31. Une naissance inespérée

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Louis

- C'est trop dur, Louis, trop dur...

La voix d'Ariane, hachée par des sanglots, se transforma en un gémissement sourd.

- Encore un petit effort, mon cœur, dit-il faiblement. Tu y es presque.

La fenêtre de la chambre avait gelé ; des motifs semblables à de petites fleurs de givre s'amoncelaient sur la vitre au point d'empêcher la lumière de passer. Un filet d'air s'échappait des poutres vieillissantes et refroidissait la pièce aux tons ocrés, arrachant un frisson à Louis. Trop concentré, il n'y prêta guère attention. Le caladrius de Christophe s'était posé sur la table de chevet, attentif aux moindres mouvements de la future maman.

- La tête arrive, déclara l'herboriste avec gravité.

- Bon sang... Louis... je n’y arriverai jamais, pleura-t-elle en secouant la tête.

Il s'avança un peu plus sur les genoux et lui attrapa la main afin de lui servir d'appui, de réconfort. Dieu qu'il détestait son rôle de père à cet instant. L'impuissance qu’il ressentait le rongeait, envahissait ses entrailles jusqu'à les opprimer lentement dans un supplice sans fin. La raison de sa propre présence, aussi réclamée fût-elle, lui paraissait dérisoire. Il était incapable d’apporter son soutien, ne fût-ce que trouver les bons mots ; les bafouillements qui franchissaient ses lèvres exprimaient le quart de ce qu'il éprouvait. Il ne parvenait pas à se faire à l’idée qu’Ariane avait attendu leur enfant pendant neuf mois sans qu’ils ne s’en rendissent compte. Il était là, prêt à naître, et aurait bientôt besoin de ses parents.

Louis allait être père.

Il passa une main sur son front, complètement dépassé par les évènements. Plutôt que de se prendre en main, il avait laissé ses émotions l'anéantir et l'immobiliser sur place, réduisant ainsi sa lucidité à néant. Seul son instinct le guidait à travers la confusion de son esprit. Il tenta de répondre comme il put, chuchotant au creux de son oreille :

- Si une personne en est capable, c’est bien toi.

- C’est faux… c’est faux, je ne peux pas.

Un flot de désespoir lui compressa le thorax et l’étouffa, l’empêchant d'encourager Ariane avec la même ardeur qui le prenait aux tripes. Il était pitoyable. Épuisé. Amorphe. Et ce, contrairement à elle qui, si jeune et fragilisée par l'état de choc, devait se concentrer sur son accouchement avec la présence d’un compagnon bouleversé.

Plusieurs minutes passèrent alors que les dernières contractions la lançaient. Louis restait plongé dans cette épouvantable attente qui écrasait son cœur, l'index pressé contre ses lèvres. Il aurait tout donné pour souffrir à sa place.

- La tête est sortie. Fais une petite pause et reprends dès que tu peux, déclara Christophe qui peinait à calmer les tremblements de ses mains. C'est la dernière ligne droite avant la naissance.

Ariane se figea dans les draps glacés du lit et, alors que le paysage sommeillait au loin sous sa lourde couverture de neige, elle se joignit au silence de la vallée en cessant de respirer le temps d'une seconde. Son nez tacheté de roux se plissa avec férocité, son regard brouillé par les larmes s'attarda sur son ventre et, dans un ultime effort, elle poussa longuement, broyant la main de Louis au passage. Christophe saisit délicatement les épaules du bébé et, une fois que le reste du corps eût suivi, le souleva pour le déposer directement sur le ventre d'Ariane.

C'était un garçon.

Elle le récupéra et le ramena contre elle, assommée. Sa tête dodelina vers l’avant, puis elle cligna lentement des yeux, le temps de prendre conscience de ce qui lui arrivait. Louis détailla, d'un regard empli d'amour, ce petit être vulnérable qui recherchait le plus de contact possible avec sa mère.

