33. Renaissance

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Justine

Justine fouillait son propre regard dans le reflet du miroir de sa chambre. Elle ignorait combien de temps elle était restée là, assise, à étudier les moindres détails de son visage. L’éclat de ses yeux luisait dans l’obscurité de la pièce. Ils restaient grands ouverts, imperturbables. Plus elle se regardait, plus l’étrange sensation de faire face à une inconnue la gagnait. Elle ne se reconnaissait pas. Sa robe lui paraissait trop large au niveau des épaules. Son chignon défait, dont l’éclat blond avait pâli, retombait lamentablement sur sa nuque.

Justine approcha son nez de la glace. Habituellement, elle ne passait jamais plus de deux minutes à s’observer, même lorsqu’il s’agissait de se faire jolie. Mais cette fois-ci, le besoin de se retrouver dans cette silhouette qu'elle n'identifiait pas était trop fort.

Sa contemplation fut si intense que, l’espace d’un instant, elle se perdit dans l’immensité effrayante de son regard.

« Briser une malédiction n’est jamais sans conséquence. »

Les paumes à plat sur sa table de toilette, elle fut prise d’un malaise et vacilla, entraînant un flacon de parfum qui tomba au sol.

- Personne n’a jamais essayé, alors ?

Justine était assise en tailleur sur un coussin. Les coudes appuyés sur les genoux, elle attendait une réponse de la part d'Osmond. Il l'avait surprise dans la bibliothèque d'Augustine alors qu'elle n'était pas censée y avoir accès ; il avait vite fini par comprendre que celle du salon ne lui suffisait plus. Le livre illustré de la vallée dans les mains, Justine s'était arrêtée à la page concernant la reine des glaces. Seulement quelques croquis – complétés par des annotations à moitié effacées - représentaient sa silhouette.

- Personne, répondit simplement Osmond.

- Je ne comprends pas. À part ces dessins, on n'a aucune information sur elle ?

- Rares sont ceux qui l'ont aperçue. Elle protège la vallée des terres abandonnées, et, paradoxalement, elle fuit le plus possible les êtres humains.

- Pourquoi ?

- Je suppose qu'elle se méfie d'eux depuis qu'elle est condamnée à l'exil.

- Je me demande ce qui a pu arriver de si grave pour qu'elle le soit.

- Je te trouve très curieuse, remarqua Osmond, les sourcils froncés. Justine, sache qu'elle n'a pas été isolée du reste de la vallée pour rien. Si elle s'est retrouvée seule à errer dans les montagnes, c'est qu'elle est dangereuse. J'espère que tu n'as pas d'idée derrière la tête.

La jeune fille blottit son visage entre ses mains et soupira.

- J'aimerais comprendre... c'est vrai, personne ne sait d'où elle vient, ni qui elle est. Tout ce qu'on sait, c'est qu'elle est là depuis des siècles. Elle est atteinte d'une malédiction très puissante. Il suffirait de…

- De lui parler ?

Justine acquiesça vivement, ce qui arracha un sourire à Osmond.

- Pourquoi voudrais-tu lui parler, Justine ?

- Si elle est là depuis suffisamment longtemps, peut être qu'elle en saurait plus que nous sur les motivations de l'echezac...

- Cet oiseau n'a pas approuvé l'arrivée de l'Homme sur ses terres et s'est volatilisé. Il a laissé derrière lui une couronne maudite que nous devons détruire, c'est tout ce qu'il y a à savoir.

Avant que Justine ne pût poser plus de questions, il l'interrompit :

- Je sais que la question "pourquoi" te brûle les lèvres. Il arrive qu'une question reste sans réponse, et il faut l'accepter. Même si la reine des glaces en savait plus, cela ne nous avancerait à rien.

- J'aimerais essayer...

- Personne n'a jamais pris un tel risque et ne le prendra jamais, fit Osmond, catégorique.

- Mais... mais si c'était le seul moyen ? Qui vous dit que nous n'allons pas échouer comme les six premiers élus ?

