7. Une journée chargée

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Justine

Justine n'avait pas réussi à fermer l’œil de la nuit. Les doigts resserrés sur sa couverture, elle observait distraitement le plafond, attendant que les dernières heures passassent. Elle avait remarqué le visage grave d'Osmond et le regard fuyant de Philéas ce soir-là, dans la bibliothèque ; elle n'était pas aveugle, la suite des événements lui paraissait évidente. Leurs volatiles étaient assez entraînés, leur prochaine quête acquise, et ils disposaient du matériel nécessaire pour partir, dont l'ouvrage usé qu'Osmond leur avait permis de prendre. Justine avait ressenti un immense soulagement après avoir rangé le livre dans son sac ; sans lui, elle n'aurait pas su comment se préparer à affronter les dangers de la vallée. Malgré son beau discours sur l'importance de se laisser aller dans la vie, elle avait tout de même besoin de ressources pour satisfaire sa curiosité. La jeune fille tourna la tête sur son oreiller en direction de ses deux camarades de chambre qui dormaient paisiblement. Le fait de découvrir leurs visages adoucis par le sommeil l'amusait, habituée à voir leurs expressions s'animer au quotidien. Justine inspira longuement à la simple envie de se rapprocher d’elles, mais elle savait que ce n’était pas une mince affaire. Ariane était suffisamment heureuse aux côtés d’Endrick et de Philéas, tandis que Constance se suffisait à elle-même. Pourquoi viendrait-elle gâcher ce train de vie alors qu’elles se souciaient à peine d’elle ?

Ça va venir, se promit-elle en se retournant à nouveau dans son lit. Avec du temps, ça se fera tout seul.

Une fois qu’elle eut remis son oreiller en place pour la centième fois, elle aperçut face à elle un léger trait de lumière sur le mur. Soulagée, elle jeta un coup d’œil à son téléphone qui lui indiquait six heures du matin ; à force de réfléchir, la nuit était passée plus vite qu’elle ne l’avait redouté. Elle sortit de son lit en un bond, ouvrit la porte dans le plus grand des silences et s’éclipsa dans les couloirs. Il faisait encore sombre dans le domaine ; la première fois qu’elle y avait mis les pieds, elle n’aurait jamais trouvé la porte qui menait aux jardins dans de telles conditions. Désormais, elle n’avait plus à réfléchir, sa démarche était devenue naturelle, à tel point qu’elle se retrouva dehors en un rien de temps. Il faisait bon, les rayons du soleil transperçaient son regard fatigué, et l’odeur de l’humidité lui rappelait sa soirée passée avec Philéas. C’était un souvenir qu’elle n'était pas près d’oublier. Réchauffée par la chaleur d’été, pieds nus dans l’herbe mouillée, elle ferma un instant les yeux pour se perdre dans une violente nostalgie ; les traits doux de ses grands-parents se dessinèrent peu à peu dans sa mémoire, et elle se remémora leur tendance à commencer un mot croisé chaque matin. Ils lui avaient apporté tellement d’amour durant son adolescence qu’elle commençait réellement à souffrir de leur absence. C’était un besoin vital que personne ne comblait en ce moment, et elle regrettait d’avoir quitté sa famille sans lui donner d’explication. Une larme au coin de l’œil, elle s’empressa de l’essuyer en entendant la porte s’ouvrir. Elle vérifia rapidement derrière son épaule si quelqu’un l’avait rejointe. En pivotant, elle tomba nez à nez avec Colin, ce qui eut le don de les surprendre tous les deux. Justine ouvrit la bouche pour lui demander la raison de sa présence avant de se raviser, constatant que lui non plus ne semblait pas avoir réussi à dormir ; ses yeux clairs contrastaient avec de larges cernes sur sa figure fatiguée.

- Désolé, dit-il d’une voix rauque en tendant la main vers la poignée. Je ne savais pas que tu étais là.

- Tu peux rester, si tu veux, répondit-elle alors qu’il repartait.

Colin hésita, puis referma finalement la porte derrière lui. Il ôta ses doigts de la poignée avant de se diriger vers elle, les yeux plissés à cause du soleil.