- Pourquoi... pourquoi ne crie-t-il pas ? demanda Ariane d'une voix rauque.

- Tous les bébés ne crient pas à la naissance, la rassura Christophe en ébauchant un bref sourire. Il a une petite taille pour un enfant de neuf mois, mais je ne m’inquiète pas. Je vais jeter un œil.

Il se hâta de vérifier que tout allait bien et procéda aux premiers soins. Son caladrius lui apportait tout ce dont il avait besoin. Louis ne bougea pas d'un pouce, encore tout retourné par l'accouchement. Il se contenta de contempler son fils avec un air abasourdi au visage. Il était tant absorbé par ses paupières rougies qui s’ouvraient péniblement pour laisser place à deux grands yeux bleus, qu'il avait à peine remarqué que Christophe s’était chargé de couper le cordon ombilical. L’herboriste sécha ensuite le bébé à l’aide d’une serviette, demanda à Ariane de remonter sa robe jusque sous sa poitrine et le plaça sur son ventre nu.

- Ce contact peau à peau va l’aider à stabiliser sa respiration, dit-il.

Ariane rit nerveusement, essoufflée. Leur fils allait avoir du mal à la suivre. Lorsqu’elle croisa le regard de Louis, les cheveux ébouriffés et le teint crayeux, une fierté immense le submergea. Elle lui fit alors signe de venir sur le lit et s'écarta légèrement pour lui faire de la place. Doucement, alors qu'il était longtemps resté dans la même position, il souleva ses genoux ankylosés et se hissa péniblement sur le matelas. Il s'installa auprès d'elle dans un froissement de draps et, à moitié assis sur le bord, se pencha pour embrasser son fils sur le front. Il se redressa et s'appuya contre la tête de lit pour prendre Ariane contre lui. Il lui embrassa le bout du nez tandis qu'elle soupirait de soulagement.

- Tu as été d'un courage admirable, murmura-t-il.

- Heureusement que tu étais là, chuchota-t-elle en logeant son nez dans son cou.

- Pardonne-moi, j’ai… je n’ai pas été très utile.

- Te savoir près de moi me suffisait. Tu m’es indispensable, Louis. Tu l’as toujours été.

La joue enfoncée dans ses mèches rousses, il la serra un peu plus fort contre lui, soudain saisi de tristesse.

- Il est si fragile, dit-il alors qu’ils regardaient leur fils.

- Et pourtant si fort. C’est un battant. Je n’arrive pas à croire qu’il ait été là, durant toute la quête…

- Vous m’êtes revenus vivants, c’est ce qui compte.

- Tu ne t’y attendais même pas…

- Toi non plus.

- Tu te sens prêt ?

Il mit un certain temps avant de choisir ses mots.

- Ça ne me fait pas peur. Non, pour moi, c’est facile… je l’aime déjà. Je n’ai pas eu neuf mois pour m’y faire, mais… il est quand même là. Et c’est incroyable. Ce petit est la preuve qu’en temps de troubles, il y a toujours un mince espoir d’être sauvés.

Ariane l’avait écouté avec les larmes aux yeux. Elle l’embrassa brièvement et répondit :

- Tu m’avais manqué.

- Toi aussi.

- Son regard me fait penser à celui de ton père, tu ne trouves pas ? sourit-elle.

- Vraiment ? s’enquit-il en glissant un doigt dans son minuscule poing. Je n’arrive pas à savoir.

- C’est une belle occasion pour qu’on lui donne son prénom.

Louis tourna la tête vers elle avec lenteur.

- Tu veux dire… l’appeler Osmond ?

- Oui… c’est joli. Et puis… j’aimerais rendre hommage à ton père. Tu en penses quoi ?