- Je te retourne la question. Et si tu n'obtenais pas ce que tu voulais après avoir brisé la malédiction ? Non, ce serait de la folie. Je t'interdis de tenter quoi que ce soit. J'ai besoin de toi pour accomplir la quête.

Justine se tut un instant. Osmond se releva à l'aide de sa canne et la couva d'un regard affectueux.

- Je sais que tu fais toujours en sorte d'avoir une longueur d'avance sur les situations qui vont se présenter à toi. Ton intelligence est épatante, et je ne cesserai de t'en féliciter...

- Mais ?

- Je t'en prie, enlève-toi cette idée de la tête. Certaines lois de la vallée sont cabalistiques, elles échappent bien souvent à notre volonté. Il ne faut pas jouer avec elles, tu m'entends ? Certains ont essayé et ne s'en sont pas sortis. Maintenant, rends-moi ce livre et va te reposer.

- Est ce que je pourrais au moins l'emporter avec moi ? Il y a tellement de choses intéressantes...

Osmond cilla.

- On verra.

*Gling*

Justine baissa la tête. Le flacon s'était brisé en mille morceaux.

Elle avait désobéi.

Un long bâton dessiné au coin de la page avait éveillé sa curiosité. Voyant sa maîtresse ruminer après sa conversation avec Osmond, Pia s’était posée sur sa tête pour lui donner un coup de bec. Il avait alors fallu peu de temps à Justine pour comprendre qu'il s'agissait de l'objet maudit, et que celui-ci dictait le comportement de la reine. Dès lors, une seule question avait hanté son esprit.

« Qui est la reine des glaces ? »

Un frisson parcourut sa nuque. Elle repensa à l'envie de réponse - terrible et grandissante - qui s'était installée en elle.

« Lorsque vous franchirez les monts, il vous suffira de l'ignorer. Elle ne s'attaque pas aux êtres humains, encore moins si vous êtes les six élus. Seulement, il lui suffit d'un peu d'attention pour s'emporter ; elle a tellement vécu isolée qu'elle se sent facilement attaquée. »

Justine leva péniblement les yeux vers le miroir en se remémorant les paroles d'Osmond. Elle ne l'avait pas écouté. Sa soif d'en savoir plus l'avait conduite à prendre une décision périlleuse.

Celle de mettre son groupe en danger.

En arrachant le bâton des mains de la reine, elle avait espéré briser la malédiction. Osmond ne lui avait jamais expliqué en détail les répercussions d'une telle action, pourtant, elle avait pensé pouvoir sauver la reine des glaces, peu importait les conséquences. Elle aurait ensuite obtenu des renseignements pour mieux s'adapter à ce monde qu'elle ne connaissait pas.

Sauf que tu penses toujours tout savoir. Alors que tu ne maîtrises rien.

Justine gémit. Finalement, le sortilège qui l'avait changée en oiseau l'avait affaiblie, et Colin s'était chargé de récupérer le bâton. Rien ne s'était passé comme prévu. Justine avait effacé cette prise de risque inutile de sa mémoire, persuadée que son plan avait échoué.

Seulement, la mort récente de la reine des glaces avait remué en elle une multitude de doutes. Elle n'était plus certaine de rien. Ces derniers temps, sa capacité à rester logique en toutes circonstances ne lui paraissait plus évidente. Une succession de souvenirs l'envahissait par fragments, si bien qu'elle commençait à confondre son imagination avec ce qu'elle avait réellement vécu.

Ton obstination à vouloir posséder toutes les connaissances du monde finira par te tuer.

Baignée de sueurs froides, Justine recula et s'assit sur son lit avec lenteur.

Te tuer.

Était-ce pour cela qu'Osmond l’avait tant mise en garde ? Parce qu'elle pouvait en mourir ?

Tu as joué à un jeu dangereux sans même obtenir les réponses à tes questions. Quel gâchis.

La frayeur paralysa Justine lorsqu'une voix familière résonna au creux de ses oreilles :

- Pas tout à fait.

Il y eut un mouvement dans le miroir. Justine osa à peine le regarder tant elle était pétrifiée. C'était son propre reflet qui se levait alors qu'elle n'avait pas quitté son lit. Elle comprit alors qu'elle avait, durant tout ce temps, observé une silhouette qui n'était plus la sienne. Celle-ci plongea en avant et traversa la glace, fonçant droit sur elle.

