparés, des événements distincts, ne sont que des projections d’une totalité sous-jacente. »

« Comme les ombres dans la caverne de Platon, » murmura Aram, se rappelant ses lectures.

L’homme en noir hocha la tête, visiblement satisfait. « Exactement. Mais contrairement aux prisonniers de Platon, tu as commencé à sentir qu’il y a plus que les ombres. Les échos que tu perçois depuis hier ne sont pas des hallucinations, Aram. Ce sont des fissures dans ta perception habituelle. »

Aram sentit son cœur s’accélérer. « Les voix dans ma tête ? Ma présence simultanée à deux endroits ? »

« Tu as passé ta vie à installer des filtres de réalité pour les autres, » poursuivit l’homme, ignorant la question. « As-tu jamais réfléchi aux filtres que tu portes toi-même ? Non pas technologiques, mais perceptifs ? »

Un drone de surveillance passa au-dessus d’eux, son bourdonnement à peine audible. L’homme le suivit du regard avant de reporter son attention sur Aram.

« La réalité est bien plus étrange et merveilleuse que ce que la plupart des gens peuvent percevoir, » continua-t-il. « Les synchronicités que tu commences à remarquer ne sont pas des coïncidences. Ce sont des messages. »

« Des messages de qui ? » demanda Aram, de plus en plus troublé.

L’homme sourit à nouveau. « De toi-même, en partie. De l’univers, en partie. La distinction n’est peut-être pas aussi claire que tu le crois. »

Il sortit de sa poche un petit objet brillant et le tendit à Aram. C’était un pendentif en cristal taillé, captant la lumière en motifs complexes.

« Un amplificateur quantique rudimentaire, » expliqua l’homme. « Il ne crée rien qui n’existe déjà, mais il peut aider à affiner ta perception des échos. »

Aram hésita avant de prendre l’objet. Le cristal était frais au toucher, mais semblait se réchauffer rapidement au contact de sa peau.

« Qui êtes-vous réellement ? » insista-t-il. « Comment savez-vous tout cela ? »

L’homme en noir recula de quelques pas. « Disons que j’ai appris à voir au-delà des filtres il y a longtemps. Quant à mon nom… » Il sembla considérer la question un moment. « Tu peux m’appeler Echo, pour l’instant. C’est… approprié. »

Un groupe de visiteurs passa entre eux, et lorsqu’ils s’écartèrent, l’homme — Echo - avait disparu. Aussi mystérieusement que la veille.

Aram resta immobile, serrant le cristal dans sa main. Sa surface lisse et froide était la seule preuve tangible que cette rencontre avait réellement eu lieu.

« Analyse thermographique de la zone, » murmura-t-il à son IA.

« Je détecte les signatures thermiques de vingt-trois personnes dans un rayon de vingt mètres, » répondit-elle. « Aucune ne correspond au profil de l’homme avec qui tu conversais. »

« C’est impossible, » protesta Aram. « Il était juste là. »

« Les données sensorielles sont parfois sujettes à interprétation, » suggéra l’IA avec une nuance inhabituelle dans sa voix synthétique. « Comme les échos quantiques dont il parlait. »

Aram fixait l’espace vide où se tenait Echo un instant plus tôt. « Tu as enregistré notre conversation ? »

« Affirmatif. Cependant, l’analyse audio révèle une anomalie. Les réponses que tu recevais présentent des motifs de fréquence qui… ressemblent étrangement aux modulations de ta propre voix. »

Un frisson parcourut sa colonne vertébrale.

« Tu suggères que je parlais seul ? »
« Je suggère, dit l’IA, que l’émetteur et le récepteur pourraient ne pas être aussi distincts que tu le crois. »
Aram se figea. Un souvenir fugace surgit — la sensation d’avoir vu, ailleurs, ce même moment.
Dans le creux de sa paume, le cristal brillait faiblement.
Et dans un souffle qu’aucun micro ne détecta, il crut entendre :
« Je suis encore là. »

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