28. Brouillard d'automne

22 minutes de lecture

Ariane

Une mélodie, étouffée par les cloisons, parvint jusqu’à l’oreille attentive d’Ariane. À en juger la qualité de la restitution sonore, elle semblait provenir d’une cassette. Ariane ferma les yeux et se laissa bercer par les chants de chorale a cappella. Les sopranes avaient une voix douce et légère, accompagnées par les ténors au timbre grave et harmonieux. Elle avait toujours aimé la musique sacrée. Une fois, petite, elle avait attendu sur la table basse que son père rentrât du travail, avec pour air de fond le Cantique de Jean Racine. Sa mère aimait remplir le salon de musique avant l’heure du repas. Ariane se souvenait avoir ressenti une tristesse immense d’une telle force qu’elle n’avait pu s’empêcher d’exploser en pleurs. C’était à ce moment qu’elle avait mesuré la puissance de la musique, de l’effet direct sur son âme bouleversée.

Ariane revint à la réalité lorsque la mélodie s’arrêta. Cela faisait une bonne demi-heure qu’elle se regardait dans le miroir accroché au mur, assise sur son lit. Les nausées qui la prenaient chaque matin l’empêchaient de faire ne serait-ce qu’un seul pas. Elle fronça ses sourcil roux dans la glace. Elle avait constaté qu’elle avait pris des joues. Ses cernes témoignaient de la fatigue éprouvante contre laquelle elle luttait chaque minute. Ses cheveux attachés en un chignon flou étaient propres de la veille. Son pyjama sentait bon. Elle revoyait encore la sœur de Colin, au visage doux et à l’air compatissant, se lever de son lit pour lui prêter des vêtements pour la nuit.

- Ils sont un peu courts mais ça devrait faire l’affaire. Comment tu t’appelles ?

- A… Ariane, avait-elle balbutié, étonnée d’être en conversation avec la sœur de son ami si discret.

- Que c’est joli. Moi, c’est Domitille. Tu es blessée ?

- Heu… je… oui, on a dû s’enfoncer dans les bois, il y avait des ronces… improvisa-t-elle.

- Tes vêtements sont bien étranges.

- C’est une longue histoire.

- Tu as quel âge ?

La rapidité avec laquelle la sœur de Colin changeait de sujet l’avait déstabilisée.

- J’ai… j’ai eu dix-huit ans, il n’y a pas longtemps, avait dit Ariane après s’être raclé la gorge.

- Deux ans de plus que moi ! lui avait souri Domitille. Tu as sûrement dû croiser mon frère au lycée, l’année dernière, non ?

Le cœur d’Ariane manqua un battement.

- Ton frère ?

- Il est en terminale, cette année. Il s’appelle Armand. Il est en train de montrer à tes amis où sont leurs chambres.

Domitille était bien différente de Colin, de par son physique et son caractère. Ses cheveux attachés en une longue natte châtain dégageaient son grand front et ses yeux bleus joyeux. Elle n’avait pas ce regard étroit et éteint qu’Ariane connaissait chez Colin. Ni la même gestuelle ; Domitille paraissait décontractée, ses mains bougeant sans cesse quand elle s’exprimait. Son visage rebondi et coloré attestaient son bon vivant.

- Non, je ne crois pas, on n’a pas dû être dans la même école… avait fini par lâcher Ariane, blême.

- Tu as l’air épuisée, et je ne fais que discuter. Désolée. Je ne sais pas si on se verra demain, je pars tôt pour les cours. Essaye de te reposer !

Essaye de te reposer. Ariane n’avait presque pas dormi de la nuit. Les mains posées sur le matelas, elle inspira profondément pour tenter de faire passer ses nausées. Elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. La vie paraissait plus lente, son pas plus lourd, son état plus préoccupant. Un coup d’œil sur le côté et elle aperçut des habits pliés sur la chaise. Domitille était un ange. Ariane espérait que Colin se rendait compte de la chance qu’il avait. Elle passa une manche sur ses yeux en baillant, fit un effort monumental pour se mettre debout et s’habilla. Elle n’avait plus aucune notion du temps ; aucune horloge ne trônait sur le mur. Ni même un réveil sur la table de chevet. La jeune fille passa un pull beige boutonné à l’épaule, enfila un pantalon retroussé et passa devant le miroir sans se préoccuper de ses cheveux défaits.

