36. L'echezac

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Justine

Justine serra Osmond contre elle de peur qu'il ne prît froid. Il n'eut aucune réaction sous les couvertures. Elle les écarta et observa sa figure pâle. Il s'était endormi. Elle effleura sa joue rose pour surveiller son état ; elle était brûlante.

Pauvre petite chose...

Justine n'osait même pas relever les yeux de peur de voir le corps inanimé d'Ariane. En apprenant sa mort, c'était comme si une part d'elle-même s'était détruite. L'amitié qui avait grandi entre les six élus avait pris une telle ampleur qu’ils ne pouvaient vivre les uns sans les autres. Leurs êtres n'avaient pas seulement trouvé leur point de convergence au sein de la vallée, mais aussi au plus profond de leur cœur. Sans Ariane, plus rien ne comptait, pas même la destruction de la couronne. Justine regretta amèrement la tournure des événements. La vallée, devenue sa maison avec le temps, n'était plus qu'un lieu vide de sens aux couleurs délavées. Le visage du bébé lui nouait les entrailles. Ariane était partie sans même connaître la joie de voir grandir son enfant. Justine tourna la tête vers Louis. Ecroulé aux côtés d'Ariane, il tentait de l'enlacer comme il pouvait. Elle était frappée de voir comme un homme fort de caractère pouvait se désarmer de son orgueil et se mettre à nu lorsque l'on s'attaquait à sa plus grande faiblesse. Ariane lui avait été arrachée sans qu'il n'eût pu la protéger. Lui qui se contenait d'ordinaire, il cédait désormais à l'effusion d'un chagrin dont l'ampleur le dépassait.

Philéas s'était détourné d'Ariane pour maîtriser Gabriel. Couvert de sable, il se battait pour ligoter le traître à l'aide de deux archers. Toute sa haine à l'égard du frère de Louis animait l'ajustement de ses nœuds, à tel point que Gabriel lâcha un gémissement.

- Tu vas te taire, oui ! intima Philéas, le ton ferme.

- Vous lui faites mal, intervint un archer.

Le meneur resserra violemment les cordes autour du torse de Gabriel et lâcha :

- Si vous saviez comme ça m'est égal.

Colin déboula des buissons, observa les alentours, puis, apercevant Philéas, se précipita vers lui. Le blond de ses cheveux était tâché de sang à cause d'égratignures à vif. Justine avait à peine eu le temps de remarquer son absence qu'il était déjà revenu blessé. Elle n'arrivait pas à croire qu'il eût pris part à la bataille. Les villageois, arrivés en masse pour soutenir l'escadron, avaient afflué sur la plage et s'étaient jetés dans la mêlée.

Malgré les habits de lin qui recouvraient la silhouette svelte de Colin, son allure n'était plus celle d'un berger chétif, mais celle d'un homme déterminé à protéger les siens. Justine cilla. Elle ne l’avait jamais connu aussi brave. Il avait attaché une ceinture en cuir autour de sa taille ; elle faisait pendre son épée jusqu'à sa cuisse.

- Il n'y a plus personne sur le dos de Loukoum, déclara Colin, nerveux.

- Tu crois qu'ils sont tombés ? s'alarma Philéas.

- Je ne sais pas, mais je préfère m'assurer qu'ils ne sont pas blessés.

Philéas hocha la tête et se releva. Justine ne put entendre la suite de la conversation ; le petit poing d'Osmond brandi en l'air l'avait tirée de sa concentration. Il s'étira de toutes ses forces, bailla, puis braqua son regard vers elle. Une montée de larmes l'envahit lorsqu'il comprit qu'il ne s'agissait pas de sa mère. Justine s’arma de sa voix la plus douce pour le calmer :

- N’aie pas peur, tu es en sécurité avec moi. Maman me faisait confiance, alors je... je vais veiller sur toi jusqu’à ce que papa revienne. Je ne t’abandonnerai pas.

Osmond, qui ne saisissait pas un mot de ce qu’elle disait, éclata en pleurs.