Une larme s’échappa de son œil et roula sur sa manche. Il ne l’avait pas sentie venir, alors il baissa vivement la tête pour fuir le regard d’Ariane. Celle-ci lui en laissa à peine le temps et glissa une main sous son menton. Elle paraissait sûre d’elle, prête à faire revivre le nom d’un homme qui s’était sacrifié pour son peuple, mais aussi celui d’un père aimant et juste. Louis acquiesça la tête avec émotion pour exprimer son accord et murmura :

- Merci… merci, Ariane. Tu ne peux pas savoir comme ça fait plaisir.

Ses yeux verts s’enflammèrent de joie quand il l’étreignit, semblables à deux braises ardentes. Il ne l’avait jamais vue aussi heureuse.

- Osmond Desvernay, dit-elle, songeuse. On dirait le nom d’un prince…

- C’est vrai qu’on a beaucoup de meneurs dans la famille, confirma Louis, le regard dans le vague.

Jusqu’à ce que j’arrive.

Il se retint de l’ajouter. Ariane le vit à son air méditatif et tenta de lui changer les idées.

- Regarde… chuchota-t-elle. Il nous observe… ses yeux se sont habitués.

Une lampe à huile, posée dans un coin dans la pièce, éclairait si peu le bébé qu’il s’était rapidement accoutumé à la luminosité. Ses prunelles bleues allaient et venaient d’un parent à un autre. Un silence enveloppa le couple fasciné par cet échange de regards. Ils étaient désormais apaisés.

- Je dois y aller, intervint Christophe qui avait fini de ranger son matériel. Vous n’avez plus besoin de moi, maintenant. Il suffit juste de le couvrir ; j’ai posé une lange sur la table de chevet à côté de toi, Ariane. Et félicitations pour le bébé.

- Merci beaucoup. C’est grâce à vous.

Il abaissa sa casquette gavroche, un franc sourire aux lèvres.

- Je suppose que tu préfères annoncer la nouvelle aux autres, Louis ?

- Oui, j’arrive, répondit-il.

Il eut du mal à se détacher de son fils. Après de longues secondes, il se leva, passa devant l’herboriste et traversa le couloir. À mesure qu’il avançait, il eut l’étrange impression que les murs gris se resserraient autour de lui. Sa vue se troubla et il manqua de perdre l’équilibre une fois arrivé en haut de l’échelle. Il frotta ses yeux, secoua la tête et inspira profondément.

C’est la fatigue, se rassura-t-il.

Il descendit sans grande peine, ce qui lui permit de chasser rapidement l’incident de son esprit. Quatre paires d’yeux fureteurs se braquèrent sur lui à son arrivée. Alexandrina somnolait sur les genoux de Philéas, qui bondit du fauteuil en l’apercevant, et Colin et Justine attendaient sagement sur les chaises de la salle à manger. Endrick, calé dans un coin du mur, sortit de l’ombre, l’air interrogateur :

- Alors ?

Louis s’appuya contre une poutre et, ravi, s’exclama :

- C’est un garçon !

- Félicitations, Louis ! réagit aussitôt Justine.

- Quelle belle surprise, lança Alexandrina, à moitié éveillée.

- Ariane va bien ? demanda Colin.

- Encore un peu ébranlée, mais elle se porte bien.

- On peut monter la voir ? s’enquit Endrick, qui s’était déjà avancé jusqu’à l’échelle.

- Bien-sûr. Mais ne la brusquez pas trop.

Sans plus tarder, Endrick monta et disparut à l’étage, suivi de Justine et de Colin. Alexandrina échangea quelques mots avec Philéas avant de faire de même. Le meneur jeta un œil au plafond pour s’assurer qu’ils étaient seuls, ôta les mains de ses poches et s’approcha de lui. Ses yeux d’ébène luisaient de sincérité.

- Félicitations, Louis.

Face à face, ils faisaient désormais la même taille. Louis cala un peu plus son épaule contre la poutre, touché qu’il eût fait le premier pas.

- Merci beaucoup.

- Il n’y a pas eu de complications ?

- Non, non… enfin, ça a été difficile pour Ariane. Mais rien de grave.

- Tant mieux, alors.

