24. Le mystère de la cathédrale

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Justine

La silhouette de Justine, qui restait debout contrairement aux autres, se découpait dans l’ombre de la grotte. Elle avait attaché ses cheveux en deux nattes ébouriffées, et son pull en laine par dessus sa robe était si long qu’il la tassait. Malgré sa tenue négligée, elle avait veillé à ce que le pull fût assorti aux élastiques bleus au bout de ses tresses. Appuyée contre Loukoum, elle porta une bonbonne de verre à ses lèvres pour se désaltérer. Les cinq autres entamaient une partie des provisions qu’ils avaient rapportées du bateau.

- Je propose qu’on suive le tunnel, mais seulement avec Loukoum à la tête du groupe, déclara Philéas en se pourléchant le coin des lèvres. Il sera le premier à nous défendre si quelque chose de mauvais nous tombe dessus.

- Je pense que c’est une bonne idée, approuva Ariane.

Endrick croisa les bras sur ses genoux, nerveux.

- Ça t’arrange bien, toi, d’envoyer mon oiseau comme on enverrait une vache à l’abattoir.

- Tu as une meilleure solution ? demanda calmement Philéas, ouvert à la discussion.

- Pas vraiment, marmonna Endrick. Désolé, tu as raison. Loukoum est le mieux placé pour remplir ce rôle, mais je n’arrive pas à me mettre dans la tête qu’il doive affronter le danger tout seul. Je le vois encore tout petit, sur mon bras, dans la volière…

Il soupira, nostalgique. Constance pressa son épaule contre la sienne discrètement, puis le rassura :

- On ira tous les deux avec lui, chacun d’un côté. Il ne sera pas seul.

- Seulement si tu as Edelweiss avec toi. Il ne doit rien t’arriver, répondit-il fermement, mais avec une pointe de tendresse dans la voix.

- Tu me crois incapable de me défendre ? s’offusqua-t-elle, les sourcils froncés.

- Moi, te croire incapable ? Ce serait un crime de le penser.

Tous deux s’envoyèrent une grimace. Constance finit par tendre le cou vers lui, un sourire moqueur aux lèvres.

- De toute façon, j’ai ton épée.

Endrick leva les bras, jeta un œil à sa ceinture, puis tourna la tête vers elle, les yeux ronds. Son arme avait disparu pour se retrouver, une nouvelle fois, entre les mains de la jeune fille.

- Tu ne perds rien pour attendre, gronda-t-il.

Il se jeta sur elle et elle se retint d’éclater de rire. Justine écoutait leur conversation d’une oreille attentive tout en continuant à boire. Bien qu’ils parlassent à voix basse, et que la conversation eût repris du côté d’Ariane et de Philéas, elle percevait leur petit jeu. Peut être s’était-il passé quelque chose entre ces deux là que le groupe ignorait. Justine en était presque persuadée.

- Tu te sens mieux ?

La voix rauque de Colin la tira de ses pensées. Il s’était approché d’elle, un pli au front marquant l’inquiétude qui l’habitait. Justine manqua d’avaler l’eau de travers et toussa, une main sur le thorax.

- Oui, ça va, peina-t-elle à articuler. Merci pour le pull.

Colin haussa les épaules. Ils se regardèrent un moment en silence, Justine le menton levé à cause de sa petite taille et Colin un léger rictus en coin. Elle finit par tourner la tête, observant ses amis discuter. Tout paraissait normal. Comme si aucune quête n’était en cours, comme s’ils avaient le temps de se poser et d'oublier ne serait ce que deux secondes la grotte qui les enfermait. Ariane avait repris des couleurs depuis qu’elle avait quitté le village ; ses joues brunies par le soleil faisaient ressortir ses taches de rousseur. Philéas riait à sa blague, l’air décontracté malgré le passé qui les reliait. Il demeurait instable dans ses émotions, encore affaibli par les nombreux chamboulements qui l’avaient secoué, mais Justine avait foi en lui.

- Je suis désolée d’insister, murmura-t-elle sans lâcher ses amis du regard. Mais pourquoi as-tu emmené ton bâton avec toi ? Tu n’as pas tes troupeaux.

Colin cligna des yeux, perdu.

- Brahms m’obéit mieux quand je l’ai.