- On s’appréciait beaucoup, maman et moi, tu sais, c’était…

Un frisson parcourut sa nuque. Elle déglutit et conclut :

- C’était une de mes meilleures amies.

En entendant les sanglots d'Osmond redoubler, Justine fut écrasée par un sentiment d'impuissance. Elle était incapable de le réconforter. Elle le berça du mieux qu'elle put. Plus elle répétait ce mouvement, plus ses yeux brouillés de larmes se plissaient. Elle distinguait de moins en moins les éléments qui l’entouraient. Un cercle de lumière l’enveloppa, l’éloignant du vacarme de la bataille et des hurlements d’Osmond. Elle crut rêver dans un pareil silence, jusqu’à ce qu’Osmond recommençât à pleurer. Justine chassa ses larmes un bon coup. Lorsqu’elle vit clair, elle remarqua qu’elle ne tenait plus le fils d’Ariane dans ses bras, mais un bébé qu'elle ne connaissait pas. Le lac avait disparu pour laisser place aux murs d'une petite maison en bois.

- Chht… tout va bien.

Justine ne reconnut pas sa propre voix. Ses mains étaient devenues plus allongées. Son cœur s'emballa dans sa poitrine lorsqu'elle comprit qu'elle avait perdu le contact avec la réalité. Horrifiée, elle poussa un cri qui resta bloqué dans sa gorge. Elle ne pouvait plus bouger. Elle se remémora alors la phrase de Philéas qui s'inquiétait de la blancheur de ses cheveux.

" Ondine est toujours là. "

- J'ai vérifié, tout va bien au village !

Justine se tourna. Un jeune garçon s'était adossé à la porte de la cabane. Quelques mèches de cheveux effleuraient ses sourcils haussés. Un grand sourire étirait ses lèvres. Il s'approcha et embrassa Justine sur la joue.

- Comment vont mes deux merveilles ?

- Tu as bien vérifié ? demanda Ondine qui avait définitivement pris le contrôle du corps de Justine. Je n'aimerais pas qu'il se passe quoi que ce soit pendant mon absence...

Justine ressentait son angoisse comme si elle était sienne.

- Pas l'ombre d'un oiseau ! Ne t'en fais pas. Le bébé est plus important que tout, la rassura le jeune garçon.

- Je n'arrive toujours pas à croire ce qui nous arrive...

- Je sais. On est en plein rêve, murmura-t-il, absorbé par les petites mains du nourrisson.

- Papa va bientôt rentrer de voyage, soupira Ondine en posant son front contre le sien. Il va se douter de quelque chose.

- Ça te fait peur ?

- Pas le moins du monde.

- C'est vrai que se marier en cachette et mener une vie secrète en haut des collines à dix-huit ans n'a rien d'affolant, il sera ravi de l'apprendre, pouffa-t-il.

- Eugène ! s'exclama-t-elle. Ne dis pas ça. Je sais qu'il veut mon bonheur.

- Et moi donc... je veux te rendre la femme la plus heureuse du monde. Tu le sais, ça ?

Ondine rit au contact de la multitude de baisers qu'il déposa sur son visage. Puis il recula pour la contempler. Il la dévorait des yeux. Il sortit un papier froissé de sa poche et donna quelques coups de crayon dessus. Soudain, une masse en or passa devant eux, fila à travers les airs et disparut derrière la porte.

Un alicanto ? songea Justine.

Ondine se leva brusquement. Elle posa le bébé dans son berceau, puis courut jusqu'à la porte.

- Je crois qu'Apollon a vu quelque chose ! s'écria-t-elle.

- Attends, je viens avec toi, répondit Eugène en s'emparant d'une longue cape noire.

- Non, je dois y aller seule. Reste avec Grâce.

- Laisse-moi t'aider au moins une fois, insista-t-il, désespéré.

- Désolée, dit Ondine. C'est mon devoir.

