Scène 12

5 minutes de lecture

Nathan et le galeriste chez Nathan. Nathan est assis, l’air de s’ennuyer.

GALERISTE

N’oublie pas ton entretien lundi, c’est pour un magazine de culture alternative.

NATHAN

Est-ce que c’est vraiment nécessaire ?

GALERISTE

Bien sûr, il faut expliquer ton travail. C’est comme ça que ça fonctionne l’art contemporain, il faut l’expliquer.

NATHAN

Il n’y a pas grand-chose à expliquer. Ils sont morts, voilà tout.

GALERISTE

Sérieusement, tu ne peux pas dire ça. C’est plus complexe que ça, tu le sais bien. Ils sont pas juste morts, c’est tout un processus créatif derrière ces œuvres, tout un développement.

NATHAN

Non.

GALERISTE

Bah Nathan…

NATHAN

Ils sont morts, ils sont morts, qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

Silence.

Tu sais quoi ? Je pense que tout ça, c’est des conneries. C’est pas de l’art. C’est du voyeurisme. Et je ne parle pas des photos. Non, les œuvres, elles ont encore une chance de sauver leur honneur. Mais je parle de moi, de toute cette attention, de toutes ces rumeurs. C’est pas de l’intérêt ou de la curiosité intellectuelle, c’est du voyeurisme pur et dur. Ils s’en foutent de l’art, ils s’en foutent des œuvres, ils veulent juste me voir moi et rien que moi. Ils veulent voir le petit fou, l’artiste morbide qui expose des tripes à l’air, histoire de faire sensation. Je suis une bête de foire.

En fait, tu n’exposes pas mes œuvres. Tu m’exposes moi.

Silence.

GALERISTE

Mais est-ce que tu t’écoutes ? Comment oses-tu me faire un caprice d’artiste, toi, le petit Nathan qui barbotait dans sa peinture il y a encore un mois ? Est-ce que tu imagines ne serait-ce qu’un instant, loin de ton égo naissant, la chance que tu as ? Ils sont des centaines à Paris qui aimeraient être dans ta situation ! Aie un minimum de respect pour tous ceux à qui tu as volé la place !

NATHAN

J’en ai marre.

GALERISTE

Mais qu’est-ce que tu croyais ? Que t’allais poser tes toiles aux murs, ramener tous tes clichés et ta brocante, puis disparaître fissa ? Mais c’est pas ça être artiste mon gars ! C’est pas ça ! Etre artiste, c’est être là, toujours là, présent dans le paysage, prêt à bondir et à rebondir. Tu dois être un repère, il faut que les gens ne t’oublient pas…

NATHAN

Mais pourquoi ?

GALERISTE

Si les gens t’oublient, tu n’existes plus. Alors non, quelques photos et des objets ramassés aux ordures ne suffisent pas. Oui, t’es un monstre. T’es le plus gros monstre que Paris ne connaisse aujourd’hui, et peut-être même le plus gros monstre que l’art n’ait jamais connu. C’est comme ça, tu es devenu une légende, bonne ou mauvaise, et tout le monde a envie de croire aux légendes, même quand ces dernières parlent de cadavres. Il va falloir t’y faire et l’entretenir car le jour où tu redeviendras une personne normale, tu ne seras plus rien.

NATHAN

Alors je préfère peut être n’être rien. Je veux arrêter les photos.

GALERISTE

Pas question.

NATHAN

C’est mauvais ce qu’on fait. Ce que je fais.

GALERISTE

Tu plaisantes ? Tu as un œil génial, les photos sont superbes !

NATHAN

Je ne parle pas de ça ! Les gens se pavanent et gloussent devant des corps éventrés, déchiquetés ou carbonisés. Ils aiment ça ! On ne peut pas continuer, c’est immonde, c’est mal !

GALERISTE

Mal ? Mais qu’est-ce qu’on peut bien faire du bien ou du mal en art ? Une œuvre n’a pas à être bonne. Elle doit être honnête, percutante, provocatrice, réfléchie et rentable. Qu’elle soit morale, c’est bien leur seul défaut qui menace ton œuvre actuellement.