Toc toc toc.

Justine ouvrit brusquement les yeux. Elle était étendue sur le dos, la joue enfoncée dans les draps de son lit. Sa nuque était trempée. Elle se redressa péniblement et, encore secouée par son rêve, émit un petit "oui" rauque.

- Tu es prête ? C'est l'heure, lança Hermance depuis le couloir.

- Je descends tout de suite, répondit Justine en épongeant son front avec sa manche.

Elle tourna la tête vers son miroir avec l’espoir de se reconnaître dedans. Ses cheveux détachés dans son dos formaient de longues ondulations blanches et elle portait une robe brodée de fleurs qu’elle ne se souvenait pas avoir mise. Son regard vide témoignait de son désarroi. Elle ne savait plus où elle était, ni pourquoi son mentor avait frappé à sa porte. Un élan de panique la submergea au point de l’immobiliser sur son matelas. Elle lutta, pendant de longues minutes, pour ne pas céder à la folie, car plus elle tentait de réfléchir, plus ses inquiétudes remontaient à la surface. Et si elle était en train de subir les conséquences de ses actes ? Et si ce n’était pas elle qu’elle avait vu dans son miroir, mais le fantôme de la reine des glaces qui venait la hanter ?

Soudain, un bruit de poignée la fit sursauter. Une tête brune dépassant du cadre de la porte lui rappela quelques souvenirs, ce qui eut le don de la rassurer.

- Qu’est ce que tu fais ? Tout le monde t’attend, en bas, tu…

Il s’arrêta, ouvrit entièrement la porte puis se dirigea vers elle.

- Tout va bien ? Tu es malade ?

Justine secoua la tête. Il passa une main sur son front.

- Tu as de la fièvre…

- Ça va, Eugène, merci, souffla-t-elle en se levant.

- Heu… moi, c’est Endrick.

Justine s’immobilisa dos à lui. L’information mit un certain temps à lui monter au cerveau. Angoissée, elle se mordit les lèvres.

- Justine… qui est Eugène ?

En entendant son prénom, ses yeux gris s’illuminèrent dans la glace. Elle se retourna et revint aussitôt à la réalité en voyant l’expression perplexe de son ami. Elle ouvrit la bouche, battit plusieurs fois des cils, puis haussa les épaules.

- Je ne sais pas.

- Tu dois bientôt lire ton discours. La fièvre te fait délirer, tu devrais peut être…

- Non ! s’exclama-t-elle, se rappelant que Colin avait promis de venir l’écouter. C’est bon, je me sens bien. Allons-y.

- Mais tu es à peine préparée…

- Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demanda-t-elle sèchement.

Endrick la scruta, de ses cheveux en désordre à sa robe en laine déboutonnée dans la nuque. Trouvant son comportement bien trop étrange, il préféra ne pas l’agacer davantage et capitula.

- Rien.

* * *

Justine se dirigeait vers le campement en claquant des dents. Le fond de l’air était glacial. Au loin, une nappe de brume enveloppait la sapinière de sa couleur bleuâtre. A mesure qu'elle approchait, elle voyait se dessiner une lignée d'orbes orangés à travers la végétation touffue. Même si elle savait que les ethons surveillaient activement les alentours, l'impression d'être épiée chaque fois qu'elle venait la rendait mal à l'aise. Endrick, qui l'accompagnait, s'arrêta lorsqu'ils atteignirent l'orée de la forêt.

- Je ne vais pas pouvoir assister à ton discours, il faut que je reste avec Loukoum...

- Je sais. Merci de m'avoir accompagnée jusque là, lui répondit Justine.

- Hermance est partie devant. Tu devrais vite la rejoindre. Tu es sûre que ça va aller ?

- Ne t'en fais pas pour moi.

- Difficile, en te voyant dans cet état.

- Je suis juste un peu malade. Je survivrai.

Endrick soupira.

- Dans ce cas... bonne chance. Je suis sûr que tu vas épater tout le monde.