Elle prit la cape qu'il lui tendait à contrecœur et se précipita dehors. Le ciel s'était teint de gris. Pas un seul bruit ne dérangeait la tranquillité des lieux. Soudain, une bourrasque arracha la capuche de la cape d'Ondine. Son alicanto revint vers elle en poussant un long cri. Justine avait l'impression que son cœur allait exploser. Ondine était terrifiée. Elle prit ses jambes à son cou et, les larmes aux yeux, se répétait :

- Non, non, non, non... !

Elle s'arrêta au sommet de la colline dans l'espoir qu'Apollon se fût trompé. Mais il était trop tard. Il lui fallut du temps pour constater les dégâts. Marvegny était ravagé par les flammes. Le clocher menaçait de s'écrouler. Des cris résonnaient dans toute la vallée. Ondine tomba à genoux, sous le choc.

- Qu'ai-je fait...

Son alicanto se posa à ses côtés, tête baissée. Ondine se laissa doucement gagner par les larmes et pleura. Elle s'imagina la déception sur le visage de son père. Il avait toujours été si bon avec elle ; il ne l'avait jamais abandonnée, bien qu'elle l'eût blessé plus d'une fois. Submergée par les remords, Ondine hurla de toutes ses forces. Elle se baissa et, face contre terre, sanglota dans l'herbe. En se relevant, le paysage montagneux avait disparu. Une étendue de sapins abritait une grande couche de neige au sol. Justine bougea son bras. Elle soupira de soulagement. Ondine l'avait libérée.

- J'ai encore une chose à te montrer.

Justine sursauta. Ondine s'était accroupie face à elle. C'était la première fois qu'elle la voyait de face. Ses yeux en forme d'amandes emplis de douceur ne la rassurèrent pas pour autant. Elle ignorait toujours le but de sa venue.

- Que me veux-tu ? s'enquit Justine, tremblante.

- Je sais que je t'obsède depuis la première fois que tu m'as vue en croquis dans un carnet. Carnet que je t'ai volé dans une tempête, par ailleurs.

Ondine le brandit sous son nez, un petit sourire en coin.

- Tu es très intelligente. Tu sais accorder de l'attention aux plus petits des détails. C'est une qualité rare.

- Qu'est-ce que tu fais encore là ? demanda Justine, méfiante. Colin a assuré que tu allais partir.

- A moi de poser les questions.

Son ton était devenu plus autoritaire. Justine soutint son regard. Leur ressemblance physique la déstabilisait. Ondine approcha son visage du sien, sa natte blanche tombant sur son épaule. Son petit nez rose se trémoussait de curiosité.

- Pourquoi avoir désobéi à Osmond et m'avoir confrontée ? Pourquoi ne pas avoir tout simplement passé ton chemin avec tes amis ?

- Parce que tu as plus de mille ans. Tu avais peut-être des réponses à mes interrogations, répondit honnêtement Justine.

- Vraiment ?

- Je voulais avoir plus de précisions sur ta malédiction. Je ne suis pas sûre que les protecteurs puissent se lancer des malédictions entre eux pour le plaisir de se punir, s'esclaffa Justine.

Ondine ouvrit grand les yeux, émerveillée.

- Tu te rends compte que cette réflexion, que tu t'es faite bien avant de partir dans la vallée, va peut-être sauver Constance aujourd'hui ?

Justine resta silencieuse.

- Regarde, lança Ondine.

Elle se munit de son bâton pour dessiner un immense oiseau dans la neige. Justine n'en avait jamais vu de telle sorte dans la vallée.

- Ça te dit quelque chose ?

- L'echezac, murmura Justine.

- Tu as raison. Les protecteurs n'ont fait que me bannir, rien de plus, expliqua Ondine en griffonnant son propre portrait. Eugène s'est enfui avec notre enfant et je ne l'ai plus jamais revu. On dit qu'il a traversé le portail du Passeur. Quant à moi, j'étais condamnée à errer dans les terres abandonnées. Mais lorsque je me suis retrouvée là-bas...