- Les garçons dorment ? lui demanda Justine.

Il leva la tête vers elle et acquiesça.

- J’ai l’impression qu’on est les seuls à s’inquiéter, rit Justine, nerveuse.

Colin s’adossa au mur, et la jeune fille put voir un rictus se former au coin de ses lèvres pour la première fois.

- Et donc tu… tu sais qu’on va partir aujourd’hui ? s’enquit-elle en se positionnant face au soleil.

- Toi aussi, apparemment.

Ils échangèrent un regard avant de se sourire mutuellement. Décidément, Colin n’avait rien d’un adolescent ordinaire ; Justine ne retrouva pas la même complicité qu’elle avait ressentie avec Philéas, cependant, la compagnie de Colin n’était pas désagréable. Un frisson parcourut son dos lorsqu’elle entendit la voix d’Osmond retentir dans l’entrée ; intrigué, Colin ouvrit la porte pour qu’ils pussent entendre le vieil homme déjà habillé.

- Vous étiez donc dehors ! s’exclama-t-il. Je viens de réveiller les autres. Vous feriez mieux d’aller vous changer, de faire vos valises et de tout descendre à la cuisine. Augustine prépare le petit-déjeuner.

Justine sentit Colin tressaillir à côté d’elle. Il ne semblait pas plus rassuré qu’elle. Tous deux se hâtèrent de monter les escaliers en une course effrénée avant de se séparer pour ranger leurs affaires respectives. En ouvrant brutalement la porte, Justine se retrouva face à Constance et Ariane, déjà prêtes à descendre, leurs valises à la main.

- Tout va bien ? demanda Ariane.

- On dirait que tu as vu un fantôme, lança Constance en traînant son nombre incalculable de valises.

- Je… j’ai mal dormi, c’est tout, répondit Justine en passant une main dans ses cheveux, déstabilisée de voir les deux jeunes filles aussi confiantes.

L’adolescente brune fraîchement maquillée la frôla sur son passage et manqua de la bousculer avec ses bagages encombrants, ce qui l’obligea à faire un écart vers Ariane.

- Ne t’inquiète pas, la rassura celle-ci en posant une main sur son épaule. Tout va bien se passer.

Trop occupée à mordre sa joue, Justine lui adressa un bref sourire, une main sur le bras.

- Tu aurais dû te reposer, soupira Ariane en se dirigeant vers la porte. On aura besoin de toutes nos forces une fois arrivés là-bas.

- Ne t’en fais pas pour moi, ça ira, lui garantit Justine.

Prenant conscience qu’elle était la dernière à ne pas s’être habillée, elle se changea en tenue légère, laça ses chaussures et remplit son grand sac à dos à toute vitesse. Une fois prête, elle s’attacha les cheveux en une longue queue de cheval et rejoignit les autres dans la cuisine. Colin avait été plus réactif qu’elle ; accoudé à la table, il regardait sans grand appétit son pain à la confiture, pendant qu’Endrick et Ariane discutaient à voix basse, Philéas les écoutant avec peu d’intérêt, les yeux clos. Justine vint s’asseoir près d’eux, s’empressant d’attraper un paquet de céréales pour faire taire son ventre gargouillant.

- J’en connais un qui n’a pas beaucoup dormi, cette nuit, remarqua Endrick en fixant Philéas.

- Tiens, c’est drôle, j’en connais une aussi, pouffa Ariane en direction de la dernière arrivée.

Colin haussa un sourcil par-dessus son bol, le front appuyé contre la paume de sa main. Justine n’y prêta pas attention et adopta un air innocent sous les yeux ronds des autres, décidant de ne pas répondre à la provocation du couple taquin.

- Dans ce cas, on était deux, marmonna Philéas en haussant les épaules.

- Vous êtes prêts, les jeunes ? les interrompit Osmond en entrant dans la cuisine.

Constance reposa sa tasse de thé sur la table en un bruit sourd, calmant tant bien que mal ses bras tremblants.

- Plus que prêts, ouais, répondit Endrick avec assurance.