- Merci Rick.

Elle lui sourit, croisa les bras et emprunta le sentier qui menait à la plaine d'atterrissage. Les sapins plongeaient la jeune fille dans l'ombre. Elle déambulait seule dans un silence uniquement brisé du bruit de ses chaussures au contact de la neige. Les tentes de soie et les abris en bois étaient vides. Justine supposa qu'ils étaient à l'inauguration. Du moins, c'est ce qu'elle crut, mais elle tomba sur Alexandrina, qui s'entretenait avec une patrouille.

L'air grave affiché sur son visage montrait qu’elle prenait la situation au sérieux. Ses sourcils noirs se fronçaient un peu plus chaque fois qu'un membre de l'escadron prenait la parole. D'un petit hochement de tête, elle sembla approuver une décision. Ses cheveux, d’ordinaire tressés, étaient relâchés ; ils avaient tant poussé qu'ils enveloppaient son dos fluet. Elle s'était habillée d'une longue robe d'hiver cintrée à la taille, mettant ainsi en valeur son apparence délicate, quoique trompeuse, car elle s'affirmait aisément en présence d'hommes plus âgés qu'elle. Il n'y avait pas de doute, elle avait l'étoffe d'une meneuse. Lorsque son regard rencontra celui de Justine, son visage s'illumina. Elle ordonna à l’escadron de se retirer et vint à la rencontre de son amie.

- J'ai failli ne pas te reconnaître. Tu es si...

- Différente ? s'enquit Justine avec crainte.

- Belle ! Cette robe te va à merveille. Je ne l'avais jamais vue auparavant... laisse-moi deviner, tu l'as achetée à Plume de velours ?

Désemparée, Justine baissa les yeux.

- C'est gentil. Je t'avoue que je ne sais plus vraiment.

- Je vois... je ne vais pas t'embêter plus longtemps, enchaîna-t-elle avec une pointe de déception dans la voix. Tu dois y aller, l'inauguration va bientôt commencer.

- Tu ne peux pas venir, j'imagine ?

Alexandrina la regarda d'un air désolé.

- J'aurais aimé, mais j'ai tellement de choses à faire...

- Justine !

Coupée par Philéas qui venait d'arriver, Alexandrina se tourna si vite vers lui qu'elle manqua de le heurter. Ils rirent tous les deux, le regard débordant de tendresse. Justine ressentit un pincement au cœur face à cette scène de complicité anodine qui faisait remonter une multitude de souvenirs en elle.

- Bonne chance pour ton discours, lui dit Philéas. Je sais combien ça te tient à cœur.

- Merci, sourit Justine, consciente qu'il avait quelque chose à voir avec la décision du conseil. Merci pour tout.

- Je suis désolé de ne pas pouvoir y assister...

- Ça ne fait rien, le rassura Justine d'un grand sourire forcé.

- Je ne comprends pas pourquoi ils font ça maintenant, déclara Alexandrina. Gabriel et les oiseaux des ténèbres peuvent arriver à n'importe quel moment... je sais que ça part d'une bonne intention et qu'il faut divertir les habitants, mais ça ne m'inspire rien de bon. Espérons que tout se passe bien.

Philéas inspira longuement en enfonçant les mains dans ses poches de manteau.

- Auguste fait en sorte que ses patrouilles encadrent bien l'évènement. Tu n'as pas de soucis à te faire.

- La couronne est toujours en lieu sûr ? s’enquit Justine avec inquiétude.

- J’ai vu Ernest tout à l’heure. Ils la surveillent de près. Elle ne pourrait pas être mieux cachée.

Elle baissa la tête et enfouit son nez dans son châle. La ferme était, pour le moment, le seul endroit reclus capable de ne pas éveiller les soupçons. Après un bref moment de silence, elle chassa ses inquiétudes, salua le couple, puis s’élança à grandes enjambées à travers la forêt. Elle s’arrêta une fois arrivée, essoufflée. Face à elle s’étendait l’immense plaine enneigée dans laquelle s’était rassemblée la foule, aussi compacte qu’un bloc. Les villageois se pressaient les uns contre les autres à cause du froid, se tenant à distance de trois petites montgolfières colorées prêtes à décoller. Quelques ethons survolaient les lieux, prêts à agir en cas d’attaque. La tristesse de Justine s’envola lorsqu’elle reconnut Ariane et Louis parmi la masse. La jeune mère tenait son bébé contre elle, enveloppée d’une écharpe épaisse, tandis que Louis veillait à ce qu’aucun d’eux n’attrape froid.