NATHAN

Ca me fatigue. Être violent, sans arrêt, c’est épuisant.

GALERISTE

Écoute Nathan, je comprends. Se sentir obligé d’avoir du sang sur les mains, c’est difficile. C’est comme une prise d’otage, tu vois ? On se sent bloqué, on fait des sacrifices. Combiné à cette soudaine pluie de célébrité, c’est vraiment à ne rien y comprendre. Mais écoute moi bien Nathan, c’est un mauvais moment à passer. Il faut encore tenir un instant, aller jusqu’au bout, donner le coup de grâce en quelque sorte. Alors tu auras passé le cap.

NATHAN

Le cap ?

GALERISTE

Oui, le point de non-retour artistique. Un tel éclat, une telle révolution qu’à partir de ce moment-là, quoi que tu fasses, quoi que tu choisisses, les gens t’admireront et admireront ton travail.

NATHAN

Sans condition ?

GALERISTE

À la seule condition que tu en sois l’auteur.

NATHAN

Et mes peintures alors ?

GALERISTE

Alors ce seront des chefs d’œuvres, Nathan !

NATHAN

Plus de sang sur les mains ?

GALERISTE

Seulement de la gouache.

Silence méditatif.

Mais pour cela, il va falloir aller plus loin. Tu as construit les fondations de ton art, à toi de t’appuyer dessus pour les dynamiter et produire la plus belle déflagration que l’art n'ait jamais connu.

NATHAN

Aller plus loin ? Plus loin que quoi ? Plus loin que des photos de cadavres ?

GALERISTE

Oui, précisément. Les photos, c’était le cartilage de ton art. Très belles mais absolument mortes et sans enjeux. Aujourd’hui, il faut s’attaquer à l’action, aux faits, à la vie. On arrête les images fixes et rassurantes, on percute enfin le public de plein fouet !

NATHAN

Avec d’autres photos ?

GALERISTE

Non, avec une performance.

Silence.

NATHAN

Du vrai ?

GALERISTE

Exactement. Du vrai. Les photos, c’était du génie, mais du génie fictif. Alors imagine un peu que ce génie déborde sur la réalité, que l’ambiguïté s’affine encore plus, ça serait une apothéose !

NATHAN

Tu veux que je passe à l’acte ?

GALERISTE

Oui. C’est ça l’art, aujourd’hui. Des actes, Nathan. Des actes forts et francs.

NATHAN

Est-ce que tu es sûr de ce que tu dis ?

GALERISTE

Bien sûr ! Les gens ne veulent plus voir, ils veulent vivre ! Ton art doit être une expérience !

NATHAN

Alors, je serais artiste ?

GALERISTE

Oui, et bien plus que maintenant.

Silence.

Jean Roi accueille une réception chez lui ce weekend. Tout le monde de l’art y est invité.

NATHAN

Moi aussi ?

GALERISTE

Surtout toi.

NATHAN

Je n’aime pas cet homme.

GALERISTE

Mais lui est sur le point de t’adorer. C’est ici qu’il faut frapper : si lui est conquis, ils le seront tous.

NATHAN

Il n’a pas arrêté de me regarder pendant le finissage. C’était assez désagréable.

GALERISTE

L’art est un milieu de séduction. On ne peut pas s’en sortir sans faire la cour.

NATHAN

Faire la cour ?

GALERISTE

Habille-toi bien pour sa soirée, il te veut à ses côtés.

NATHAN

C’est de la prostitution.

GALERISTE

Si ça en est, le monde entier est une maison close. Je compte sur toi pour lui donner ce qu’il veut, il en fera de même avec toi.

Le galeriste s’apprête à sortir.

Nathan, tu as du talent, mais surtout ne merde pas.

Le galeriste sort. Nathan reste seul.

NATHAN comme pour lui-même

Des actes forts et francs…

Noir.

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