Il frappa une fois le sol, rapatriant immédiatement son oiseau qui se posa dessus. Justine avait la désagréable sensation qu’il lui mentait. Elle jeta un bref coup d’œil à la fleur blanche coincée dans un nœud du bâton.

- Tu me mens, lâcha-t-elle, le cœur lourd.

La voix de Colin diminua.

- Pourquoi ce serait le cas ?

Il avait conservé sa sérénité habituelle. Justine fuyait ses yeux scrutateurs.

- Tu es étrange, en ce moment. On ne se dit plus rien.

Attristée, elle osa enfin planter son regard dans le sien. Sans grande surprise, elle n’y lut aucune émotion. Seulement un sourcil haussé.

Quelque chose t’a éloigné de moi.

Elle ouvrit la bouche pour développer le fond de sa pensée, mais aucun son n’en sortit. Elle n’avait pas songé à la possibilité que Colin eût tout simplement changé, et qu’ils n’étaient peut être plus sur la même longueur d’onde. Impuissante, elle se ravisa et baissa la tête. Colin s’apprêtait à rebondir sur sa remarque, cependant, Philéas l’interrompit en se levant.

- Il est temps. Allons-y.

Les lèvres pincées, Justine rejoignit Loukoum pour ranger la bouteille et frôla Colin sur son passage. Déstabilisés, les deux adolescents n’échangèrent plus un regard durant la marche. Justine tentait de retenir le chagrin qui remontait jusque dans sa gorge, cachée derrière Ariane et Philéas. Le tunnel qu’ils arpentaient n’en finissait plus, illuminé par la petite lampe à huile que Constance tenait. Les ténèbres menaçaient de les engloutir à chacun de leur pas, refoulées par la petite tache de lumière qui les enveloppait. Plongée dans une profonde réflexion, Justine n’avait pas vu le bras d’Endrick qui l’empêcha d’avancer plus.

- Ça s’arrête là, déclara-t-il.

Constance approcha la lampe du vide, malheureusement, celle-ci émettait un trop faible rayonnement pour éclairer quoi que ce soit. Philéas se fraya un passage entre ses amis et, l’air ennuyé, pencha la tête. Il réfléchit le temps d’une minute avant de se tourner vers le groupe.

- Constance, murmura-t-il. Éteins la lampe.

Elle fronça les sourcils mais s’exécuta sans broncher. L’obscurité dévora la parcelle de lumière qu’il restait et submergea Justine jusque dans ses pensées. Elle tenta de calmer l’angoisse qui s’éveillait en elle pendant que les autres essayaient de trouver une solution.

- Faites-moi confiance, les interrompit Philéas. Nos yeux vont s’habituer.

Tous restèrent silencieux, aux aguets. Justine dut attendre avant de pouvoir distinguer les silhouettes des autres. Elle s’approcha du vide et donna un léger coup de pied dans un galet, les mains rentrées dans les manches de son pull. Ploc. Il s’écrasa, non pas sur le sol, mais dans de l’eau. Soudain, une lignée de flambeaux d’argent massif s’embrasèrent le long de colonnes cannelées ; se dressant de tout leur long dans un éclat de lumière pâle, elles paraissaient incommensurables. Elles se rejoignaient en voûtes nervurées, abîmées par une rouille verdâtre semblable à celle qui envahissait l’allée centrale inondée. Une eau vaseuse, profonde et couverte d’une mousse blanche, s’élevait à mi-hauteur des colonnes. Une petite barque flottait calmement en son sein, comme inébranlable. Justine aperçut, sur sa gauche, un vitrail couvert de mousse.

- C’est une cathédrale, déclara-t-elle. Une cathédrale sous terre.

- Qui a bien pu avoir l’idée de faire ça ? s’enquit Ariane d’une petite voix.

- La question est plutôt : comment ? murmura Justine, fascinée. On dirait de l’architecture gothique, mais c’est impossible, les habitants de la vallée sont arrivés bien avant cette période.

- Heu… Justine… les oiseaux des six premiers élus ont caché la couronne dans un endroit inaccessible à tout être indigne de la posséder, lui rappela Endrick. Et si c’était ici ?

- Dans ce cas, nous serons mis à l’épreuve, dit Colin, le regard porté au loin.

- Dans ce cas, cet endroit est menaçant, le corrigea-t-il. Je ne m’enthousiasmerais pas devant un lieu aussi… flippant.

- Qu’est-ce qu’on va faire ? lança Constance.