Il se leva de table et abaissa ses lunettes de soleil sur son nez. Justine reconnaissait qu’il avait une certaine classe en se tenant ainsi.

- T’as la trouille, oui ! s’esclaffa Ariane en lui tirant le bras pour qu’il se rassît.

- Je suis content de vous voir de si bonne humeur. Elle vous sera d’un grand recours, là-bas.

- Pourquoi ne pas nous avoir avertis que nous partirions aujourd’hui ? déclara Constance, les ongles aux lèvres.

- C’était inutile, je ne voulais pas vous faire angoisser toute la nuit. Et arrête de te ronger les ongles, Constance, tu t’abîmes les doigts, je te l’ai déjà dit, lui rappela gentiment le vieil homme.

Il était bien la seule personne à qui elle obéissait ; résignée, elle laissa tomber sa main sur son genou sans broncher.

- C’est le moment. Prenez vos valises, lança Osmond après un long silence.

En les voyant ranger leur petit-déjeuner, Augustine les gronda gentiment :

- Laissez, laissez, quelque chose de bien plus important vous attend. Je m’en occuperai.

Les yeux brillants de reconnaissance, Justine s’avança vers elle pendant que les autres se rendaient dehors.

- Viendrez-vous nous dire au revoir ?

- Je ne manquerais ça pour rien au monde.

Elles restèrent immobiles quelques secondes avant de s’armer de courage pour traverser les allées d’érables qui menaient à la volière. L’atmosphère était moins lourde sous les arbres que dans la plaine, et Justine perçut cette différence de température une fois l’orée de la forêt traversée. Péniblement, elle rejoignit la bande en mettant une main sur son front pour se protéger de la lumière aveuglante de l’astre du jour. Tous n’osèrent plus bouger pendant un court moment, plantés devant cette immense volière qu’ils connaissaient tant, les émotions se bousculant dans leurs têtes sans qu’ils ne pussent en parler. Seuls les piaillements de leurs volatiles résonnaient, jusqu’à ce qu’Osmond se décidât à murmurer :

- Appelez vos oiseaux.

Justine tendit son bras et appela son laurellac d’une voix chevrotante. Son petit oiseau chétif aux couleurs semblables à celles du colibri vola si vite qu’elle eût à peine le temps de le voir se poser sur son poignet.

- C’est très bien, Pia, chuchota-t-elle en passant un doigt sur son bec.

- Qui veut y aller en premier ?

La question du vieil homme figea les adolescents sur place. Ils se regardèrent entre eux sans la moindre expression sur le visage, les encouragements voulus bienveillants d’Augustine amplifiant la peur qui les prenait aux entrailles.

- Je tenais à vous dire que… enfin, comment dire… j’ignore quelles seront les conséquences de votre entrée dans mon monde, leur annonça Osmond en les fixant sérieusement.

- Vous voulez dire que ça pourrait impacter notre vie ici ? s’alarma Justine, les mains moites.

- Je le crains. Personne n’est entré avant vous, du moins, c’était il y a des milliers d’années et personne n’en est jamais ressorti.

Un malaise s’installa au sein du groupe. Justine pensa avec chagrin à ses grands-parents, certainement morts d’inquiétude à l’heure actuelle, devant se résigner à vivre sans elle, inconsolables. Et s’ils en venaient à oublier leur petite fille, qu’en adviendrait-il d’elle si elle revenait ? La lueur d’espoir dans les yeux du vieil homme s’éteignit soudainement, ce qui sembla sortir Colin de sa torpeur. D’un pas rapide, il passa la porte de la volière et se tourna vers eux.

- Colin… tu es sûr de toi ? demanda Osmond. Si tu vas dans cette vallée, ta naissance pourrait ne jamais avoir eu lieu dans ton monde. Ou pire encore…

- Ça ne fait rien, Osmond, répondit-il doucement. Augustine, merci pour votre accueil.

- Ce fut un plaisir, souffla-t-elle, souriante.

Impressionné par son courage, Endrick se reprit en main et déclara :

- Ça ne change rien à mes plans non plus. J’y vais.

- Dans ce cas, moi aussi, répondirent ensemble Philéas et Ariane.