Elle descendit les escaliers à pas de loup et s'arrêta net dans la tache de lumière qui s'étalait sur les marches. Elle avait entendu une conversation provenant de la cuisine. Il devait être encore tôt ; le jour se levait à peine. Ariane effleura la barre et s'avança silencieusement jusqu'à la salle à manger. Colin était assis entre ses parents qui prenaient leur petit déjeuner. Il paraissait si petit et frêle face à eux, son regard ému aux larmes frappant Ariane de plein fouet. Il paraissait perdu dans cette famille qui l'avait oublié, refusant toute nourriture et se contentant de les contempler avec chagrin. Un jeune garçon, dos à Ariane, discutait joyeusement avec les fermiers. Celle-ci sursauta lorsque Domitille la frôla avec une tasse de café à la main :

- Vous êtes des lèves tôt, vous, dis donc ! Tu viens?

- Oui, répondit Ariane d'une voix étrangement fluette.

Elle frôla le cadre de la porte et s'installa à côté du garçon sous le sourire triste de Colin.

- Bonjour, dit-elle en calant une mèche de cheveux derrière son oreille.

- Salut, répondit le garçon.

Ariane comprit qu'il s'agissait d'Armand. Elle aurait juré s'être assise à côté de Colin tant la ressemblance était saisissante. Seuls ses cheveux blonds en bataille et son air tranquille le différenciaient de son frère plus tourmenté.

- Bonjour, tu dois être Ariane ? Colin m'a fait le récapitulatif des prénoms, déclara le père de son ami.

- C'est bien ça.

- Tu as faim ? lui demanda sa compagne. Il y a des croissants tous chauds.

- Ce qui est rare, ici, pouffa Domitille.

- Je ne te permets pas, jeune fille. Tu n'as pas de quoi te plaindre de ton petit déjeuner quotidien, lança le père de Colin sur le ton de l'ironie.

- C'est moi qui devrais me plaindre, elle ne me laisse jamais rien, soupira Armand.

- Menteur ! s'exclama Domitille.

- Je prendrais bien un croissant, intervint Ariane, les jambes croisées et un sourire timide aux lèvres.

- Tiens ma grande.

La mère de Colin lui en tendit un avec délicatesse. Elle avait les yeux luisants de mélancolie et une voix veloutée qui remplissait la pièce de ses notes perlées. En fait, quelque chose dans le comportement de la fermière se distinguait de celui des autres. Elle paraissait ailleurs, jetant des coups d’œil à Colin de temps en temps. Endrick et Philéas apparurent au bout de quelques minutes de silence, tous deux ensommeillés et encore retournés par les derniers évènements. Endrick tira une chaise près d'Ariane et lui glissa :

- Alexandrina dort encore. Et Justine se repose.

- Comment va-t-elle ?

- Elle a de la fièvre.

- Mince...

Le père de Colin les coupa dans leur échange vibrant d'inquiétude :

- Ce n'est pas tout, mais je dois partir travailler. Pour les récoltes des noisettes, c'est dans le jardin derrière la baie vitrée, ma femme vous la montrera...

- Il en cueillait chaque fois qu’il rentrait, en automne, déclara soudain la mère de Colin.

Celui-ci tourna légèrement la tête vers elle, les mains jointes sur la table. Son regard se faisait discret, contrairement à ses doigts qui tremblaient ; le semblant de sérénité qui marquait les traits de son visage s’était envolé.

- Ça y est, elle recommence, marmonna Armand.

- Maman sort de psychiatrie, ne faites pas attention, lâcha spontanément Domitille.

Ariane échangea une œillade furtive avec Endrick. Cette remarque eut le don d’installer un certain malaise à table. La concernée ferma les yeux pendant que Colin encaissait les informations sans bouger d’un pouce. Le fermier lança un regard noir à sa fille pour lui faire comprendre que ces choses là ne se disaient pas. Soudain rouge de honte, Domitille bafouilla des excuses à voix basse. Armand tenta alors de rattraper le coup.

