LA DOULEUR DES LOUPS

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CHAPITRE 1

Automne 2022 - Lozère

Taiseux et discret, Pierre Fromental traversait la vie sans bruit, un drôle de petit homme.

Fils unique, Pierre avait été un enfant facile à élever. Né en 1960, ses parents, âgés de 39 et 40 ans, le couvaient. Ils louaient une maisonnette et profitaient du potager et de leurs élevages de poules et de lapins, leur apportant une partie substantielle de leur alimentation. Le père Fromental était facteur, la mère assurait l’intendance du foyer et se démenait, entre cuisine, ménage, lavage, repassage, pour que les deux hommes de sa vie aient tout ce qu’il leur faut. Marchant dans les pas de son père, Pierre devint facteur.

Complices, père et fils s’amusaient des petites taquineries qu’ils infligeaient à la mère, et tous riaient, se prenant dans les bras l’un de l’autre, déposant de légers baisers sur leurs joues en signe de pardon ou d’excuse. La famille n’était pas riche, mais on y trouvait le bonheur. Pieuse, elle se rendait à l’office du dimanche matin et allait se recueillir sur les tombes des anciens. On déjeunait et l'après-midi, une longue promenade dans les bois ou le long du Tarn concluait la journée.

En 1982, Pierre rencontra l’amour. Nathalie, institutrice à l’école primaire, on parla de fiançailles, de mariage. Puis le néant, Nathalie disparut. Chez les Fromental, on n’évoqua plus ce prénom.

Pierre resta auprès de ses parents lorsqu’ils prirent de l’âge, devenant tour à tour, aide ménagère, soignant, soutien familial.

Ils moururent à un an d’intervalle. Pierre décida de quitter la maison de son enfance. Les souvenirs de ces jours bénis devinrent trop douloureux.

Aujourd’hui, le facteur de Ste Enimie prenait sa retraite, sans satisfaction, ni plaisir. Pierre s’était contenté d’une existence de célibataire, sans famille, rythmée par le travail et les horaires fixes. Les longues promenades solitaires en forêt ou en bordure du Tarn lui procuraient d’exaltants moments de liberté. La nature ne trichait pas et s’offrait à lui.

Lorsque son responsable lui proposa un pot d’adieu, Pierre refusa dans un premier temps, puis sous la pression, accepta cette épreuve. Un verre de jus de fruits à la main, il s’ennuyait.

Ses yeux bleu outremer se promenaient sur les petits groupes d’invités. De petite taille, mince, il avait souvent subi des railleries à l’école et dans sa vie professionnelle. Pierre n’était pas sportif, mais ses tournées de facteur à vélo l'avaient gardé en bonne forme physique et le hâle permanent qu’il arborait faisait des envieux. Son sourire dévoilait une dentition parfaite, d’une blancheur qui contrastait avec son bronzage, mais Pierre riait si peu. Ses cheveux autrefois bruns avaient laissé place à une belle toison blanche.

Pierre soupira, la soirée s’éternisait. Ses collègues festoyaient sans un regard pour lui. Invisible aux yeux de tous, il n’en ressentait aucune blessure.

Le moment du discours arriva. On loua son professionnalisme, sa gentillesse, sa discrétion, sa longévité et on lui souhaita une longue et bonne retraite.

– Cadeau, Pierrot. C’est un chiot et il s’appelle Postal. Ça nous a semblé tout indiqué, Poste, Fromental, Postal. Tu vois le truc ? lui lancèrent ses collègues en riant et buvant un coup à sa santé.

Il voyait bien le truc, mais cela ne l’amusait pas. On lui mit le chiot dans les bras, il le regarda, indifférent. Pierre n'apprécia pas son cadeau, mais fit bonne figure et les remercia. Il devrait désormais s’en occuper et cela lui déplaisait.

Il vivait au cœur du village. Son appartement, situé dans une grande maison en pierres de pays, regroupait d’un côté la Mairie et la Poste, et de l’autre, le cabinet médical et l’office notarial. Accessible par une porte étroite donnant sur un escalier qui conduisait sous les toits, il ne comprenait que trois pièces en enfilade, une cuisine, une chambre et un minuscule bureau, les toilettes et la salle de bain se trouvaient sur le palier.

Les meubles défraîchis étaient à son image. Il avait conservé la gazinière de ses parents, le buffet Mado, la table en formica, deux chaises et un fauteuil en velours fleuri. Sa chambre ressemblait à celle de son enfance, il avait gardé son lit une place, les draps de coton brodés aux initiales de sa mère, un chevet et une armoire. Dans son bureau, il avait installé une table, une chaise et des étagères. Quelques abat-jour ternis avec leur pendeloque d’un autre âge complétaient le tableau.

Il vivait modestement, tout en retenue, ne dépensant que peu, car il n’avait besoin de rien. Sa seule folie, un téléviseur à écran plat de dernière génération nourrissait sa passion pour les thrillers et les films d’horreur. Il avait appris de ses parents l’ordre et la propreté, il veillait à respecter l’éducation qu’ils lui avaient inculquée.

Lors d’une dispute mémorable entre le Maire et l’un de ses adjoints, il découvrit que depuis l’escalier, il pouvait entendre toutes les conversations des bureaux contigus au travers des bouches d’aération. Il écoutait, consignant dans des carnets tous les petits secrets inavouables des villageois, se délectant du désarroi des uns et s’indignant des attitudes répréhensibles des autres.