Justine eut un pincement au cœur en les voyant si proches ; leur amitié était inestimable. Envieuse, elle jeta un coup d’œil à Constance qui restait immobile.

- On ne peut plus faire marche arrière, se résolut Justine à haute voix tout en se tournant vers elle. Tu m’accompagnes ?

Pétrifiée, Constance évita son regard, les mains tendues vers les valises posées à ses pieds. Elle semblait hésiter à les prendre, ce qui impatientait son caladrius voletant nerveusement autour d’elle. Justine ne se laissa pas gagner par sa timidité et tendit la main vers elle, les lèvres pincées. Les yeux écarquillés, Constance détailla Justine de haut en bas, retint un instant son souffle puis, d’un geste délicat, accepta son invitation, sa robe blanche effleurant les hautes herbes à mesure qu’elle marchait. Main dans la main, les adolescentes cheminèrent jusqu’à la volière et s’engouffrèrent à l’intérieur sous les sourires de leurs compagnons.

- C’était le meilleur choix à faire, vous avez bien fait, les rassura Philéas.

Justine lui fit un clin d’œil, ravie. Elle trépignait d’avance de découvrir ce qui se cachait derrière la petite porte métallique au fond de la volière.

- L’arclef ne devrait pas tarder à passer. Vous êtes prêts. J’en suis certain, dit Osmond d’une voix grave, sûr de lui.

- Et s’il ne voulait pas de nous ? Et si… notre foi n’était pas assez forte ?

Justine avait posé ces questions sans réfléchir, ses joues rougissant lorsque les autres émirent des chuchotis en guise de réponse.

- C’est ce que nous verrons, rit Osmond. Avancez-vous un peu.

Le petit groupe s’entassa devant la porte métallique, vif et désireux de la voir s’ouvrir. À peine s’arrêtèrent-ils que les petites barres de fer s’extirpèrent du sol et s’élevèrent silencieusement, laissant deviner à travers les pics un passage souterrain. Un oiseau brun au bec étrange en sortit, inclinant la tête vers eux, ce à quoi Osmond répondit par une révérence ; puis le volatile partit, sans laisser la moindre trace de son passage. Justine n’en croyait pas ses yeux. L’arclef avait été très bref.

- Je suis fier de vous, mes petits apprentis.

Les adolescents se tournèrent vers le vieil homme, submergés par le chagrin.

- Je sais que vous sauverez ma vallée, murmura-t-il. Constance par ton stoïcisme, Ariane par ta joie pétillante, Endrick par ta force, Colin par ton humilité, Justine par ta sagacité, et Philéas… par ta droiture, conclut-il en passant une main dans les cheveux de Philéas. Les oiseaux ne se sont pas trompés sur vous.

- Vous allez nous manquer, Osmond, répondit Philéas avec émotion.

- Vous aussi, Augustine ! lança Justine.

Celle-ci les salua d’un signe de main, les larmes aux yeux :

- Merci de m’avoir permis de vivre le conte de mon grand-père.

- N’oubliez pas. Votre objectif est de trouver Marvegny le plus rapidement possible, leur rappela le vieil homme. Mon fils vous expliquera tout ce que vous avez besoin de savoir.

Les adolescents leur adressèrent leurs derniers adieux et, le cœur gonflé d’espoir, s’engouffrèrent un par un dans le tunnel étroit. Les murs étaient humides lorsqu’ils s’y appuyaient, et le bruit de la valise à roulette de Constance sur le sol lisse étouffait le clapotis des gouttes d’eau qui tombaient du plafond. Émergeant peu à peu de l’obscurité, Justine fut la seconde, derrière Endrick, à atterrir dans un vaste champ de coquelicots. Les autres les rejoignirent en peu de temps, bouches-bées ; personne n’osait prendre la parole, suffisamment contemplatifs pour ne pas ressentir le besoin de décrire le magnifique paysage qui s’offrait à eux. Leurs oiseaux ne s’envolèrent pas tant qu’ils ne leur en accordèrent pas la permission. Rien ne vint déranger la parfaite tranquillité qui régnait dans la nature, les hautes herbes onduleuses comme la mer donnant vie aux immenses terrains qui s’étendaient à perte de vue, jusqu’à de lointaines montagnes coiffées de neige. Justine ressentit une bouffée d’exaltation qui dépassait toutes notions de la raison humaine ; cela relevait de l’âme, et de bien plus encore que son esprit aiguisé n’arrivait pas à saisir.