-Viens, Domitille, on va rater le bus.

Il la prit doucement par la main et l’encouragea à se lever. Lorsqu’ils quittèrent la salle à manger, le père de Colin s'excusa immédiatement :

- Je suis désolé, vous n’étiez pas censés le savoir. Ma femme souffre de dépression sévère et de névrose obsessionnelle. Ça lui arrive de parler de choses... incompréhensibles, mais ce n’est rien de grave, d’ailleurs, elle va mieux, hein, chérie ?

- Je suis juste là, je te signale, pas besoin de parler de moi comme si je ne pouvais pas comprendre, s'étrangla la fermière.

Le front plissé, son mari l'embrassa sur la joue et lui murmura :

- Pardon, tu as raison. Tu leur diras toi même.

- Parfois, j'ai l'impression de passer pour une folle.

- Bien sûr que non, tu le sais… on peut en reparler ce soir ?

- C'est ça, fuis, c'est ce que tu sais faire de mieux.

Le fermier lança un regard désolé aux adolescents puis se faufila dans le couloir pour disparaître, embarrassé d’avoir exhibé les problèmes personnels de sa famille à des inconnus. Colin mit un certain temps avant de demander :

- Qui aimait les cueillir ?

Sa mère lui lança un regard méfiant juste avant de s’adoucir.

- Mon fils… je parlais de mon fils.

Tout le monde à table se figea. Un immense doute plana au dessus des adolescents pendant un quart de seconde jusqu'à ce que la mère de Colin enchaînât :

- On me répète qu’il est mort-né. Je n’entends que cela depuis dix-sept ans. Mais je sais. Je sais qu’il a existé.

- Comment était-il ? demanda Endrick.

- Je… ne sais pas ? angoissa-t-elle soudainement. Il n’est jamais distinct, dans mes souvenirs, mais je le vois souvent… sous le noisetier, là, au fond du jardin, je le vois presque…

L'esprit de la mère de Colin était confus ; son mari les avait prévenus, ce qu'elle racontait n'avait pas de sens. Et pourtant, Ariane était persuadée qu'elle n'était pas complètement instable.

- Lui avez-vous donné un nom ? s'enquit doucement Colin.

- Non. Jamais. Le perdre a été la plus grande épreuve dans ma vie, pourquoi me torturer davantage en lui trouvant un nom qu’il ne portera jamais ?

- Parce que ça vous permettrait de trouver un refuge derrière une réalité qui fait sens, et non pas derrière une vaine existence. De tourner la page.

Sa mère hocha la tête, les yeux dans le vague. Ses cheveux châtains attachés à l’aide d’une pince chatouillaient la pointe de son nez.

- Tourner la page. Cette expression est bien réductrice, ne trouvez-vous pas? Je n'efface rien, moi. Je vis avec mon passé, il fait de moi ce que je suis aujourd'hui. Je le ressasse continuellement.

Elle inspira si profondément qu'Ariane put ressentir le moment d'errance qu'elle vivait, celui de son esprit qui vagabondait dans les contrées infinies de ce qu'elle pensait être son imagination. C'était une réflexion à voix haute, un cheminement de pensée incertain.

- De tous les garçons, je n'ai jamais connu plus doux.

- Nous n'en doutons pas une seconde, madame, l'encouragea Ariane.

- Quand il rentrait, en automne, il s'asseyait là, sous les arbres, et passait des heures à ouvrir des noisettes. Il n'était plus lui-même, comme dans un état second.

- Plus lui-même ? répéta Philéas en un souffle.

À cet instant, Colin appuya son dos contre le dossier de sa chaise et se concentra sur le pot de confiture au milieu de la table.

- Quelque chose n'allait pas. Sa santé se dégradait. Les médecins n'ont jamais réussi à poser un diagnostic. Il leur a suffi de dire une phrase pour se débarrasser au plus vite de ce cas qu’ils ne connaissaient pas. "C'est dans sa tête".

Elle avait tapoté sa tempe en prononçant cette phrase.

