Seth Unpoindevu était un vieux bonhomme qui n’avait jamais eu d’enfant, parce qu’il n’aimait pas les enfants. Et aussi parce que les femmes, ça sert à rien pour un grand chasseur comme lui ; elles poussent des cris dès qu’on tire sur un Bambi. Pourtant c’est bon le Bambi. Il ne comptait plus le nombre de fois où il était rentré de ses aventures dans les Bois Sombres et Mystérieux avec un gibier sur une épaule, et une femme morte sur l’autre. Mais il fallait bien qu’elle arrête de geindre, aussi… Comme il ne mangeait pas de femmes et qu’il ne voulait pas s’embêter à les enterrer, ni à les brûler – il avait remarqué que ça puait pendant des jours, après – il les refilait au fermier d’à côté, un certain Dé Fasey, qui les lui troquait contre des pommes de terre. Seth Unpoindevu ne savait pas ce que Dé Fasey en faisait mais cela lui importait peu ; les patates, ça allait super bien avec le Bambi.

Ce fut donc sans enfant, sans femme et sans chien – il n’aimait pas les chiens non plus – que Seth Unpoindevu s’enfonça dans les Bois Sombres et Mystérieux ce jour-là.

Pas un bruit, pas un souffle de vent n’accompagnait ses pas dans la forêt et franchement, Seth Unpoindevu trouvait ça louche. C’était comme si les Bois Sombres et Mystérieux étaient encore plus sombres et mystérieux que d’habitude. Il arma son arc en fronçant tellement les sourcils qu’on ne voyait plus ses yeux ; si c’était encore cette foutue licorne qui s’amusait à faire des trucs magiques dans la forêt, cette fois, il ne la louperait pas. En plus, ça devait être bon, la licorne. Il avança, avança, avança et avança, mais ne voyait rien. Puis il se rendit compte que c’était à cause de ses sourcils broussailleux, alors il les leva. C’était mieux. Ou pas. Parce qu’il aurait sûrement préféré se retrouver face à un dragon – ça devait être bon, ça aussi – plutôt que face à ce… Il n’était pas bien sûr. On aurait dit un homme, enfin plutôt un puceau, mais il était bizarre et surtout il avait l’air stupide à scintiller comme ça dès qu’un rayon de soleil réussissait à percer les feuillages jusqu’à lui.

– Pourquoi tu brilles comme ça, toi ? lança Seth Unpoindevu sans débander son arc.

– Éloigne-toi de moi, rétorqua mystérieusement le puceau scintillant. Je suis un être abominable !

Seth Unpoindevu trouvait en effet toutes ces paillettes sur le corps du puceau fort abominables.

– Bon. Casse-toi de ma forêt.

– Tu ne comprends pas, commença à geindre le puceau scintillant. Il ne faut pas qu’on soit amis, je suis… dangereux !

La flèche partit toute seule, et alla se planter pile dans le cœur du puceau à paillettes. Seth Unpoindevu pouvait supporter beaucoup de choses, mais les gens qui chouinent… Fallait pas exagérer. À sa grande surprise, au lieu de s’effondrer, sa cible se réduisit aussitôt en cendres et une chauve-souris jaillit du petit tas fumant. Seth Unpoindevu réarma son arc et réussit à la tuer en vol. Il était content, car jamais il n’avait eu ce genre de viande à dîner. Cela dit, le chasseur avait bon appétit et une pauvre petite bestiole serait loin de pouvoir lui suffire, alors il poursuivit son épopée dans les Bois Sombres et Mystérieux.

Sur sa route, Seth Unpoindevu lança quelques pierres aux lutins qui traînaient par là, mis un coup de pied bien senti à un elfe qui prenait le Vieux Chêne Centenaire pour un urinoir et écrasa quelques fées sous ses pas mais ça, il ne l’avait pas fait exprès. Pas de licorne à l’horizon. Pas même de Bambi. Il commençait à désespérer sévère, lorsqu’il aperçut le vieux Maître Jeu’Sethou. Lui il savait forcément où trouver du gibier ! Revigoré, il s’approcha du vieil homme qui lui tournait le dos.

– Bonjour, Seth Unpoindevu, lança ce dernier sans même se retourner.

Ça alors ! C’était vraiment fort impressionnant.

– Comment tu savais que c’était moi ?

– Connais-tu l’intérêt des bains, Seth Unpoindevu ? répondit mystérieusement Maître Jeu’Sethou en lui faisant enfin face.

Le chasseur réfléchit à cette énigme en détaillant longuement la barbe blanche du vieux, qui tombait jusqu’à ses pieds nus et avait ramassé tout un tas de cochonneries dans la forêt.

– Tu as des fientes de dragon accrochées dans ta barbe, finit-il par dire.

– Et toi du sang sur les mains, mon fils.

Seth Unpoindevu connaissait ses parents et une chose était sûre, ce vieux n’était pas son père. Alors pourquoi prétendait-il le contraire chaque fois qu’ils se croisaient ? Les fientes de dragon devaient lui monter à la tête.

– Tu dois apprendre le plus grand des pouvoirs, mon fils, reprit le vieux.

Seth Unpoindevu ignora la façon dont il venait, encore, de l’interpeller. Le plus grand des pouvoirs, ça l’intéressait.

– Okay.

– Prends ça.

Maître Jeu’Sethou sortit un balluchon de sous sa cape magique et le tendit au chasseur. Peut-être était-ce du Bambi ? L’estomac de Seth Unpoindevu grogna tellement que les petits trolls qui entouraient toujours le vieux s’enfuirent dans de grands cris apeurés. Mais dans le balluchon, le chasseur découvrit la chose la plus laide qui soit : un bébé tout froissé et tout rouge qui semblait sur le point de hurler. Aussitôt il le rendit au vieux, qui se recula en agitant les mains pour ne pas le prendre.

– Non, non, c’est ton fardeau… euh, le cadeau que je te fais, Seth Unpoindevu. Cet enfant t’apprendra le plus grand des pouvoirs.

– C’est un futur chasseur hyper badass’ ?

– Non. C’est l’élu dont parle la prophétie de la licorne. Il nous sauvera tous, et il t’apprendra le plus grand des pouvoirs.

Franchement, mettre cette foutue licorne sur le tapis, c’était pas la meilleure solution pour persuader Seth Unpoindevu.

– Mais c’est quoi ce fameux plus grand des pouvoirs ?

– Oh mon fils, tu devrais le savoir… C’est… l’amour !

Alors là, le vieux était trop fort ; Seth Unpoindevu était tout à fait convaincu. Et c’était bien normal.