Elle inspira profondément pour profiter du moment présent et, pour la première fois en dix-sept ans, elle se sentit vivre. Elle remarqua aux joues rouges et aux yeux pétillants de ses compagnons qu’elle n’était pas la seule ; même le visage émacié de Colin à l’expression éteinte avait retrouvé un peu de ses couleurs. Endrick fut le premier à briser le silence, l’air assommé :

- Par… par où doit on aller ?

Justine sortit une carte et un crayon de sa poche, se pencha au sol et tenta de situer leur position.

- Ce que je sais, c’est qu’on doit se diriger vers les montagnes, finit-elle par répondre.

- Vers la neige et le froid, dans ces habits ? Tu plaisantes ? s’étrangla Constance.

- Regardez, l’ignora Justine. Marvegny se trouve ici.

Elle sentit le poids des adolescents se presser contre elle, tous attentifs à ses coups de crayon. Elle entourait un point minuscule à peine repérable entre deux versants.

- Le seul problème, c’est que j’ignore où on se trouve, soupira-t-elle en écrasant sa joue contre sa main.

- Il y a peut-être des panneaux quelque part, suggéra Philéas.

- Ici, vraiment ? marmonna Justine, soudain démotivée. Dans cet endroit perdu au beau milieu de nulle part ?

- C’est de la vallée dont on parle, ajouta Endrick. Si ça se trouve, les panneaux n’existent même pas.

- En tout cas, ce n’est pas en restant plantés dans ce champ qu’on le saura, déclara Ariane en se relevant vivement. Marchons, on trouvera bien une indication ou quelqu’un d’assez aimable pour nous aider.

Poussés par son optimisme, ils se mirent en route vers la chaîne de montagnes qui leur servait de point de repère, leurs volatiles les accompagnant dans les airs. Les vagabonds ignoraient où se trouvait réellement Marvegny, mais ils avaient confiance en la certitude de Justine ; si le village se situait entre deux versants, ils ne tarderaient pas à atteindre leur but. Du moins, ils le pensaient, car la durée de leur marche s’avéra plus longue que prévue ; le soleil était déjà haut dans le ciel, son reflet dans le ruisseau qu'ils s’apprêtaient à traverser se découpant en de fines lignes dorées entre les algues. Pendant qu’Endrick et Ariane se chamaillaient pour savoir qui passerait en premier, Justine put admirer les premières fleurs de nénuphar depuis le bord. Leurs pétales délicates semblaient s’ouvrir lentement, offrant une explosion de couleurs ravissantes. Les yeux de la blonde s’écarquillèrent lorsque Philéas écarta brusquement la végétation sur son passage, le bas de son pantalon relevé et les chaussures dans une main. Ce fut encore pire lorsqu’Endrick sauta dans le ruisseau en éclaboussant tout le monde, détruisant les fleurs sur son passage. Lasse, Justine ôta ses chaussettes et suivit les autres, une multitude de frissons l’envahissant jusqu’à la nuque. L’eau était claire et fraîche, laissant deviner les mollets nus des filles vêtues de leurs robes d’été. Une fois l’obstacle franchi, ils s’arrêtèrent pour entamer le repas qu’Augustine leur avait préparé tout en laissant quelques provisions de côté, puis, persévérants, ils étudièrent la carte ensemble avant de se remettre en route, pieds nus dans l’herbe sèche. Malgré cette délicieuse journée ensoleillée rythmée par le chant des cigales, leurs recherches demeurèrent vaines ; errant avec appréhension tout au long de l’après-midi dans les champs, les jeunes voyageurs n’y trouvèrent aucune âme qui vive. Des heures entières de marche pour rien. Philéas se tenait toujours devant, le pas rapide, suivi d’Ariane et d’Endrick. Justine et Colin étaient les deux derniers, traînant à l’arrière tant la fatigue engourdissait leurs jambes, tandis que Constance, qui supportait silencieusement leur parcours sans broncher depuis le début de matinée, finit par perdre patience le soir venu :

- Ça suffit. On s’arrête.