Le dessin de l'echezac s'illumina et prit vie dans la neige. La petite silhouette d'Ondine s'anima à son tour. Elle se pencha en position de soumission et attendit la décision de l'echezac.

- Je pensais qu'il avait disparu après avoir maudit la vallée, s'étonna Justine.

- C'est ce que je pensais aussi. J'ai cru qu'il allait me tuer. Mais finalement...

L'echezac s'abaissa et posa son bec sur le dos de la jeune fille.

- Il m'a donné une seconde opportunité. Plutôt que de vivre seule, il m'a confié le sort de la vallée entière.

Justine fronça les sourcils.

- Comment l'as-tu su ?

- C'était une vraie conversation de cœur à cœur. L'echezac ne fait aucun bruit : il vient te parler directement au fond de toi, susurra Ondine.

Tout s'effaça pour laisser place à de hautes montagnes enneigées.

- Certes, j'étais condamnée à protéger la vallée pour l'éternité. C'était le prix à payer. Mais au moins, je n'étais pas seule, j'avais le souci de chaque âme de Son monde.

- Son monde ?

- L'echezac était le roi de cette vallée avant que l'homme n'arrive.

- Impossible... un roi ne maudit pas son peuple, répliqua Justine, dubitative.

- Il ne l'a pas maudit. Le peuple a mal interprété son départ.

- Je ne comprends plus rien...

Ondine écarta la neige d'un geste brusque. Des petits flocons tournoyèrent dans l'air et s'assemblèrent en un morceau. L'echezac naissait un seconde fois sous les yeux ébahis de Justine, mais cette fois en miniature. Sa transparence laissait apercevoir le visage amusé d'Ondine. Il était accompagné de six oiseaux. Justine les reconnus immédiatement.

- Ce sont nos oiseaux ! lança-t-elle.

- Oui. L’echezac était toujours accompagné de ses six oiseaux rares. Tous les sept maintenaient l'équilibre de la vallée.

Quelques silhouettes humaines germèrent au sol. L'echezac et les six oiseaux rares les accueillirent avec chaleur. Ils vivaient, à la plus grande surprise de Justine, en harmonie. Mais cela ne dura pas.

- Le pouvoir est monté à la tête de l'Homme... commenta Ondine.

Les hommes se désignèrent entre eux pour assurer l'autorité du royaume. L'echezac fut constamment mis de côté. Justine l'aperçut se retirer avec humilité.

- Blessé d'être ainsi rejeté, il est parti sans demander son reste. La seule chose qu'il a laissée derrière lui est cette fameuse couronne.

Une légère brise vint emporter les formes humaines, laissant place à l'echezac et aux six oiseaux. Envoutée par l'animation de particules blanches, Justine les observait construire une couronne à l'aide de leurs petites pattes.

- Le phoenix disposait de son feu, le laurellac de ses idées, l'alicanto de sa parure d'or, l'ethon de sa force, le caladrius de son œil acéré, et le fenghuang de son élégance. Ils ont œuvré afin que tous ces talents soient réunis en une couronne. Ainsi, l'Homme pouvait reconnaitre leur noblesse et remettre instinctivement la couronne à l'echezac en guise de pardon.

Justine vit l'echezac déposer la couronne au milieu du village et s'envoler vers les collines.

- Mais aussitôt parti, les oiseaux des ténèbres ont frappé la vallée. Les villageois ont pris peur... ils ont cru qu'il s'agissait là d'une malédiction. Ils ont préféré se débarrasser de la couronne au plus vite.

Une ombre lança la couronne dans le fleuve alcyonien.

- C'est là que la légende est née, conclut Ondine.

- Mais... toutes ces quêtes, ces espoirs... on se serait trompés pendant des siècles ?

- L'echezac croit en la bonté de l'Homme, lui assura Ondine. Il attend simplement que nous revenions à lui.

- Pourquoi ne pas revenir lui-même ? Il a plongé la vallée dans des siècles de terreur !