- Ils l’ont donc envoyé dans un asile alors qu'il continuait de souffrir. On nous disait que c’était mental, parce qu’il perdait la mémoire, qu’il ne se souvenait pas de ce qu’il avait appris à l’école. Petit, il nous racontait qu’il avait du brouillard dans la tête.

Elle déglutit et continua :

- Il est devenu pessimiste avec le temps, lui qui souriait tant... Il s’est renfermé, petit à petit, ajouta-t-elle, les yeux humides. D’abord parce qu’il était en décalage avec ses camarades, puis parce qu’il avait de plus en plus de mal à sortir de son lit. Après de longs mois à être passés de spécialistes en spécialistes, le diagnostic est tombé ; dépression. Pourtant, je voyais bien que, malgré leur discours sur une pseudo pathologie psychiatrique, on le calmait avec de grosses doses de morphine, parce qu’il pleurait de douleur chaque nuit. Personne ne le croyait quand il hurlait. J'étais affolée...

Les larmes coulaient désormais abondement sur son pull en laine.

- J'ai pris sur moi et ai ignoré ses plaintes sur la douleur qu’il ressentait. Je me contentais bêtement de répéter qu’il les imaginait. Je ne l’aidais en rien, je ne faisais que l’enfoncer. Que l’enfoncer, répéta-t-elle. Un jour, mon mari et moi sommes tombés sur un documentaire sur l'effet d'une piqûre de tique toxique qui cause des dommages mentaux et physiques à ses victimes. Toute une liste de symptômes a défilé sur l’écran de télévision, encore trop peu connue dans le monde médical. Ça a été une révélation.

- Qu’est-il devenu après cela ? s’enquit Ariane, le cerveau en ébullition.

- Quatre ans d’errance médicale. Quatre. Il a réussi à s’en sortir lorsque nous l’avons emmené à un spécialiste qui connaissait bien la maladie. Il l’a sauvé... mais uniquement de ses blessures physiques. Cela lui est arrivé si jeune, sa capacité d'adaptation étant trop fragile, il n’a pas pu se relever. Lui qui avait intégré le fait de s'être inventé ses crises de douleur... il y a eu d'énormes dégâts après cette révélation ; il a été interné.

Sa voix fut secouée par de gros sanglots :

- Je sais qu’il est mort né, je le sais ! Je l’ai vu dans les bras d’une infirmière. Et pourtant… et pourtant, un bout de sa vie se répète, en boucle, dans ma tête, je ne peux pas, je… n’en peux plus. Ils m’ont dit que je me le suis inventé, suite au traumatisme de mon accouchement, mais je suis persuadée que l’on me ment. Il existe ! Il a existé ! Personne ne m’a jamais crue ! cria-t-elle en serrant les poings. Oh mon pauvre petit… j'ai tout essayé, pourtant, je ne comprends pas… son père, son propre père, l’a oublié… mais moi, je n’oublie pas… je l’ai tenu dans mes bras, lui ai donné le sein… je l’ai aimé, aussi fort qu’une mère qui s’est préparée neuf mois à attendre sa venue… mais lui, m’a-t-il aimée après tout ce que j’ai pu lui faire ?

Elle marmonnait des phrases qui, désormais, résultaient d’une confrontation directe entre sa raison et ses sentiments. C’était un monologue personnel, une conversation d’âme à esprit, et Ariane, qui avait des larmes brillantes au coin des yeux, se sentait coupable d’y assister. Elle aurait dû partir, mais elle n’avait pas la force de se lever. Un contact chaud fit bondir son cœur ; Endrick lui avait pris la main sous la table. Leurs doigts s’enlacèrent. Alors qu’elle croyait étouffer, le chagrin qui lui nouait la gorge s’évapora lentement. Elle regarda Colin. Elle désirait tant lui parler, mais aucun mot ne lui vint en tête. Seule l’envie irrésistible de lui demander pardon l’élançait, tels des milliers de fourmillements qui la picotaient dans tous le corps. La mère de Colin sursauta lorsque son fils attrapa fermement sa main froide et grise.

- Moi, je vous crois.