Un long frisson parcourut la nuque de Justine. Ils avaient tous la réponse sous les yeux, mais aucun d’entre eux n’osait se confronter à la réalité qui les attendait. Seul Philéas se résolut à l’exposer.

- Il faut qu’on monte dans cette barque. Pas le choix.

- On ne pourrait pas monter sur Loukoum, plutôt ? tenta Ariane, morte de trouille. Qui sait ce qu’il y a fond de ce… marécage géant ?

Justine secoua la tête, étudiant la proportion entre la hauteur et la largeur de la cathédrale dans sa tête.

- J’ai peur que ses ailes soient trop longues, il exploserait les colonnes. En revanche, il est assez haut pour marcher dans l’eau.

- Il va falloir nager pour atteindre la barque, conclut Constance, le teint blême.

- J’y vais en premier, si ça peut vous rassurer, se proposa Endrick.

Constance se mordit la lèvre inférieure mais ne se prononça pas. Justine savait bien qu’elle se retenait de le lui interdire ; il était, et avait toujours été le plus courageux du groupe. Ses sentiments ne pouvaient rien y changer.

- Sois prudent, et surtout, ne t’éloigne pas de Loukoum, intima Philéas.

- Promis.

Endrick passa furtivement sa main sur l’épaule de Constance avant d’escalader la roche qui les séparait du point d’eau. Tous les autres se penchèrent pour l’observer, leur respiration saccadée trahissant leur inquiétude grandissante. Une fois arrivé en bas, Endrick déplia sa jambe avec prudence puis, une fois le pied dans l’eau, attendit que quelque chose se produisît. Justine sentit ses mains devenir moites. Elle voyait le danger venir et cela l’affolait. Il n’y eut plus un bruit pendant un court instant avant que Loukoum ne s’enfonçât dans l’eau. Endrick se laissa tomber à son tour et suivit son oiseau à la nage sans le lâcher du regard.

- Il s’en sort, il s’en sort, répétait Philéas, un poing contre ses lèvres.

- L’eau a l’air d’être sans danger, commenta Constance.

- Il est enfin près de la barque, il… mais qu’est ce qu’il fait ? s’étonna Ariane.

- Il la tire jusqu’à nous, souffla Justine, impressionnée.

À peine termina-t-elle sa phrase qu’il atteignit le pied de leur promontoire.

- Dépêchez-vous ! lança-t-il en se cramponnant à la barque.

Constance n’hésita pas une seconde et s’assit au bord du relief pour mieux descendre. Endrick, qui s’était mis debout sur la barque, l’attendait pour la récupérer. Un pied après l’autre, elle s’assura de ne pas glisser puis, une fois en bas, sauta dans la barque et se rattrapa au bras d’Endrick. Ariane passa en deuxième, Justine sur ses talons. Une fois arrivée en contrebas, elle découvrit qu’une succession de lettres sillonnait la roche. Plume de la force. Elle fronça les sourcils. Elle n’eut pas le temps d’étudier plus longtemps l’écriture, les deux autres garçons derrière elle la pressant d’embarquer. Elle préféra ranger cela dans un coin de sa tête et se concentrer sur le moment présent. Une fois tous assis à leur place, les adolescents scrutèrent les environs. Loukoum, couvert d’algues, les surveillait de ses deux petits yeux perçants dans l’ombre.

- Il n’y a pas de rames, s’étonna Justine, Pia s’agitant sur sa tête.

Elle passa ses doigts entre les tolets qui servaient habituellement d’appui aux rames. Soudain, ceux-ci se refermèrent sur ses poignets. Justine tenta de se dégager, paniquée. Ariane et Colin se levèrent aussitôt pour l’aider.

- Qu’est ce que vous fichez ? s’exclama Endrick.

- Justine est coincée ! lança Colin, les yeux ronds. Tire, bon sang !

- Je fais ce que je peux, Colin, s’agaça Ariane.

- Ça ne sert à rien, trancha Justine, vaincue. Faites comme moi. On doit se laisser faire.

- Tu plaisantes ? hoqueta Constance.

- Elle a raison, soupira Philéas en plaçant ses poignets de part et d’autre de la barque. Ça ne relève plus de notre ressort.

À contrecœur, les adolescents placèrent leurs poignets dans les tolets, et restèrent définitivement coincés, sans aucun moyen de s’échapper.