- Ce n'est pas lui. C'est nous. En détrônant l'echezac, l'équilibre de la vallée s'est effondré. Une faille s'est ouverte en nous tous. Ces oiseaux des ténèbres, ce sont les nôtres.

- Je ne comprends pas, s'obstina Justine en observant la neige fondue, agacée.

Ondine eut un faible sourire.

- Quand l'echezac m'a confié tout ce qu'il avait sur le cœur, il m'a regardé droit dans les yeux et m'a assuré qu'un jour, une âme charitable viendrait mettre fin à mes années de labeur. Que je trouverai du repos en celui qui viendrait à moi.

Justine releva la tête.

- Tout ce qu'il veut, c'est que l'on s'ouvre à lui. Qu'on s'ouvre aux autres. Les villageois m'ont craint pendant des siècles alors que je veillais sur eux. Toi seule a eu la force de me tenir tête. Merci, merci de m'avoir libérée.

Ondine se redressa sur ses genoux et la prit dans ses bras. Sa peau glaciale arracha un frisson à Justine. Elle hésita une seconde puis, émue par la sincérité de ce geste, répondit à son étreinte.

- Tu sondes les cœurs, Justine, tu fais toujours en sorte d'apaiser tous ceux que tu rencontres. Maintenant, aide Constance, murmura Ondine. Elle doit trouver le chemin qui la mènera à l'echezac.

- Comment ?

- Elle le saura. Seul un cœur en quête de lumière peut le reconnaître.

Justine acquiesça avec conviction. Les paroles d'Ondine résonnaient en elle comme un doux bruissement de flocons. L'étrangeté de ses propos échappait à sa compréhension, pourtant, elle ne doutait pas de leur véracité. Elle ne chercha plus à poser de questions. Elle était envahie par le désir de voir l'echezac de ses propres yeux. Ondine se releva et s'éloigna derrière les arbres. Seules ses prunelles grises brillaient dans l'obscurité de la forêt.

- Sauve-la de ses ténèbres comme tu m'as sauvée. Après tout, n’es-tu pas venue me tirer de ma solitude éternelle ?

Sur ces mots, Justine eut à peine le temps de battre des cils qu'elle se retrouva à nouveau sur le champ de bataille. Elle n'était plus seule ; Colin la maintenait contre lui, tous deux accroupis dans le sable.

- Justine, tout va bien ?

Penché au-dessus d'elle, il la regardait avec inquiétude. Osmond s'était calmé. Justine inspira profondément, apaisée.

- Il faut retrouver l'echezac, répondit-elle simplement.

- L'echezac ? Mais enfin, qu'est-ce qui te prend ?

Justine leva la tête vers Colin, pleine de détermination. Celui-ci fronça les sourcils. Malgré son regard troublé par la crainte qu'elle n'eût perdu la tête, il la serra un peu plus contre lui.

- Ondine est revenue ? murmura-t-il, voyant que Justine sortait difficilement de ses pensées.

- Oui. Elle n'est pas venue se venger, précisa-t-elle lorsque le teint de Colin vira au blanc. Elle m'a transmis un message.

- Qu'a-t-elle dit ?

- L'echezac est le roi de cette vallée, Colin, répondit Justine en plantant ses yeux dans les siens. Et on l'a délaissé.

Colin recula son visage.

- Ça n'a aucun sens.

- Je suis pourtant sûre qu'elle me dit la vérité. Il faut lui restituer sa couronne. Il attend que nous reconnaissions sa royauté. Nous devons aller le chercher.

- Il est mort depuis des siècles.

- Non... il est parti quelque part, au-delà des collines.

- Tu as l'air si sûre de toi... dit Colin en relâchant son étreinte.

- Aide-moi à me relever, le supplia Justine, qui ne sentait plus ses jambes.

Colin s'exécuta. Plongé dans une profonde réflexion, il se tourna vers le paysage montagneux.

- Tu viens de dire qu'il est parti au-delà des collines ?