Tous se tournèrent vers elle, stupéfaits.

- Ne me dites pas qu’on va continuer de nuit, après une demi-journée comme celle-ci ?

- Le soleil ne fait que se coucher, Constance, on a encore un peu de temps avant de trouver quelqu’un, rétorqua Ariane.

- Mais il n’y a personne ! C’est désert, ici ! s’agaça-t-elle.

- Ariane a raison, intervint Endrick. On ne peut pas abandonner maintenant.

Constance s’approcha de lui, les joues cramoisies.

- Parce-qu’on trouvera en trente minutes ce qu’on cherche depuis dix-heures, peut-être ?

- Mais…

- Regarde dans quel état sont Justine et Colin ! le coupa-t-elle avec véhémence, les mains tendues vers ces-derniers. Regarde-les et cesse de ne penser qu’à toi !

- C’est toi qui dis ça ? s’offusqua-t-il, rapprochant son nez de celui de l’adolescente.

- Arrêtez ! s’écria Philéas. On n’a pas le temps pour ça.

Le respect qu’il obtenait en élevant la voix amusait Justine. Il menait ses compagnons avec assurance et sagesse. Ils en avaient bien besoin s’ils voulaient éviter de se disperser.

- Constance n’a pas tort, la nuit approche et nous sommes tous épuisés, enchaîna celui-ci. Je propose qu’on dorme à la belle étoile ; avec les oiseaux, on ne risque rien. Tout le monde est d’accord ?

Constance lança un regard malicieux à Endrick, fière d’elle. Vaincu, le jeune garçon leva un bras vers le ciel en tournant le dos à son adversaire pour rejoindre Ariane.

- Merci, chuchota Justine en passant à côté de Constance.

- Pas de quoi, marmonna celle-ci avec humeur.

Habituée à son mauvais caractère, Justine lui sourit avant de s’avancer vers Philéas qui fouillait dans son sac.

- Augustine m’a dit que nous n’aurions besoin que de deux repas… elle s’attendait sûrement à ce qu’on trouve de l’aide avant ce soir, soupira-t-il.

Voyant que l’inquiétude remplaçait son air habituellement calme, Justine le rassura d’une voix douce :

- Tu n’es pas seul, Philéas. On y arrivera. Demain, tout sera plus facile, tu verras.

Tendu, son ami s’assit dans l’herbe, un sandwich à la main.

- Et s’il nous arrivait quelque chose… cette nuit ?

- Tu as vu la taille de Loukoum ? Il nous dépasse presque tous, je me demande qui oserait nous attaquer avec ce gros volatile à nos côtés, rit Justine.

- Tu as raison, admit Philéas, ce qui lui arracha un sourire. Tu es sûre qu’il n’y a rien dans le livre qui indique quoi que ce soit de dangereux ?

Justine retrouva soudainement son sérieux, embarrassée.

- Je… je ne vais pas te mentir, j’ai lu des choses étranges… seulement, elles ne peuvent pas nous arriver, puisque nous sommes en terres abandonnées. C’est surtout en forêt qu’il faut craindre…

Elle s’arrêta, les yeux rivés vers ses chaussures.

- Quoi ? fit Philéas, les sourcils froncés.

- Rien. Je ne préfère pas en parler, murmura Justine en se relevant. Je ne veux pas que tu passes une mauvaise nuit, on a besoin de toi demain.

Son compagnon passa une main derrière sa nuque, anxieux. Justine lui lança un regard compatissant.

- Dis… tu me fais confiance ?

- À cent pour cent, lui assura Philéas, un sourire jusqu’aux oreilles.

- Alors repose-toi, souffla Justine dans le vent.

Elle s’installa à son tour, se fit une place parmi les brins d’herbe et s’endormit sans toucher à son repas, épuisée.

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