- Qu’est ce qu’on fait, maintenant ? s’esclaffa Constance, le rire jaune.

- Je… je ne sais pas, marmonna Justine, désemparée.

Alors qu’elle réfléchissait à une solution, le bruit d’une pierre grinçante retentit dans toute la cathédrale. Face à eux, l’eau plate commença à ondoyer, remuée par un bout de dalle qui s’extrayait lentement du sol. Après avoir complètement émergé de la vase, elle resta immobile, un silence pesant gagnant à nouveau les lieux. Justine put voir, entre la tête d’Ariane et d’Endrick, des inscriptions, gravées avec finesse dans une roche polie.

- C’est une pierre tombale, informa Constance.

Justine tenta désespérément de se redresser.

- Je suis trop loin, qu’est ce que tu vois écrit dessus ?

- Plume de la connaissance.

- C’est tout ?

- Il y a écrit quelque chose en dessous… mais je ne comprends pas. On dirait du latin.

- Plume de la connaissance, marmonna Philéas. Ça ne vous fait pas penser au laurellac, vous ?

- Si, j’en ai bien peur, déclara Endrick.

- Donc, ça concerne Justine, dit Ariane.

- Pourquoi sur une pierre tombale ? demanda Constance, perdue. C’est un signe de mort, je vous rappelle.

- Ça va, ça va, on avait compris, gronda Justine, le menton baissé. Lis-moi ce qu’il y a écrit en latin, s’il te paît.

- Ad vitam æternam, répondit Constance. Qu’est ce que ça peut bien dire ?

Une silhouette sombre frôla la barque sur la gauche, interrompant Justine qui s’apprêtait à traduire la phrase. Un volatile, de la taille d’un faucon, se posa sur la pierre, son bec tordu ravivant un souvenir dans l’esprit de Justine. Elle l’avait déjà vu quelque part. La volière lui apparut en un flash rapide, les adieux avec Osmond également, mais surtout, le portail qui s’ouvrait à elle.

- L’arclef ! C’est l’arclef ! s’écria Ariane, sous le choc.

- On le voit pour la deuxième fois de notre vie, en chair et en os, c’est impossible, marmonna Endrick, ahuri.

- Vous croyez qu’il va nous aider ? s’enquit Colin.

Saisie par un mauvais pressentiment, Justine déglutit. Malgré la taille moyenne de l’oiseau, celui-ci incitait au respect, par son allure imposante et les deux billes grises exorbitées qui lui servaient d’yeux.

- Je ne crois pas, souffla-t-elle. En tant que passeur éternel, je doute qu’il laisse entrer n’importe qui dans cette cathédrale.

- Mais il nous a fait entrer dans la vallée pour une bonne raison, non ? Il sait que nous sommes les Six ! lâcha Ariane, remontée.

- Oui, mais il veut s’assurer qu’on soit dignes de cette épreuve. Les anciens élus ne lui ont pas confié cette mission pour rien. Laissons-le nous guider, dit Philéas d’une voix posée.

L’arclef claqua trois fois du bec, puis étendit son cou de tout son long.

- Justine… on n’a jamais rien compris aux cours de langue… que dit-il ? chuchota Philéas.

- Il ne parle pas, il communique son état actuel, ou émet un son dans un contexte particulier. Ici, il est impatienté. Je crois qu’il veut que l’on résolve son énigme, murmura Justine.

- Son énigme ? Comment tu sais que c’est une énigme ?

- Il a claqué du bec trois fois. Il attend une réponse.

- Qu’est ce qu’on peut bien faire de trois mots latins ? C’est de la folie, soupira Endrick.

- Justine, ça veut dire quoi ? l’interrogea Colin.

- Ad vitam æternam. Pour l’éternité.

Soudain, la barque descendit d’un cran dans l’eau. Sur le coup, Ariane poussa un petit cri de terreur.

- Le temps nous est compté ! s’affola Philéas, tournant sans cesse la tête. Justine, tu as une idée ?!

Une autre perturbation coula un peu plus leur barque. Leurs poignets étaient à quelques millimètres de la surface.

- Justine… émit faiblement Constance.

- Je réfléchis ! fulmina celle-ci.

Elle tenta de faire abstraction du bruit, les yeux fermés. Ses méninges fonctionnaient à toute vitesse.