- C'est ce qu'Ondine m'a dit. Pourquoi ?

- Les collines bougent...

Surprise, Justine s'apprêta à lui demander ce que cette phrase signifiait, mais Colin la lâcha et porta ses doigts à sa bouche pour siffler. Brahms ne se fit pas attendre : il arriva comme une flèche et se posa sur le bras de son maître.

- Et si c'était lui ? s'exclama Colin.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

- Constance est sur la plage. Charge-toi de retrouver la couronne, je reviens !

- Att...

Il ne lui laissa pas le temps de répliquer ; il l'embrassa sur le front et partit à toute vitesse. Justine l'observa se diriger vers les monts emmitouflés d'un manteau de brume grise. Elle espérait qu'il ne croisât pas d'oiseaux des ténèbres. Elle s'avança avec difficulté vers Louis, toujours courbé sur le visage diaphane de sa femme. Elle posa délicatement sa main sur son dos, ce qui arracha un sursaut au jeune homme. Il se retourna vers elle, les yeux bouffis. Elle lui offrit un sourire empli de tendresse.

- Ton fils a besoin de toi, dit-elle en lui tendant Osmond.

L'air ahuri, Louis sembla découvrir son fils pour la première fois. Il le prit, le contempla un long moment, puis le ramena contre lui sans dire un mot. Son enfant se blottit contre lui et ferma les yeux. Justine s'éloigna d'eux et partit à la recherche de Constance. Après s'être perdue dans le songe d'Ondine, Justine n'avait pas remarqué l'étrange calme qui régnait. Elle longea le bord du lac, horrifiée à la vue des dégâts de la bataille ; les vagues ravalaient les armes à terre pour les engloutir au fond de l'eau, l'écume formant un amas de mousse gorgée de sang. C'est en apercevant Constance au loin, encerclée par l'ennemi, que Justine constata que la bataille s'était transformée en un règlement de comptes. Endrick était allongé à terre, assommé. Philéas se tenait près du cercle, maintenant Gabriel par la tête, un couteau sous sa gorge. Deux rangées se faisaient face, l'une derrière le meneur, composée de l'escadron et des villageois, l'autre derrière les ennemis. Les oiseaux des ténèbres étaient prêts à bondir sur les oiseaux de la vallée.

- Si vous ne la relâchez pas, vous pouvez dire adieu à votre chef.

Le ton ferme de Philéas ne convainquit pas les assaillants. Ils pressèrent davantage leurs lances vers le visage de Constance qui, accroupie, gesticulait comme elle pouvait pour atteindre Endrick. Ils l'avaient ligotée et bâillonnée afin de l'empêcher de détruire la couronne. Celle-ci gisait à ses pieds.

- Tue-le si ça te fait plaisir. Nous, c'est la couronne qui nous intéresse, répondit l'un d'eux.

- Alors comme ça, tu changes de camp ? vociféra un autre en prenant Constance par les cheveux.

- Traîtresse ! hurla une femme en poussant Constance à terre. Tant pis pour la couronne, elle mérite de mourir pour ce qu'elle a fait !

Le reste de la bande hurla son approbation en chœur.

- Laissez-la ! s'écria Philéas.

Justine ne tenait plus en place. Elle courut à toute vitesse jusqu'à eux et s'interposa entre Constance et la femme qui s'apprêtait à la tuer d'un coup de lance. Elle se mit à genoux devant elle et leva les mains pour se défendre. La femme arrêta sa lance à deux centimètres du nez de Justine.

- Tu as intérêt à sortir d'ici, ou je te tue sans aucun scrupule, gronda la femme.

- Vous avez perdu la bataille, lâcha Justine en levant le menton. Abandonnez.

- Je dois la tuer avant, s'écria la femme, pleine de hargne.

Ne perds pas espoir.