- Vous êtes venus ! s’exclama Justine, ravie.

Ariane se tourna vers elle et, plissant ses yeux ornés de cernes, s’enthousiasma en la voyant.

- Évidemment ! On ne voulait pas manquer ça.

- Comment va Osmond ? demanda Justine en se penchant sur le bébé.

- Il dort enfin, sourit Louis, épuisé lui aussi.

- Tu es prête pour ton discours ? l’interrogea Ariane.

- Plus que prête ! Par contre, je suis désolée, je dois vous laisser, je crois qu’on m’attend.

Ariane posa une main sur son épaule, le regard empli d’affection.

- File, dans ce cas. On a hâte de t’écouter.

Justine la remercia et se hâta de rejoindre Hermance, qui discutait avec les membres du conseil. A voir son air mécontent, les choses ne se passaient pas comme prévu ; elle se tourna vers son apprentie, non pas pour l’accueillir, mais pour lui arracher son discours des mains. Elle tendit furieusement le papier au vieil homme qui dirigeait le conseil et gronda :

- Des jours de rédaction. Des mois de réflexion. Et vous voulez vous accaparer tout le mérite ?

- Ce n’est pas ce que nous avons dit. Mais puisque nous nous sommes chargés de la concrétisation du projet, nous aimerions être reconnus comme il se doit.

- En vous donnant le droit de mentir ? Vous n’avez fait que donner les instructions en suivant le plan de mon apprentie !

Justine, qui était restée dans l’incompréhension, prit soudain conscience qu’elle allait être écartée de son propre projet. Elle interrogea son mentor du regard dans l’espoir d’obtenir des réponses. Le vieil homme se racla la gorge et repoussa le papier.

- Elle est en droit de mentionner sa participation. Mais il va falloir citer le conseil en première ligne.

- Ce même conseil qui a catégoriquement refusé de la soutenir il y a quelques mois ? répondit Hermance du tac au tac.

- Navré. Nous avons suffisamment travaillé sur ce projet pour être mis en avant.

Un chercheur braqua son regard glacial vers Justine. Elle se rappelait de lui ; il s’agissait d’Hervé, l’homme qui avait refusé son projet une première fois.

- C’est cela, ou nous lisons le discours à votre place, jeune fille.

Écrasée par l’autorité de ses supérieurs, elle inclina la tête en signe de soumission. Elle qui avait tant attendu ce moment, voulait désormais fuir pour se retrouver seule avec son chagrin. Elle posa une main sur son front et réfléchit. Elle pensa d’abord à refuser, puis elle se rappela qu’il s’agissait d’une tâche à laquelle elle avait consacré du temps et de l’énergie. Elle jeta un coup d’œil à Ariane et Louis qui l’encourageaient de loin. Même si tous ses amis n’étaient pas au rendez-vous, c’était trop bête de se laisser ainsi malmener sans réagir. Elle voulait au moins avoir le privilège de s’exprimer, quitte à taire son nom pour faire briller celui des membres cruels du conseil. Hermance lui rendit son discours à contrecœur et lui chuchota qu’elle était désolée.

- Merci d’avoir essayé de me défendre, murmura Justine, un rictus peiné aux lèvres.

- Dis-toi que si le conseil est contre toi depuis tout ce temps, c’est simplement parce que tu leur fais peur, lui assura son mentor.

- Peur ?

- Tu es trop intelligente pour eux. Un jour, tu les superviseras tous, crois-moi.