L’éternité. Elle pensa d’abord au concept de l’immortalité à travers les âges, ce qui ne la mena pas à grand-chose, mis à part à de multiples épopées de héros cherchant à l’obtenir, aux croyances mythologiques, ou encore sadducéennes, visant à croire à la résurrection des morts sur terre. Elle pensa aux écrivains, philosophes et alchimistes étudiant la question, notamment au cours de la Renaissance. Une vague de froid envahit ses mains tremblantes. La barque s’était encore enfoncée et ses amis lui mettaient une pression impossible à gérer. Seule la voix de Colin ressortit du flot de panique, sereine et insistante.

- Élimine les informations inutiles, concentre toi sur l’essentiel.

- Tout va trop vite, je n’arrive pas à synthétiser, s’alarma Justine, le cœur battant.

- Pense aux conseils d’Hermance. À ce qu’elle te disait dans ces moments là.

Un souvenir ramena Justine à son bon sens.

Regarde autour de toi. Imprègne toi de ton environnement, de son époque, ses composants, sa disposition.

Une cathédrale. Justine pensa aussitôt aux assemblées de croyants qui s’y tenaient dans le passé, écoutant en silence l’homélie de leur prêtre fervent.

- Ad vitam æternam, bien sûr, marmonna-t-elle. La vie éternelle, celle qui est promise à tous les êtres humains, mais ce n’est pas le corps qui perdure, non…

Elle marqua un temps avant de crier haut et fort :

- Anima ! C’est la réponse, anima, l’âme, en latin !

L’oiseau baissa la tête. La barque remonta subitement.

- Tu as réussi ! s’exclama Ariane.

- Brillante, tout simplement brillante, souffla Philéas.

- Ma petite je-sais-tout, dit Endrick en lui lançant un clin d’œil. Tu es formidable.

Elle lui répondit par un grand sourire, désormais soulagée d’un poids. Elle se pencha en arrière et glissa à Colin :

- Merci.

- Pas de quoi, sourit-il à son tour.

En se tournant, elle constata que la pierre avait disparu. L’eau s’anima à nouveau et la barque avança, comme poussée par une force invisible. Une autre dalle, plus loin, surgit de l'eau trouble. L’arclef resserra ses pattes en son sommet et attendit que la barque arrivât à destination. Le courant étant trop fort, elle s’arrêta brusquement contre la pierre.

- Plume de la persévérance, déclara Constance. Voie sans issue. Préparez-vous à mourir.

- Charmant, commenta Endrick.

- La persévérance, enchaîna Ariane. C’est moi.

- Je ne comprends pas, articula Justine, un sourcil haussé. On n’a aucun indice pour s’en sortir.

- Ce n’est pas une énigme, cette fois-ci, Justine. Il n’y a pas de solution, dit Philéas.

Seuls les tolets qui se desserrèrent en un claquement sec accueillirent sa phrase. Les adolescents se jetèrent des coups d’œils, peu rassurés. L’arclef s’éleva alors pour atteindre le toit et la pierre s’enfonça dans l’eau, permettant enfin à la barque d’avancer.

- Qu’est ce qui se passe ? demanda Constance, le nez en l’air.

- C’est trop facile, on ne peut pas partir comme ça... lâcha Philéas, méfiant.

Le courant s’intensifia d’une telle puissance que la barque fila à toute vitesse. Loukoum peinait à les suivre, trop lourd pour être emporté. Les piliers de la cathédrale défilèrent dans les prunelles rondes des adolescents figés. Au loin se dressait une immense colonne vers laquelle ils fonçaient. Justine hurla :

- On va s’écraser !

Constance se leva.

- Il faut plonger !

- Certainement pas, le courant est trop fort, tu vas te noyer ! s’écria Justine.

- On est morts !

Ariane se tourna, l’air déterminé.

- Non, ne dis pas ça ! On va s’en sortir, comme on l’a toujours fait !

- Ariane, il y avait écrit persévérance, pas aveuglement obstinée ! Tu vois bien qu’il n’y a plus rien à faire !

Elle ne répondit pas et se contenta de caresser son oiseau en lui marmonnant quelques paroles.

- Moi, je préfère me noyer plutôt que de finir en bouillie ! lança Constance en posant son pied sur le bord.

Endrick l’attrapa par le bras et la tira de force vers lui. La colonne se rapprochait à vue d’œil. Par instinct, les adolescents reculèrent, effrayés. Flamme s’envola et fonça droit devant lui, dépassant largement la barque.

