Scène 7
Le galeriste, portant un toast.
GALERISTE
Une exposition, c’est toujours une énorme responsabilité. C’est lourd de sens. Ça élève un homme, un simple homme, au rang d’artiste. Ça le couronne, ça le magnifie. C’est faire de la galerie, des musées et du monde l’art, cette grande et belle famille, son refuge, un panthéon où il sera toujours le bienvenu. Le choix est délicat, le pari est risqué. Et ce dernier l’est d’autant plus lorsque cet homme, ce simple homme, est cette fois invisible, résumé à des cartons livrés anonymement, comme une mauvaise farce.
Et pourtant, malgré les nombreux doutes rencontrés lors de ma longue carrière, je ne pense pas me tromper en vous affirmant aujourd’hui que ces œuvres se trouvent être ce que l’art a rencontré de plus puissant, d'inédit et de rare depuis le début de ce siècle.
Ce que je vous propose aujourd’hui, c’est de briser des codes. Ceux d’un art qui, en voulant mythifier les hommes, en oublie de saluer les œuvres. Ceux d’un art de l’illusion et de l’artifice. Ceux d’un art douillet dont le public se complet dans le mensonge et le confort. Car cette exposition, mes très chers, c’est celle de la vérité.
La vérité cruelle, crue et rouge. Celle que l’artiste se doit de montrer, sans limite ni barrière, comme un morceau de viande saignante. C’est cette vérité que nous, galeristes, devons protéger et sublimer, sans faire d’impasse sur la violence et l’insoutenable. Car telle est notre mission : le respect de l’œuvre, le respect de l’artiste, le respect de l’art.
Je tiens alors à tous vous remercier d’être si nombreux ce soir à croire en cet art sans concession. J’aimerais plus particulièrement saluer le soutien inconditionnel de personnes sans qui ces murs seraient aujourd’hui nus, notamment notre bien heureux mécène Jean Roi.
Je porte ce toast à ce très talentueux fantôme, à vous tous encore bien vivants, et à tous ceux-là qui ne le sont déjà plus.
Merci.
Tout le monde trinque. Dans la foule, un duo s’approche d’une œuvre. Ils engagent la conversation.
FEMME
Quelle horreur ! Vraiment quelle horreur ! Regarde cette femme, cette pauvre femme, on ne reconnait même plus son visage ! Qui peut bien faire ça ?
HOMME
C’est fascinant ! Horrible, certes, mais fascinant ! J’ai l’impression d’avoir du sang sur la peau !
FEMME
Comment peut-on mettre ça sur un mur ? C’est macabre !
HOMME
Tu sais que l’art n’a pas à être beau, n’est-ce pas ?
FEMME
Oui enfin, entre la laideur et ça, il y a un gouffre.
HOMME
Je ne suis pas de ton avis.
FEMME
Ah ?
HOMME
Oui, vraiment pas.
FEMME
Et donc ?
HOMME
Donc je pense que c’est du génie.
FEMME
Pardon ? Et tu n’as pas honte ?
HOMME
Non. Nous torturer comme ça, avec un art psychopathique, entre mise en scène et pièce à conviction, je trouve ça génial en tout point. C’est d’une grande intelligence même.
FEMME
Henry, tu parles de cadavres. Tu parles de personnes mortes.
HOMME
Je sais, justement. Nous jeter à la gueule notre angoisse de la mort et s’introduire comme ça dans celle des autres, franchir toutes les frontières de l’intimité et de la pudeur, je trouve ça…
Court silence.
FEMME
Oui ?
HOMME
Je trouve ça phénoménal !
FEMME
Mon Dieu Henry, tu admires un tueur ! Il les a tués, c’est sûr !
HOMME
Ah oui ?
FEMME
Comment est-ce qu’il aurait pu avoir ses bijoux, hein ? Et là, regarde, il y a une mèche de cheveux ! Des cheveux Henry !
HOMME
Rien ne dit que tout cela est vrai.
FEMME
Rien ne dit que c’est faux non plus ! Il y a peut-être un tueur là dehors et ici, tout le monde est en train de le vénérer !
HOMME
Mais c’est ça qui est prodigieux ! C’est terriblement excitant !
FEMME
Tu me fais peur Henry, vraiment…
HOMME
Mais…
FEMME
J’en peux plus de ces photos, je t’attends dehors.
Elle sort. Jean Roi s’approche du galeriste.
ROI
Félicitations ! Vraiment félicitations, c’est sensationnel, très réussi !
GALERISTE
Très heureux que ça vous plaise !
ROI
Ça ne plait pas qu’à moi, c’est un succès unanime !
GALERISTE
Oui, c’est très prometteur. Les critiques sont conquis.
ROI
Cette honnêteté, ce courage de représentation, je trouve ça formidable !
GALERISTE
A dire vrai, je savais que vous seriez enthousiaste à la vue de ces œuvres Monsieur Roi. Vous êtes un adepte de grands frissons !
ROI
C’est vrai, et pour ce qui est des grands frissons, je suis servi ! Vous n’avez donc aucune idée de qui ça pourrait être, c’est ça ?
GALERISTE
Exact, mais je compte bien le découvrir, je ne vais pas laisser filer un talent aussi inédit et nouveau !
ROI
Et vous n’auriez pas une piste par hasard ?
GALERISTE
Eh bien… C’est très certainement trop tôt pour le dire…
ROI
Allons donc, j’insiste, j’aimerais beaucoup faire affaire avec cette personne.
GALERISTE
Affaire ?
ROI
Oui, une commande peut-être. Ce genre de photographie, c’est ce qu’il me faut pour mes clubs.
GALERISTE
Dans ce cas, je vais voir si je peux faire quelque chose …
Après un court instant de réflexion.
Oui, je pense même pouvoir vous mettre en contact si je ne me trompe pas.
ROI
Vraiment ?
GALERISTE
Rien n’est sûr mais je vais faire ce que je peux.
ROI
Oh vraiment, je saurais m’en rappeler. Vous savez comment me contacter, n’est-ce pas ?
Il s’éloigne.
Bravo encore, c’est une véritable réussite !
Jean Roi s’apprête à partir.
GALERISTE
Jean !
ROI
Oui ?
GALERISTE
Je suis convaincu qu’il va vous plaire !
Noir.
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