Tremblante, Justine reconnut la voix d'Ondine. Alors que la femme levait sa lance pour achever Justine, des oiseaux au plumage étincelant surgirent des quatre coins de la plage. Pia, Brahms, Altesse, Loukoum et Edelweiss se joignirent en cercle et protégèrent les deux jeunes filles. Le petit oiseau qu'était devenu Flamme apparut à son tour et se mêla à eux. Lorsqu'ils se dressèrent tous ensemble contre l'ennemie, un grand éclat de lumière jaillit de leurs cœurs et se répandit sur le lac. Eblouies, les deux jeunes filles furent plongées dans un flot de lueurs dorées. Justine se rapprocha de Constance pour lui ôter ses liens. Aussitôt libérée, Constance plongea ses yeux emplis de larmes dans les siens.

- Merci.

- Ne me remercie pas, souffla Justine en prenant la couronne du bout des doigts. Quelque chose d'immense t'attend, et plus tard, des générations entières t'en seront reconnaissantes.

Constance l'interrogea du regard. Justine étudia les torsions de son visage dont l'air contrit déformait les traits. Les marques de sa culpabilité creusaient sa peau jusqu'à la faire transpirer de malheur. Constance s'enlisait dans les méandres de sa propre conscience. Son âme perdue se reflétait au creux de ses pupilles dilatées. Justine avait confiance ; si Ondine jugeait Constance capable de réparer ses fautes, alors elle devait la pousser à accomplir sa vocation.

- La légende de la malédiction est fondée sur une confusion. L'echezac est le véritable roi de cette vallée. Tu es la seule qui puisse la rendre à celui qui la mérite le plus, déclara Justine en poussant la couronne vers elle.

- Mais je suis une meurtrière.

Frappée par sa réponse, Justine ne sut que répondre. Elle s'était attendue à davantage de curiosité de sa part. Constance baissa les yeux.

- J'ai tué mon amie. Comment crois-tu que je puisse rétablir la paix si je ne suis pas en paix avec moi-même ? articula-t-elle.

Justine compatit à sa détresse. Elle posa une main sur son épaule et répondit :

- L'amour peut nous faire perdre la tête jusqu'à nous faire oublier notre propre volonté. On peut être poussé à commettre des actions qui nous dépassent nous-mêmes sans pourtant le vouloir véritablement. Tu n'as jamais voulu la mort d'Ariane...

- Non...

Constance appuya sa main sur ses yeux tout en marmonnant :

- Les passions humaines sont dévastatrices. Elles me consument de l'intérieur sans que je ne puisse les contenir, Justine, je... ça me brûle trop.

Une montée de larmes envahit les yeux de Justine. Elle reprit la couronne tissée de plumes, sourit à Constance à travers ses yeux mouillés et la posa sur ses cheveux emmêlés. Constance frotta ses joues humides. Le pli entre ses sourcils disparut, et son regard se mit soudain à briller.

- Tu as raison. Il faut lui rendre, murmura-t-elle.

- Tu en es capable, lui assura Justine.

Constance hocha la tête avec douceur. Elle était résignée. Soudain, le sol vibra sous leurs genoux et le sable virevolta dans les airs. La lumière des six oiseaux autour d'elles faiblit jusqu'à laisser paraître les monts qui, au loin, se craquelaient dans un grondement semblable à un tremblement de terre.

- Les collines bougent, répéta Justine, ébahie.

Elle ouvrit grand les yeux en voyant les collines s'élever.

- Colin l'a retrouvé...

Les sommets des collines se muèrent lentement, devenant deux pointes qui se déployèrent en de gigantesques ailes. La pente d'un mont s'extirpa du sol et s'allongea dans la nuée grise. Les brins d'herbe qui frissonnaient dans le vent s'étendirent en de longues plumes. Un oiseau aussi haut qu'une montagne surplomba le lac, dévoilant un plumage vert et or éclatant à la lueur du soleil. Il n'y avait plus aucun mouvement sur la plage ; plus personne n'osait bouger, jusqu'à ce qu'un claquement de bec assourdissant les fît tous sursauter. Les yeux débordant de fascination, Justine poussa légèrement Constance dans le dos et chuchota :

- Vas-y.