- Reste assise, lui ordonna Endrick.

- Lâche-moi !

- T’es même pas capable d’affronter la mort dignement.

- On ne va pas mourir ! insista Ariane. Si on observe bien la colonne, c’est du faux !

- Quoi ?! s’étrangla Justine.

- On ne le voit pas de loin, mais j’ai souvent vu ça dans le métier, c’est un effet de pierre sur le bois, une vieille méthode utilisée par les artisans ! Un véritable trompe l’œil.

- Bois ou pas, on va se le prendre quand même, remarqua Colin.

- J’ai envoyé Flamme. Il va le brûler juste…

À cet instant, le phoenix s’enflamma et cracha un jet de feu impressionnant. Dévorant ainsi la colonne de haut en bas, les flammes progressèrent jusqu’à la tordre en deux. La première moitié s’écroula dans l’eau, bientôt suivie de la deuxième qui souleva une vague rugissante sur son passage. Des morceaux de copeaux et des braises surchargeaient désormais l’atmosphère suffocante.

- À temps, finit Ariane, bouche-bée.

La barque traversa péniblement la zone chargée d’obstacles sous une pluie d’étincelles et de débris tranchants. Justine tenta de parer un énorme morceau cannelé qui tombait, mais elle l’avait aperçu trop tard. Elle sentit deux mains la pousser dans le dos et les copeaux voler autour d’elle. Colin l’avait écartée du danger, le dos courbé et les cheveux couverts de sciure.

- Colin !

Justine se tourna vers lui et se pencha pour l’examiner. Il saignait à la naissance du front.

- Ça va ?

- On ne peut mieux, grimaça-t-il en passant une main derrière sa tête.

- Tu saignes fort… Attends.

Elle ôta son pull, puis arracha une manche de sa robe. Elle la passa autour du crâne du blessé, minutieuse. Alors qu’elle le resserrait en un nœud, il déposa sa main sur la sienne, les yeux baissés.

- Pardonne-moi. Je sais que tu ne me comprends plus, en ce moment. Je te demande juste de me laisser un peu de temps.

Justine laissa retomber ses épaules, son pouce caressant machinalement la tempe de son ami.

- Dis-moi au moins ce qui ne va pas…

- La plume de la justice ! la coupa Constance, qui pointait du doigt l’horizon.

La barque avait ralenti et s’était de nouveau retrouvée coincée par une pierre tombale. L’arclef était revenu, le regard toujours aussi sévère, le cou toujours aussi tendu.

- « Ceux qui l’aiment la contemplent sans peine ; elle se laisse découvrir par ceux qui la cherchent. Elle-même s’en va partout chercher ceux qui sont dignes d’elle ; elle leur apparaît avec bienveillance par les chemins ; elle va au-devant de toutes leurs pensées », lut Constance.

Philéas profita d’être libre pour s’avancer et se poser à ses côtés. Ôtant la peau arrachée dans un coin de son pouce, il se pinça les lèvres puis secoua légèrement la tête.

- « Car son commencement le plus sûr, c’est le désir de s’en instruire », compléta-t-il.

- Comment tu connais ça ? s’étonna Endrick.

Philéas gonfla ses joues.

- Louis. Il me répétait ces phrases chaque fois que j’étais déraisonnable.

- C’est vrai ? Il t’a dit tout ça ? murmura Ariane, les yeux brillants.

Philéas hocha la tête, l’esquisse d’un sourire sincère se dessinant sur son visage.

- Il est très intelligent, avoua-t-il.

- Réponds, alors ! De quoi ça parle ? s’extasia Justine, avide de comprendre un nouveau texte.

- De la sagesse.

Le passeur s’inclina, puis disparut. La pierre ne tarda pas à s’enfoncer, et la barque se laissa transporter par le cours d’eau. Endrick leva les bras au ciel comme s’ils avaient gagné.

- Il ne reste plus que Colin, Constance et moi, je suppose.

- Pas vraiment. J’ai vu qu’il y avait le nom de ta plume dans la roche du pic, répondit Justine.

Endrick la fixa, dubitatif.

- Le fait d’aller chercher la barque était une épreuve ? Mais il ne s’est rien passé…

- Oui, mais tu as eu le courage de te lancer dans l’inconnu. C’est un véritable acte de bravoure, gloussa Ariane en lui donnant un coup de coude amical.