Justine lui était reconnaissante de la confiance qu’elle plaçait en ses capacités. Jamais elle n’aurait pu avoir meilleur mentor. Lorsqu’elle monta sur l’estrade, le tremblement de ses mains provoqua des fissures le long de sa feuille froissée. Toute l’excitation était retombée. Elle n’avait plus la force de se réjouir, et elle n’était pas au bout de ses peines.

Alors qu’elle examinait son discours d’un œil hagard, elle se souvint de la méfiance de Colin vis-à-vis de la décision des membres du conseil. Il s’était étonné de ce soudain revirement ; là où elle y avait cru naïvement, lui, avait vu juste. Elle releva vivement la tête et scruta la foule pour le retrouver, le souffle coupé. Il avait promis de venir. Pourquoi ne le voyait-elle pas ?

- Vous pouvez commencer.

La voix sombre d’Hervé, faussement solennelle, parvint à peine aux oreilles de Justine. Elle était trop occupée à chercher Colin. Après avoir fouillé l’assemblée du regard, une immense déception la gagna. Le chercheur dut insister en élevant le ton.

- Dépêchez-vous ou c’est moi qui m’en charge.

Justine tenta de se ressaisir, les bras tremblants. Elle avait certainement mal regardé.

- Bonjour à tous, déclara-t-elle d’une voix peu assurée. Tout d’abord, je vous remercie d’être venus assister à l’envol des premiers prototypes de montgolfières. C’est un projet…

- Plus fort ! s’écria un homme.

- On n’entend rien ! renchérit un autre.

Une boule se forma dans la gorge de Justine. Elle dut faire un effort incommensurable pour déglutir et, la vision floue, chercha la ligne à laquelle elle s’était arrêtée sur sa feuille.

- Je… c’est un projet qui… a pu se faire à l’aide de…

Elle croisa le regard inquiet d’Ariane. Ce fut le coup de grâce. Un vertige, plus violent que les précédents, manqua de la faire tomber. Elle se rattrapa de justesse à son pupitre.

Colin n’était pas là.

Et ce projet n’était plus le sien.

- Je ne me sens pas bien, chuchota-t-elle.

Une vague de murmures traversa la foule. Justine quitta lentement l’estrade, laissant Hervé prendre sa place pour calmer les villageois. Les larmes coulèrent sur ses joues glacées lorsque Ariane se précipita vers elle pour la serrer dans ses bras. Soudain, elle sentit son cœur la lâcher, comme si on venait lui arracher une part d’elle-même. Elle se plia en deux et s’effondra brusquement contre Ariane.

- Qu’est ce qui ne va pas ? Justine !

Justine grimaça de douleur. Au-delà de la peine, son corps lui faisait comprendre qu’il allait mal. Les mouvements de la foule se mirent à ralentir, des applaudissement parurent lointain, et le paysage tournoya autour d’elle. Incapable de bouger, elle aperçut la silhouette vague et indistincte d’Hervé faire un signe. Elle observa alors, impuissante, ses créations prendre leur envol dans le ciel étoilé.

- Justine !

A l’appel de son nom, elle plissa les yeux, sonnée. Elle s’accrocha à Ariane du mieux qu’elle put et se redressa. Elle ne s’était jamais sentie aussi vide.

- Tu vas bien ? s’alarma la rousse.

Au moment où Justine s’apprêtait à secouer la tête, un cri retentit dans la plaine. C’était Philéas, qui fendait la foule à coups de coudes pour rejoindre les deux jeunes filles.

- On a retrouvé Colin au bord du lac, émit-il d’une voix faible. Il a failli se noyer.

* * *

Le soleil s’élevait lentement derrière les montagnes. Ses rayons adoucis traversaient la brume matinale et venaient réchauffer le sol enneigé. La vallée retrouvait peu à peu ses plaines verdoyantes, ses villages aux toits marrons et ses ruisseaux chantants. L’hiver précoce, qui était apparu dans le plus grand des mystères, semblait s’évaporer pour laisser place à un paysage fragilisé par le givre. Les branches d’arbres se déployaient à la lumière du jour et gouttaient, comme débarrassées d’un poids trop longtemps porté.