Il caressa le haut de sa main du bout du pouce sans verser une seule larme. Il paraissait seulement un peu assommé. Ariane le reconnaissait bien là, et pourtant, elle ne le comprenait pas. À sa place, elle aurait déjà explosé, et ce, même si sa propre mère l’avait oubliée. La fermière pressa ses paupières avec ses paumes et, après avoir soupiré longuement, elle murmura :

- Merci. Merci de m’avoir écoutée.

Ses yeux bouffis s’attardèrent sur chacun d’eux avec bienveillance. Sans ajouter un seul mot, elle posa ses mains à plat sur la table et se leva. Elle paraissait épuisée. Ariane supposa qu’elle partait se reposer.

La fermière jeta un dernier coup d’œil derrière elle. Elle leur sourit et, d’un pas plus léger, s’en alla. Les escaliers grincèrent quelques secondes avant qu’elle ne s’enfermât dans sa chambre, entraînant derrière elle un lourd silence qui s’écrasa sur les adolescents. Il n’y eut plus un bruit. Personne n’osait exprimer sa pensée. Seul le vent dehors sifflait contre les fenêtres. Il y eu un temps, puis, soudain, Colin s’effondra depuis sa chaise et tomba par terre. Ses amis se levèrent et contournèrent la table pour l’aider, mais Colin s’accrochait déjà au rebord pour se relever. Endrick le soutint par le coude, mais son ami le chassa d’un faible geste.

- Ça va, articula-t-il en tentant vainement de se redresser.

- C’est trop d’émotions pour toi...

Colin refusa la main tendue d’Ariane. Ses efforts faisaient trembler ses mèches au-dessus de son front en sueur. Cependant, ses genoux ne tardèrent pas à fléchir. Il ne put lutter plus longtemps et flancha. Ariane s’agenouilla face à lui et pencha la tête pour mieux le voir. Colin pleurait. Elle n’en revenait pas. Les larmes emplissaient ses yeux rouges et dévalaient ses joues pâles. Il recula alors en sentant les mains de ses amis se poser sur son dos. Comme s’il était en présence d’inconnus, il regardait partout autour de lui, un poing tremblant sous le nez.

- Ce… ce n’est rien…

- Non, ce n’est pas rien ! Colin, tu as le droit d’aller mal, chuchota Ariane.

Un râle rauque s’échappa des lèvres de Colin.

- Ma famille est bien plus épanouie sans moi.

- Non, c’est faux ! Regarde ta mère !

- Elle ne t’a pas complètement oublié, contrairement aux autres. Tu n’y vois pas une lueur d’espoir ? ajouta Philéas.

- Il y a dû y avoir un choc entre les deux dimensions, ou ton lien avec ta mère devait être très puissant, supposa Endrick.

- Ce sont les répercussions de ma décision, marmonna Colin qui convulsionnait de plus belle. Elle en paye les conséquences.

- Arrête… dit Ariane d’une voix étouffée.

- Je… je suis fatigué de tout ça, conclut-il simplement pour fuir la conversation. Ne le racontez pas à Justine.

- Tu es humain, et elle le sait, intervint Philéas d’une voix grave.

- Elle serait la première à te réconforter, le rassura Endrick, à genoux.

Il avait l’air si inquiet qu’il ne lâchait pas Colin du regard, comme si sa vie était en jeu.

- Ce que tu as vécu est injuste, explosa Ariane, et tu continues de le garder au fond de toi, ce n’est pas bon, Colin, pas bon du tout, il faut que tu vides tout ça !

- Je ne peux pas, je n’y arrive p-pas, hoqueta-t-il en fuyant son regard tel un enfant effrayé.

- Il le faut, pourtant.

Il se cogna contre le mur, les cheveux écrasés sur la peinture blanche. Il était dévasté. Il n’avait plus aucun repère. Ariane s’était rapprochée et était tout près de lui, désormais. Il se redressa sur ses genoux par réflexe et la questionna du regard. Ariane se mordit les lèvres puis craqua. Elle l’enlaça du plus fort qu’elle put et enfouit son nez dans son épaule. Colin ne réagit pas de suite, mais elle s’attendait à ce qu’au moins, il se détendît. Ce qu’il parvint à faire. Lentement, ses épaules s’affaissèrent et, comme si ses dernières forces s’étaient envolées, il s’écroula contre elle. Une main sur les yeux, il pleura silencieusement, comme si la souffrance qu’il avait éprouvée s’échappait de son âme. Cela n’avait pas de son. C’était une douleur imprononçable. Il se laissa bercer par les chuchotements d’Ariane. Elle lui disait combien elle était désolée. Combien elle aurait dû être plus attentive. Elle passa ses doigts derrière son oreille et ramena sa touffe de cheveux blonds contre sa tempe comme le ferait une mère avec son enfant.