Ils se regardèrent droit dans les yeux pendant quelques secondes. Philéas hésita, puis se décida finalement à parler de ce qui le tracassait depuis quelques heures.

- C’est une nouvelle qui ne me laisse pas indifférent, tu t’en doutes.

- Je sais.

- Mais je dois passer au dessus de… tout ça. J’y travaille.

- Vraiment ? fit Louis, surpris de découvrir en lui un garçon changé.

- J'arrive à avancer avec Alexandrina. D'ailleurs, je... je voulais te demander pardon, avoua-t-il en levant le menton.

Louis sentit son cœur s’alléger sur le coup et, trop troublé pour s’exprimer correctement, souffla :

- Tu es pardonné. Depuis longtemps.

La mâchoire de Philéas se décrispa et une immense gratitude imprégna les traits de son visage. Ils n'avaient pas besoin de s'étaler sur le sujet. Alors que Louis s’attendait à ce que Philéas montât rejoindre les autres, ce-dernier se racla la gorge.

- Je sais que ce n’est pas le moment, mais je n’arrive pas à ignorer un détail… dis-moi, qu’est ce qui se passe ?

Louis fronça les sourcils.

- Quoi ?

- Qu’est ce que tu as fait de Marvegny ?

- Ah... je vois.

- Je ne comprends pas. Il n’y a personne, ici. Je n’ai vu aucune patrouille aux frontières.

- Ça a été compliqué, pendant votre absence, répondit finalement Louis, ennuyé. Le froid nous a surpris et les oiseaux des ténèbres ont pillé nos ressources. J’ai dû rassembler tous les villageois comme j’ai pu.

- Où ?

Louis grimaça. Maintenant que Philéas cherchait à comprendre sa stratégie, la peur de le décevoir lui nouait la gorge. C’était bien la première fois que cela lui arrivait.

- On a construit un campement, qui s’étend d’ici jusqu’à Sainte Croix en passant par la forêt de sapins. Les villages aux alentours se sont mobilisés pour loger les plus faibles. On ne pouvait veiller les uns sur les autres qu’en restant à proximité.

- Mmm. Pas mal, la forêt est un bon abri. Les attaques sont fréquentes ?

- Depuis le pillage et le feu aux maisons, non. Envolés.

- Tu sais par où ils sont partis ?

- Ils ont pris la direction des terres abandonnées.

Philéas tiqua.

- Donc, pas de patrouilles ?

- Ils ont eu ce qu’ils voulaient et s’en sont allés. Le calme est revenu, alors j’ai laissé nos hommes se reposer pour mieux participer à la construction du campement.

Louis comprit à l’air grave de Philéas qu’il n’avait pas agi au mieux. Il en avait lui-même pleinement conscience ; il avait privilégié la solidarité à la défensive. Le froid et la fatigue avaient joué sur le moral des troupes et une épidémie grippale avait décimé une région entière. Le désespoir grandissant au fil des semaines, les efforts de Louis s’étaient épuisés et il avait cédé sous le poids du défaitisme par pure lâcheté.

- C’était une erreur, soupira Philéas. À mon avis, s’ils nous laissent en paix pour le moment, c’est mauvais signe. Ils veulent la couronne. Le pillage n’était qu’un avertissement. Maintenant qu’on est de retour, ils vont frapper fort. Très fort.

- J’ai fait ce que j’ai pu, se défendit Louis. J’étais certain que mon plan fonctionnerait.

- Les villageois ne vont pas supporter ça longtemps. Tu as conscience que des centaines de personnes peuvent mourir ?

- Leurs maisons ont brûlé, Philéas, gronda-t-il. Des villages entiers ont été rayés de la carte. Les seuls qui tiennent encore debout sont ici, au sud de la vallée. Tu comprends, ça ?

Le meneur massa son front, embêté.

- Ce que je n’arrive pas à concevoir, c’est que tu aies laissé tous ces gens sans protection.