Justine regardait ce spectacle naturel depuis la fenêtre de la chambre de Colin, pensive. Malgré de nombreuses mèches blanches encore visibles, ses cheveux redevenaient légèrement blonds dans le reflet de la vitre. Elle savait que ce changement de saison était dû aux bouleversements de la veille ; elle avait ressenti, lors de l’envolée des montgolfières, une réelle césure s’opérer en elle. Elle s’était sentie très faible.

Elle soupira, profitant de la chaleur du soleil. Elle n’avait pas dormi de la nuit pour veiller sur Colin. Endrick lui avait sauvé la vie ; s’il n’avait pas pris la décision de patrouiller autour du lac, personne ne l’aurait repéré. Justine frissonna en pensant qu’il aurait pu mourir d’une hypothermie. Christophe l’avait soigné et avait assuré qu’il s’en sortirait. Il avait seulement attrapé froid.

Blotti contre la joue du malade, Brahms dormait profondément ; peu après l’incident, Ernest l’avait retrouvé enfermé dans l’étable, pris d’une telle panique qu’il avait semé le désordre au sein du troupeau de pelolaines. Il avait senti que son maître était en danger et n’avait rien pu faire.

Un mouvement sur la droite de Justine la sortit de ses pensées. Colin venait de se réveiller. Il s’assit au bord du lit et, les cheveux en bataille, tourna la tête vers elle. Ses yeux bleus s’écarquillèrent en la voyant.

- Tu es réveillé ! s’exclama-t-elle en descendant du rebord de la fenêtre.

- Justine ? lâcha-t-il d’une voix étouffée.

Elle se précipita vers lui et se jeta à son cou. Elle poussa un bref soupir de soulagement. Colin n’en revenait pas. Justine entendait à sa respiration hachée qu’il avait du mal à se remettre de ses émotions. Dans un élan d’enthousiasme impulsif, il la serra si fort contre lui qu’elle peina à reprendre son souffle.

- Tu es vivante, dit-il près de son oreille.

- Qu’est-ce que tu racontes ? demanda-t-elle, dans l’incompréhension. C’est plutôt moi qui devrais te dire ça… Colin, tu m’as fait tellement peur !

- Tu étais là, devant moi, et tu es tombée sous la glace… j’ai…

Justine sentit une larme tomber sur son épaule.

- J’ai essayé de te sauver, mais je n’ai pas réussi.

- De quoi tu parles ? s’enquit-elle en se détachant de lui. Je n’étais pas…

Elle se tut. Elle venait de voir du coin de l’œil le bâton cassé en deux qu’Endrick avait retrouvé à côté de Colin. Les deux bouts gisaient au sol, encore humides à cause de la veille. Justine comprit aussitôt. Ce n’était pas elle que Colin avait vu tomber.

- Tout est ma faute, dit-elle à voix basse. Colin… où est ton bâton ?

Elle put lire le désarroi dans les yeux humides de Colin.

- Je l’ai laissé à l’étable, avoua-t-il.

- Alors c’est bien ça, lâcha Justine, le cœur serré par les remords. C’est elle qui t’a entraîné jusqu’au lac.

- De qui tu parles ? bafouilla Colin.

Il suivit son regard et eut un mouvement de recul en reconnaissant le bâton.

- Qu’est-ce qu’il fait là ? Je ne comprends pas, il est tombé dans l’eau, il…

- Endrick l’a retrouvé brisé en deux au bord du lac, étendu sur la glace, avec toi. Colin, qu’est ce qui s’est passé ? J’ai besoin de savoir la vérité, le supplia Justine en s’avançant vers lui.

Collé contre la tête de lit en bois, Colin ne put reculer davantage.

- Je ne peux pas, articula-t-il.

- Pourquoi ?

- Tu vas me prendre pour un fou.

- Ne dis pas ça…

- Ce qui m’est arrivé au bord du lac, je… je ne suis même pas sûr que ça se soit réellement passé.

- Colin, je pense pouvoir comprendre…

- Non, tu ne comprends rien, la coupa-t-il sèchement.

- Mais si…

- Justine, je ne suis pas normal ! s’écria-t-il.

Les lèvres tremblantes, Justine hésita, puis baissa la tête.