Celle-ci hocha la tête. Elle courut vers Endrick pour s'assurer qu'il allait bien. Celui-ci se relevait difficilement, une main derrière la tête. Constance lui montra la couronne et lui chuchota quelques mots. Endrick la prit dans ses bras, l'expression attendrie de son visage se transformant en une grimace de douleur. Son coup à la tête le faisait souffrir. Il s'écarta de Constance et la poussa légèrement dans le dos. Celle-ci avança, seule et confiante. Les six oiseaux rares l'entourèrent pour l'accompagner dans sa marche. Les pas de Constance étaient si légers qu'elle paraissait survoler le sable. L'echezac la laissa s’approcher de lui sans bouger. Son bec en or était si long qu'il affinait le reste de sa tête ébouriffée de plumes blanches. Ses deux iris clairs brillaient de curiosité. Lorsqu'elle arriva jusqu'à lui, l'echezac pencha la tête, puis s'abattit au sol en un frémissement de plumes. Il avait replié ses pattes sous son poitrail pour mieux faire face à Constance. Voyant qu'elle tenait la couronne entre ses mains, il lui tendit son cou et ferma les yeux.

- Je te la remets, ô mon roi... plus aucun mal ne te sera fait, ni à toi, ni à ta vallée, dit-elle en déposant la couronne sur sa tête.

Au moment où elle prononça ces mots, la taille de la couronne épousa parfaitement la tête de l'oiseau. L'echezac se prosterna pour présenter son front à la jeune fille. Justine retint son souffle. Constance était si petite face à lui qu'elle n'osa tout d'abord pas le toucher. Lorsqu'elle posa finalement sa main sur ses plumes blanches, l'oiseau poussa un petit cri de joie.

La réconciliation entre l'humanité et la vallée venait de se réaliser.

Justine les rejoignit aussitôt. Elle prit Constance dans ses bras et la félicita pour son acte de sagesse. Philéas, Endrick et Colin ne tardèrent pas à se mêler à elles. Justine sourit au contact des bras des garçons qui vinrent s'enrouler autour d'elle. Leurs oiseaux volaient autour d'eux dans un ballet de plumes et de babillages chantants.

- Ariane serait fière de toi, murmura Endrick à l'oreille de Constance.

Il l'embrassa sur la joue. Philéas acquiesça, puis ajouta :

- Si seulement elle était là pour voir ça.

Elle l'est.

Ils se tournèrent vers l'echezac. Sa voix profonde avait vibré au sein de leurs cœurs.

Son phoenix est né de ses cendres sous vos yeux. Même si cela vous a échappé en ce monde, c'est aussi le cas d'Ariane.

L'echezac approcha sa tête de Constance.

Et c'est également ton cas. Cette quête vous a non seulement permis de me retrouver, mais de vous trouver vous-même... si mes oiseaux vous ont choisis, c'est parce qu'ils vous savaient capables de déceler la Vérité, celle qui brille au fond de vos âmes.

Il se redressa.

Maintenant, il est temps pour vous de choisir. Votre réponse sera irrévocable.

Justine, Colin, Philéas, Endrick et Constance se serrèrent un peu plus les uns contre les autres. Les yeux rivés vers l'echezac, ils s'attendaient tous à la question qu'il s'apprêtait à leur poser. Ils étaient prêts.

Avez-vous choisi quelle vie vous avez décidé de mener ? Est-elle à mes côtés, ou de l'autre côté du portail ?

Justine croisa les regards confiants de ses amis. La réponse ne lui avait jamais autant paru évidente qu'à cet instant précis. Elle avait trouvé ce qu’elle cherchait le plus dans les profondeurs-mêmes de la vallée ; l’apaisement de son âme. Pia vint se blottir au creux de son cou.

La douceur de ses plumes au contact de sa peau la conforta à jamais dans son sentiment d'appartenance à la vallée.

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