À cran, Louis retroussa ses manches et lui lança un regard noir.

- Tu n’y étais pas.

- Non, mais…

- Tu ne sais pas ce que c’est ! Tu n’as pas la moindre idée de ce que c’est que de nourrir une population entière qui meurt de faim !

Philéas tenta de le calmer en répondant doucement :

- Non, mais je vais devoir en faire l’expérience.

- Alors cesse de me dire ce que j’aurais dû faire, bon sang, grommela-t-il.

- Pardonne-moi, lâcha Philéas, peu fier de lui. Je suis à bout, moi aussi.

- C’est justement ce qu’ils veulent.

- On en reparlera plus tard… il faut que j’aille voir Ariane.

- Ça lui ferait plaisir, oui, dit Louis sur un ton plus sec qu’il ne l’aurait voulu.

- Tu m’as tout appris, murmura le meneur après un long silence. Tout. Et je ne te remercierais jamais assez pour ça. Seulement… il faut que tu me laisses prendre la relève, maintenant.

Louis leva les yeux vers lui en cachant tant bien que mal sa préoccupation. Cela allait lui être difficile de lâcher son jeune apprenti sur le terrain, de plus, cette initiative n'enlevait en rien sa part de responsabilités dans la famine. Un fardeau en plus s'abattit sur ses épaules. Il frotta machinalement ses yeux au point de les irriter. Philéas lui adressa un sourire qui se voulait rassurant.

- Occupe-toi d’Ariane et du bébé et surtout, Louis…

Il attrapa l’échelle.

- Repose-toi. On dirait que tu n’as pas dormi depuis une éternité.

Le jeune père ne put se retenir de passer une main sur ses cernes. Il prit sur lui, soupira et le suivit jusqu’à la chambre. Dressée sur la pointe des pieds, Justine observait le petit Osmond dormir dans les bras d’Endrick. Elle évitait soigneusement le regard de Colin qui, les épaules tombantes, se tenait près d'elle. Les mèches blanches de Justine qui effleuraient le front du bébé ne semblaient pas le déranger dans son sommeil. Alexandrina, elle, patientait sur le lit. Elle faisait bonne contenance pour ne pas les déranger dans leur intimité, mais ses paupières battantes d’émerveillement la trahissaient ; elle portait beaucoup d’attention à la scène.

- Endrick, chuchota Ariane en apercevant Philéas.

Il comprit aussitôt et lui rendit son fils. D’un accord commun, Justine et Alexandrina échangèrent un regard et s’éclipsèrent à petits pas. Endrick frôla Louis sur son passage qui, accoudé au cadre de la porte, désirait rester.

- Ils s’en vont ? s’étonna Philéas.

- Je voulais qu’on soit seuls.

Le meneur contourna le lit et, frappé par l’image du nourrisson blotti contre le cœur de sa mère, s’agenouilla immédiatement, bras ballants. Louis esquissa un sourire en voyant Ariane lui tendre Osmond.

- Je… je peux ? balbutia Philéas.

- Bien-sûr, grand bêta, rit Ariane.

Il croisa les bras pour le réceptionner et essaya de le maintenir du mieux qu’il put contre lui. Son envie de bien faire à travers ses gestes gauches venait approfondir l’estime que Louis ressentait à son égard. Philéas était comme happé par la présence du nouveau-né, partagé entre une joie grandissante et une nostalgie longtemps refoulée.

- Il est… je ne sais pas. Il y a quelque chose, déclara-t-il.

- Comment ça ?

- Il a ses yeux…

- J’ai eu la même réaction, sourit Ariane.

Il caressa la joue du bébé d’une main tremblante. Louis comprit qu’il ne pouvait prononcer un mot de plus.

- Il s’appelle Osmond, intervint Louis d’une voix éraillée.

Philéas plongea son regard dans le sien, les sourcils arqués.

- Osmond ? répéta-t-il du bout des lèvres.