- J’ai tout entendu.

- Quoi ?

- Chez tes parents. Je n’avais pas osé interrompre la conversation, mais j’étais descendue et je n’ai pas pu m’empêcher d’écouter ta mère.

Face à cette nouvelle, Colin s’enfonça un peu plus contre son oreiller, abattu.

- Colin…

Justine lui prit la main.

- Je pensais qu’un jour, tu te déciderais à me le dire… pourquoi vouloir me tenir à l’écart de tout ça ?

- Parce que…

Il déglutit.

- Parce que je savais qu’en le sachant, tu ne me regarderais plus jamais comme avant.

- Comment tu peux dire une chose pareille…

- Tu es la seule qui a osé faire un pas vers moi la toute première fois qu’on s’est rencontrés. Il n’y qu’avec toi que je me sentais vraiment moi-même et je ne voulais pas gâcher ça.

- Quoi qu’il ait pu se passer dans ta vie, tu resteras toujours le même à mes yeux, le rassura Justine d’une voix douce. Mais… je pensais que j’étais suffisamment importante pour toi pour que tu me le confies.

- Tu l’es, assura-t-il en plantant ses prunelles bleues dans les siennes.

Il serra sa main dans la sienne. Justine esquissa un rictus crispé.

- Tu n’es pas fou. Moi aussi, je l’ai vue.

- Qui ? s’enquit-il, évasif.

- La reine des glaces.

Un air effrayé se dessina sur le visage de Colin.

- Non… souffla-t-il.

- Elle me hante depuis sa mort…

- Dans tes rêves ?

- Pas seulement. Tu vas trouver ça étrange, mais elle est tellement présente que je ne sais plus vraiment qui je suis.

- Justine, se reprit-il, comme soudain alarmé. Elle s’est servie de toi pour réapparaître.

- Alors tu l’as vue ? Hier soir ? murmura-t-elle.

- Oui, dit-il gravement. Mais tu ne comprends pas. On lui a volé son bâton ; on a été touché par la malédiction, nous aussi.

- La malédiction ? Alors… tu es au courant ?

- Je ne veux pas savoir si tu avais tout prévu. Je sais à quel point tu es intelligente, enchaîna-t-il rapidement en voyant qu’elle allait rétorquer. Tu n’as pas volé son bâton sans avoir d’idée dans la tête. Justine, c’était de la folie, et tu as failli en payer les conséquences… tu en es consciente ?

- Je ne pensais pas que ça allait t’atteindre. Je viens seulement de le comprendre. Tu ne peux pas savoir à quel point je suis désolée.

- Tu aurais pu mourir, marmonna-t-il en lâchant sa main. La reine des glaces aurait pu décider de t’enlever la vie.

- Elle ne l’a pas fait ? émit Justine d’une voix aiguë.

- Non. Elle est restée juste le temps qu’il fallait pour me faire prendre conscience de quelque chose.

Leurs nez n’étaient plus qu’à quelques centimètres l’un de l’autre. Justine ouvrit grand les yeux. Elle ressemblait à une enfant sous son air égaré.

- Et… qu’est ce que c’était ? chuchota-t-elle.

Colin sondait son visage avec une attention toute particulière. Ses yeux s’arrêtèrent sur ses lèvres. Un pli marqua son front lorsqu’il les releva vers elle. Justine fut frappée par la tendresse qui éclairait son regard. Elle le trouva à l’aise avec son col de son pyjama entrouvert et ses cheveux en bataille. Il paraissait tranquille. Il était lui-même.

- Je t’aime, Justine.

Elle eut à peine le temps de l’entendre prononcer ces mots que déjà, leurs lèvres se retrouvèrent pressées l’une contre l’autre. C’était comme une évidence. Justine frémit de joie. Elle n’osa pas bouger, enivrée par le flot de douceur qui grandissait à travers leur baiser profond et muet. Elle passa ses mains sur ses joues brûlantes d'un geste délicat. Rasséréné, Colin ferma les yeux et la ramena contre lui.

Moi aussi.

Justine ne s’était jamais sentie autant aimée qu’à cet instant précis.

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