Endrick répondit par un grognement, peu satisfait.

- Regardez ! Une autre pierre ! s’exclama Justine.

Lorsque la barque l’atteignit, ils purent aisément lire « Plume de la guérison ».

- C’est pour toi, Constance, constata Philéas, une main sur le menton.

Endrick se redressa, les cheveux ébouriffés et l’air intrigué.

- Oh non… lâcha cette dernière, le teint blanc comme la mort.

Une planche, clouée à la dalle, était couverte de baies. Il y en avait six au total. Sur la pierre tombale, Justine put lire que seule l’une d’entre elles était comestible. Constance eut un mouvement de recul ; les priorités des baies la hantaient depuis son arrivée à Marvegny.

- L’arclef veille à ce que tu manges celle qui est bonne, la prévint Justine.

- Elles sont au moins… enfin… toutes… presque toutes pareilles, bafouilla Constance. Je n’y arriverai pas ! Je vais me tuer.

- Mais non, susurra Endrick. Regarde-les bien. Dis-moi déjà celles que tu reconnais.

Dans un geste de panique, Constance balaya d’une main deux baies rondes, l’une noire, l’autre un peu plus bleutée.

- Deux, je ne reconnais que ces deux-là, paniqua-t-elle, le front en sueur.

- Calme-toi, lui dit Endrick en attrapant sa main convulsive. Il en reste quatre rouges. Tu vois bien que leurs formes sont différentes.

- Je déteste les baies, Rick, je les hais, s’emporta Constance, à bout de nerfs.

- Je sais. Regarde attentivement celle de gauche.

La jeune fille inspira profondément avant de s’exécuter.

- Je la reconnais, c’est du houx, intervint Justine. J’en cueillais souvent pour ma grand-mère.

Endrick fronça les sourcils.

- Tu en es sûre ?

- Certaine.

Constance jeta la baie. N’en restait plus que trois.

- Il… il y a un gros noyau dans celle-ci… on dirait… enfin, je crois…

Elle se racla la gorge pour mieux se reprendre.

- C’est une baie d’if. Définitivement de l’if.

- Parfait, lança Endrick en la lançant dans l’eau. Tu vois ? Il n’y en a plus que deux.

Toutes deux légèrement pointues au bout, leur couleur rouge se reflétait à la lumière. Elles avaient seulement une différence de taille. Constance hésitait, à nouveau perdue.

- Celle qui est comestible, je crois que c’est la baie d’églantier, mais… je n’arrive pas à savoir laquelle des deux c’est.

- Courage, tu peux le faire, l’encouragea Ariane avec plein de bienveillance.

- Si tu te trompes, Edelweiss trouvera quelque chose pour te guérir, la rassura Endrick d’une voix douce.

Assis, il leva les yeux vers elle. Constance, qui se trouvait debout, passa le menton par-dessus son épaule. Edelweiss s'était posée sur son bras, son beau plumage blanc effleurant les joues empourprées de sa maîtresse.

- Tu crois ?

- Elle ne t’abandonnera jamais, tu le sais.

Constance hocha la tête puis, décidée, s’empara de la baie sur sa droite. Ayant habituellement horreur de remettre en question ses propres choix, elle ne réfléchit pas et l’avala d’une traite, sans même la mâcher. Elle soutint le regard de l’arclef, ses yeux lançant des éclairs. L’oiseau attendit quelques minutes avant de s’élever et de faire sa plus belle révérence. Les adolescents hurlèrent de joie et les deux filles se précipitèrent vers Constance pour la féliciter. La pression retomba, Constance s’effondra sur son siège. La barque quitta l’allée sans encombres et vint s’échouer contre les marches qui menaient à l’autel. Loukoum ne tarda pas à les rejoindre, épuisé.

- Il n’y a pas de pierre pour Colin ? demanda Philéas, méfiant.

- J’ai ma petite idée là dessus, répondit Justine. Sur le bateau du capitaine Haume, les trois garçons ont été mis à l’épreuve, tandis que dans le village, les trois filles l’ont subies à leur tour. On a tous été surpris de constater que Colin n’a pas été épargné, alors qu’il avait déjà eu sa dose. Je pense que c’était son épreuve.

- Mais de quelle plume s’agit-il ? questionna Ariane, curieuse.

- Osmond nous l’avait dit mais… j’ai oublié, soupira Constance, confuse. Je l’ai sur le bout de la langue, pourtant.