En silence, Ariane confirma l’annonce de Louis par un hochement de tête. Philéas eut exactement la même réaction que le jeune père quelques minutes plus tôt ; une larme coula sur sa joue et glissa derrière son oreille.

Osmond, villageois parmi tant d’autres aux yeux de la constitution, restait le digne héritier de la sagesse d’un grand meneur dans le cœur de chacun.

* * *

Au fil des jours, Ariane avait retrouvé des couleurs. Elle était restée au lit plusieurs heures, de plus, ses retrouvailles avec Flamme l’avaient revigorée ; curieux, l’oiseau tournait autour du nourrisson tout en prenant garde à ne pas s’enflammer. Ses plumes rouges formaient un joli reflet dans le bleu des yeux d’Osmond. Peu à peu, ses cheveux poussaient et prenaient une teinte rousse, comme ceux de sa mère. Des petites taches de rousseur pointaient leur nez sur son visage rose.

Louis et Ariane avaient décidé de se marier quelques temps après la naissance de leur enfant. Un mariage discret, modeste, qui leur avait permis de concrétiser davantage leur volonté de s'unir malgré les épreuves. La cérémonie, qui s'était déroulée lors d'une belle journée d'hiver, avait apporté de la joie et de la lumière dans le coeur de chacun. En particulier dans ceux de leurs amis, qui les avait vus grandir et traverser les difficultés ; la décision d'un mariage ne pouvait que plus les ravir.

Un après-midi, Louis veillait sur son fils, avachi le long du berceau en bois, le doigt coincé dans son petit poing potelé. Ariane était assise sur le lit en tailleur. Elle avait ramené ses cheveux en chignon et tenait dans ses mains son fidèle carnet de croquis.

- Des nouvelles des patrouilles ? s’enquit-elle. Endrick m’a l’air bien occupé.

- Toujours rien, soupira Louis. Et oui, il ne quitte plus Loukoum depuis qu’il l’a revu.

- Je ne comprends pas…

- Qu’est-ce que tu ne comprends pas, mon cœur ?

- Ils ne cherchent pas à nous reprendre la couronne.

- En attendant, ils nous ont affamés en nous privant de nos ressources.

- Oui mais actuellement, ils ne déploient aucune stratégie. Ça me fait peur. Et s’ils nous avaient pillés pour mieux nous encercler ?

- Ne t’embête pas pour ça. Philéas s’occupe de remplir les greniers et de sécuriser le périmètre.

- Il a bien repris la main, oui, admit Ariane.

- Je n’ai pas été à la hauteur, articula Louis avec peine.

- Ne dis pas ça, s’exclama Ariane, fâchée. Je te connais, je sais que tu t’es donné corps et âme pour t’occuper d’eux.

Louis soupira. Il sentit le regard de sa femme peser sur son dos. Elle s’inquiéta :

- Tu n’as pas bonne mine…

- Le soleil me manque.

- Ça fait combien de temps que ça dure ?

- Plus d'un mois. Un mois que la vallée est menacée par le brouillard et les oiseaux des ténèbres. La couronne n’est toujours pas brisée. Osmond va grandir dans l’obscurité.

- Non… non, ne t’en fais pas, tenta-t-elle de le rassurer. Tant que Constance ne lègue pas la couronne à Gabriel, tout se passera bien.

- Mon frère est si mauvais que ça ? marmonna-t-il.

- Il est surtout perdu, nuança Ariane. Je crois que la malédiction le rend fou.

- Philéas m’a dit ce qui s’était passé dans la cathédrale.

Un mélange de tristesse et de colère l’envahit au point de lui couper le souffle.

- Il t’a blessée, émit-il faiblement.

Ariane ne répondit rien. Elle se dirigea vers lui, déplaça une chaise pour la mettre à côté de la sienne et l’entoura par la taille, le menton posé sur son épaule.

- Il t’a blessée alors que tu portais Osmond dans ton ventre, continua-t-il, remonté.