Son petit bureau se transforma en bibliothèque. Les étagères en bois regorgeaient de livrets, de cahiers, répertoriés par nom de famille. Devenu dépositaire de ces petits secrets, encyclopédie vivante du village, un sentiment de puissance l’animait.

Il n’aimait personne et comprit au fil de ses écoutes que ces gens ne méritaient pas sa sympathie. Leurs secrets, leurs débauches, leurs malhonnêtetés le perturbaient, lui, l’homme bien élevé, poli, réservé. Un brasier couvait, une envie de rétablir la vérité, de rendre justice aux personnes bafouées. Ses petits carnets devaient servir et desservir. Une nuit, son cerveau bouillonnant, il ne trouvait pas le sommeil et fixait le plafond de sa chambre. Ce fut alors comme un éclair, une évidence. Des lettres anonymes.

Le lendemain, Pierre se leva aux aurores, déjeuna et partit en balade avec Postal. Il revint, s’installa à son bureau et réfléchit, couchant sur papier les étapes d’un plan d’action. Rigoureux, précis, inspiré par le cinéma, il élaborait un scénario parfait.

Il avait réuni tout ce dont il avait besoin et contemplait sur la table de la cuisine, les enveloppes, le papier, la colle, les magazines, journaux et prospectus, les gants en latex. Les deux jours suivants, mains gantées, masque chirurgical sur la bouche, il composait ses missives, coupant, collant chaque lettre avec soin. Cinq lettres plus tard, épuisé, fébrile, il se glissait dans son lit et s’endormit, satisfait de ses créations.

– Bonjour, mon chien ! lançait-il en se levant. Postal le regardait attentif, prêt pour sa balade matinale. Finalement, il devait reconnaître que ses anciens collègues lui avaient fait le plus beau des cadeaux en lui offrant ce chiot, il l’adorait.

– Pas tout de suite, le chien ! Maintenant qu’on a fait les lettres, il va falloir les distribuer. On fera ça, samedi soir, y vont tous à la fête du Maire. Bien sûr, nous, on n'est pas invités. Hein, mon Postal, en lui caressant le dessus du crâne.

La journée du samedi passa vite, trop vite. Pierre relut son plan d’action des dizaines de fois. La nuit naissante, la peur s’empara de lui. Une peur, qui vous prend les tripes, vous coupe les jambes. Déterminé et pour se donner du courage, il avala deux verres de cognac.

23 heures. L’heure était venue de faire sa tournée, comme au bon vieux temps. Il enfila le vieux manteau de son père, oublié depuis des années dans une armoire, diffusant dans l’appartement une odeur fétide de naphtaline. Les rues étaient plongées dans le noir, seule la lune apportait quelques modestes rayons lumineux.

La première lettre fut destinée au Notaire, son voisin. Il se faufilait ensuite à travers les rues du village, qu’il connaissait sur le bout des doigts, la tournée fut rapide. En moins de trente minutes, tout était terminé. Il rentrait en rasant les murs, fatigué par l’angoisse, mais satisfait. Encore quelques mètres, il serait chez lui, dans la chaleur de son foyer.

En passant devant la porte de l’office notarial, des bruits sourds lui parvinrent. Un cri étouffé, une chute molle et un meuble que l’on déplace, puis plus rien, le silence.

Pierre se figea. Son cœur battait fort dans sa poitrine. Après quelques instants, il se réfugia dans l’escalier qui menait à son appartement. Il ferma les verrous, s’adossa à la porte et prit une grande respiration. Ses jambes ne le portaient plus, il se hissa péniblement à l’étage. Il verrouilla la porte et s’assit dans son fauteuil. Une peur panique le submergeait. Son rythme cardiaque ne faiblissait pas. Il but un troisième cognac.

Mille questions l’assaillaient.

“Y avait-il quelqu’un chez le notaire ?”

“Et si on l’avait vu ?”

“Si on avait trouvé la lettre ?”

Pierre ne buvait jamais, le cognac altéra sa conscience. Ses idées s’embrouillaient, ne sachant plus vraiment ce qu’il avait entendu. Marchant de long en large, il écoutait, plus aucun bruit ne lui parvenait. Il ne se hasarda pas à descendre dans l’escalier, de peur de ce qu’il aurait pu découvrir.

Il repensait à sa mère qui disait : “Trop boire noie la mémoire”.

“C'est ça, j’ai trop bu. J’entends des voix. Y’a plus de bruit maintenant. Je suis fou.”

Par vagues successives, les questionnements déferlaient.

Epuisé, Pierre s’allongea et s’assoupit quelques instants. Tiré de son sommeil par des coups de klaxon, il sursauta. Les fêtards rentraient chez eux.

La nuit s’acheva entre conscience et somnolence.

Le clocher de l’église sonna sept heures. Pierre se leva, barbouillé, une migraine lui enserrait le crâne, une nausée lui broyait l’estomac. Furieux, il jura ne plus jamais boire une goutte d’alcool. Il écourta la balade de son chien et se remit au lit.

Vers vingt heures, il sortit de sa torpeur. Lors de ses moments de conscience, il était parvenu à la conclusion que l’adrénaline et la peur lui avaient joué un vilain tour et qu’il n’avait rien entendu.

La nuit et le froid enveloppaient la ville. Il promena Postal le long des berges du Tarn et rentra rapidement.

Il ouvrit la porte de l’escalier. Dans la pénombre, il distingua une enveloppe au sol, la ramassa. Il entra chez lui ne lâchant pas du regard ce courrier. Il s’assit et l’ouvrit.

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Chapitre 1Chapitre1 message | 1 an

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