- Je crois qu’on ne le saura pas pour le moment. Ton humilité te poursuit jusque dans notre quête, murmura Justine en se tournant vers l’intéressé.

- Ça n’a plus aucune importance, déclara-t-il en se levant prudemment. Regardez. La couronne se trouve sur l’autel.

Les adolescents se retournèrent vivement pour la contempler. Ils n’en croyaient pas leurs yeux.

- Vous pensez que c’est sans danger ? dit Constance à voix basse.

- Il n’y a qu’une façon de le savoir.

Colin sortit de la barque, aussitôt accompagné d’Endrick. Les autres prirent leur courage à deux mains pour les suivre. C’était un petit autel modeste, d’aspect délaissé, dont la nappe blanche et lisse supportait un crucifix en bois disposé sur un socle. Aux pieds du Christ resplendissait la couronne tissée de branches fines, prête à recueillir les plumes de chaque oiseau.

- On y est, la couronne est là, devant nous, souffla Ariane, émue.

- Alors allons-y. Arrachons la plume qui se démarque des autres, décida Philéas.

Justine appela Pia. Celle-ci se logea au creux de ses mains et claqua joyeusement du bec, comme pour motiver sa maîtresse. Délicatement, Justine passa ses doigts le long de la seule plume blanche qui ornait le plumage de son oiseau et la détacha.

- J’ai la mienne, émit-elle en un son quasi imperceptible.

- Moi aussi, enchaîna Colin.

- Et moi la mienne, dit Ariane.

- C’est bon, fit Philéas.

- J’ai, lança Endrick.

Constance le confirma par un petit mouvement de tête. Les Six entourèrent la couronne et, dans un fin rayon de lumière qui transperçait la cavité d'une roche, enfoncèrent chacun leur plume dans un trou. Enfin réunies, les plumes s’illuminèrent et éclairèrent les visages réjouis des adolescents. Philéas étala ses mains sur l’autel et s’exprima :

- Venons en aux faits. Qui va se charger de la détruire ?

- Nous sommes tous dignes de confiance, répondit Endrick, qui reçut l’adhésion de tout le monde. Prenons quelqu’un au hasard.

- Pourquoi pas Constance ? proposa Justine. Après tout, c’est avec elle que tout a commencé. C’est elle qui est à l’origine de notre rassemblement.

Des murmures approbatifs s’élevèrent, et des yeux emplis de tendresse se braquèrent sur Constance. Celle-ci leva le menton, le nez plissé.

- Vous êtes sûrs de vous ?

- Oui ! dirent-ils en chœur.

Constance baissa sa garde, émue.

- Vous me faites tous confiance, alors ?

- Qu’est-ce que tu attends ? rit Endrick. Vas-y !

Elle ne se fit pas prier ; les bras tendus vers la couronne, elle la saisit le plus doucement possible et la déposa sur sa tête. Trop large, la couronne tomba plusieurs fois malgré les gestes répétitifs de Constance pour la relever, ce qui eut le don de faire rire ses amis. Soudain, ses yeux bruns s’agrandirent, ses traits durs se relâchèrent, et sa bouche s’entrouvrit.

- Comment tu te sens ? demanda Colin.

- Je ne me suis jamais sentie aussi bien, avoua-t-elle, l’air détendue. Je…

Elle plissa les sourcils.

- Justine, tu réfléchis comme ça tout le temps ?

Justine passa une main derrière son oreille, amusée.

- On dirait bien.

Philéas s’approcha de Constance.

- Détruis-la, maintenant. Il vaut mieux en finir.

La jeune fille fit la moue.

- Je me sentais si bien.

- Ne commets pas l’erreur qu’a fait l’un des élus. Il ne faut pas que ça se répète.

Constance leva les yeux au ciel.

- Tu me prends pour q…

Une flèche la coupa dans son élan, frôlant le haut de sa tête et embarquant la couronne en plein vol. Elle atteignit le mur derrière eux et, avant qu’ils ne pussent agir, une bande d’hommes en noir les encerclèrent, une épée à la main. Toutes sortes d’oiseaux effrayants voletaient autour d’eux, leurs cris moqueurs déchirant le silence sacré de la cathédrale. Une voix grave et joyeuse retentit à travers le tumulte.

- Bonjour. Merci pour la couronne.

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