- Il n’en savait rien.

- Je le hais.

- Louis…

- Quand je le retrouverai…

Il se tut, des larmes de rage au coin des yeux.

- Tu ne feras rien, dit doucement Ariane. Parce que tu as un enfant qui ne demande qu’à grandir auprès de toi.

Elle passa une main dans ses cheveux pour aplatir quelques mèches désordonnées. Il se détendit et, la vue brouillée par la fatigue, ressentit une profonde satisfaction en fermant les yeux. Il réussit à oublier tous ses soucis, son cœur s’apaisant au rythme de la respiration d’Ariane. Appuyée contre lui, celle-ci l’étreignit de toutes ses forces et chuchota :

- On a besoin de toi.

Sur ces mots, il rouvrit brusquement les yeux et grimaça ; les pulsations de son cœur s’emballèrent à nouveau dans ses tympans. Il ressentit une vive douleur dans le bras en délogeant son doigt du poing fermé d’Osmond.

- Dis-moi… tu voulais faire quoi, avec ton carnet ? l’interrogea-t-il.

- Mmm… je me demandais si je pouvais te dessiner.

- Quoi, là, maintenant ?

- Oui, pourquoi ? Petit Osmond dort…

Il sentit ses lèvres étirées en sourire frôler son cou. Il se tourna vers elle.

- J’ignorais que tu savais dessiner des portraits.

- Je dessine de tout, moi, monsieur, clama-t-elle fièrement.

Il l’embrassa sur la joue et s’esclaffa :

- Alors allons-y.

Ariane retourna sur le lit, s’arma d’innombrables sanguines et d’une mine de plomb, puis se concentra sur sa feuille de papier. Elle étudia chaque détail du profil de Louis dans la lumière de la lampe. Il haussa un sourcil pour la déstabiliser. Elle pouffa de rire et lui intima de rester immobile. Dehors, la neige tombait à gros flocons et recouvrait le toit de la maison en un bruissement léger, doux à l’oreille. Ariane marquait la cadence à coups de crayon, basculant du beige au gris pour nuancer les ombres. Les yeux vissés sur Osmond, Louis apercevait du coin de l’œil ses gestes vifs et rapides ; ce fut seulement au bout de vingt minutes qu’elle acheva sa dernière courbe.

- Déjà fini ? s’étonna-t-il sans oser bouger.

- Mmm… viens me dire ce que tu en penses.

Il lui suffit d’exécuter un grand pas entre la chaise et le lit pour la rejoindre. Ariane posa son carnet sur les draps aux rayures écossaises et, un œil plissé, jugea d’un air satisfait le résultat de son travail. Les pigments de différentes couleurs se mêlaient si bien que Louis demeura bouche-bée. Sa mâchoire carrée finement tracée en marron était parfaitement proportionnelle à son regard ocre et à son nez bien droit. Même ses cernes prononcées y étaient. Il retrouva, dans sa posture, le port de menton de sa mère, ainsi que le faible éclat de douceur de son père dans sa pupille foncée. Le réalisme était flagrant.

- Donne-moi ton secret, déclara-t-il, impressionné.

- Tu veux savoir ?

- Comment as-tu pu faire ça en un quart d’heure ?

Ariane rougit et cala une mèche derrière son oreille.

- Je ne peux pas m’empêcher de vouloir reproduire un visage quand j’en croise un. Il s’imprègne dans mon esprit et me tourmente sans cesse jusqu’à ce que je le dessine. Pendant la quête, le tien s’évanouissait petit à petit… je ne l’ai pas supporté.

- Tout ça… dans ta tête ?

- Dans ma tête, confirma-t-elle.

Il n’en revenait toujours pas.

- Je te connais si bien que ça m’est revenu rien qu’en te voyant.

- C’est magnifique, Ariane, murmura-t-il.

Il ignorait ce qui le troublait le plus ; le talent de sa femme, ou à quel point ses joues étaient creusées sur le dessin.

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