Le Soir « volé »
Vendredi matin, la directrice de la plus grande bibliothèque du département constata que son exemplaire du journal Le Soir n’était pas posé sur sa table de travail.
Ce changement la perturba. Non qu’elle aima lire ce journal, elle regardait les gros titres simplement, ce qu’elle aurait pu faire sur son ordinateur comme tout un chacun mais elle n’était pas tout un chacun.
Ce journal devait être là et il serait là. Son honneur était en jeu. Pire, son autorité remise en question. Quel maître lance un bâton à son chien et va le chercher lui-même ?
Elle convoqua les deux sous-directrices grâce à la messagerie instantanée mise à disposition du personnel.
Les deux femmes arrivèrent rapidement. Très rapidement même puisque leurs bureaux respectifs se trouvaient dans le même couloir du deuxième étage de la plus grande bibliothèque du département.
Les deux femmes ne savaient rien du journal. La première, dont le territoire de couverture était le département entier lui répondit, non sans malice, que si la directrice de la bibliothèque d'Ath ou de Wavre n’avait pas son journal, elle ne pouvait ni ne voudrait s’occuper de cette disparition. Elle ne le ferait pas plus pour la directrice de la plus grande bibliothèque du département.
Comme le plan B s’était dissous tout seul, restait le plan A. La seconde sous-directrice.
Comme celle-ci ne savait rien, elle envoya aux six responsables de service un mail lacunaire les invitant à la rejoindre sans délais à la salle panoramique.
Là, elle leur exposa le problème : le journal de la directrice de la plus grande bibliothèque du département avait disparu. Que savaient-elles à ce sujet ?
Elles ne savaient rien.
Les six responsables décidèrent de descendre au rez-de-chaussée, dans les six sections de la plus grande bibliothèque du département.
Là, chaque travailleur vaquait à ses occupations comme si aucune disparition n’avait eu lieu. Quand on leur posa la question, la réponse fut identique : personne n’avait vu le journal de la directrice de la plus grande bibliothèque du département.
— Mais enfin, qui est allé à la boîte aux lettres aujourd’hui chercher les journaux et les revues qui arrivent chaque matin ? demanda quelqu’un de bien inspiré.
— C’était Stéphane.
Stéphane, c’est le justicier de la plus grande bibliothèque du département. Il va chercher les journaux et les revues dans la boîte aux lettres de la plus grande bibliothèque du département. Mais seulement ça.
Tout ce qui ne relève pas de sa mission reste dans la boîte aux lettres de la plus grande bibliothèque du département. Stéphane considère que tout ce qui n’est pas son travail… n’est pas son travail.
Le journal Le Soir de la directrice ne fait pas partie de sa mission. Il l’a vu. Il l’a remis.
Stéphane est extraordinairement entier. Sa ligne de conduite est une droite parfaite, sans faille ni soubresaut. Sa mission, et seulement sa mission. Il se justifie volontiers : tout le monde devrait faire pareil.
Ce qu’il oublie, ou préfère oublier, c’est que les autres doivent se taper tout ce qu’il ne fait pas, en plus de leur propre job. Car tout doit être fait, dans la plus grande bibliothèque du département.
En attendant, le journal attendait patiemment dans la boîte aux lettres de la plus grande bibliothèque du département.
La directrice attendait le journal dans son bureau de la plus grande bibliothèque du département.
Les six responsables attendaient une réponse.
Pour que le drame ne se reproduise plus, un plan allait être pensé. Chaque jour, quelqu’un serait chargé d’aller chercher et monter au deuxième étage le journal de la directrice de la plus grande bibliothèque du département. Pour l’équité, chaque jour serait presté par une personne différente. Un tableau Excel serait créé et partagé dans les outils de travail commun. Dès que le journal serait déposé dans le bureau de la directrice de la plus grande bibliothèque du département, le travailleur cocherait une patite case à côté de son nom et ainsi tout serait parfait.
Sauf que le tableau ne serait créé que dans la journée. Et donc ne serait opérationnel que le lendemain.
En attendant, le journal attendait patiemment dans la boîte aux lettres de la plus grande bibliothèque du département.
La directrice attendait le journal dans son bureau de la plus grande bibliothèque du département.
Une des six responsables de la plus grande bibliothèque du département demanda s’il y avait un volontaire pour aujourd’hui.
Pauline se proposa et alla chercher le journal. Il était là. Seul. Il attendait.
En reprenant le sentier qui longe la plus grande bibliothèque du département, Pauline jeta un œil à la une. Tiens… elle savait déjà ce qui y était écrit.
Il annonçait une grève des services publics demain.
Il n’y aurait donc pas de journal demain.
C’était le journal de la veille.
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