Ariane le maintenait comme elle pouvait dans ses bras et, à force de sentir son pull s’humidifier, elle pleura elle aussi, touchée. Quelques larmes roulèrent sur son épaule. Philéas et Endrick les observaient avec émotion. Ces deux-là renouaient leur amitié à mesure que le temps passait, ce qui ne mécontentait pas Ariane. Dans un soupir de soulagement, Colin se détacha d’elle et lui sourit. Le bras tendu, elle pressa légèrement son oreille et lui sourit en retour, ses lèvres formant silencieusement les mots « ça va aller ». Il acquiesça. Un poids quitta alors le cœur meurtri de la jeune fille.

* * *

Plus tard dans la matinée, les adolescents étaient tous montés à l’étage pour s’assurer que l’état de Justine ne s’aggravait pas. Alexandrina les avait rejoints juste après avoir aperçu Colin dans les bras d’Ariane et, par respect pour eux, n’avait pas posé la moindre question. Son choix de ne pas s’immiscer dans l’intimité du groupe plaisait à Ariane ; elle restait avec Philéas, mais ne tentait en aucun cas de remplacer Constance. Elle restait discrète et disponible en toute situation. En entrant dans la chambre de Justine, Ariane avait remarqué que Colin agissait avec circonspection. Il restait adossé au cadre de la porte et observait leur amie de loin. Il faisait tournoyer entre ses doigts une fleur d’une blancheur éclatante.

Elle n'était pas sur son bâton ? se demanda Ariane.

- Justine.

Philéas s’était agenouillé près de son lit et passa un doigt sur sa joue pour la réveiller. Celle-ci fronça les sourcils avant d’ouvrir les yeux avec peine.

- Comment tu te sens ? demanda Philéas.

- Mieux, avoua-t-elle.

Ariane frissonna en l’entendant parler pour la première fois.

- Que ça fait plaisir de te savoir en meilleure santé, déclara-t-elle en s’abaissant à son tour.

Justine sourit et la laissa lui prendre la main. Les deux jeunes filles se détaillaient avec des yeux luisants de bonheur.

- Tu es très tactile, en ce moment, lui glissa Endrick à l’oreille.

- Je l’ai toujours été, s’étonna Ariane.

- Pas à ma connaissance. Tu es sûre que ça va ?

Elle hésita, puis préféra l’ignorer pour mieux dissimuler son appréhension. Elle ne se comprenait plus elle-même, et le fait qu’Endrick se mît à lui en parler ne la rassurait pas.

- Dis-moi, Justine, j’ai besoin de savoir… ce qu’ils t’ont fait ? s’enquit Philéas.

Le teint de la jeune fille vira au blanc comme le linge. Elle serra les draps avec ses poings contre sa poitrine et entrouvrit les lèvres. Une veine transperça sa tempe au moment où elle répondit presque imperceptiblement :

- Les corbeaux moqueurs.

- Qu’est-ce qu’elle a dit ? chuchota Ariane.

- Non…

Tous se tournèrent vers Colin. Celui-ci serra la mâchoire pour se contenir.

- Les corbeaux moqueurs, fit-il, l’air grave. Je… je crois savoir ce qu’ils ont pu faire.

Justine planta son regard dans le sien. Tous deux étaient en pleine confrontation mutuelle et le faisaient ressentir au groupe par leur éloignement soudain. Ariane les trouvait bien mystérieux. Elle espérait qu’ils arriveraient à arranger leur problème. Colin baissa alors la tête et récita son cours :

- Avant de vous dévorer le cœur, le corbeau vous torture en vous infligeant des dégâts internes à l’aide d’une toxine qu’ils libèrent et qu’ils vous forcent à ingérer.

- Ils n’ont pas fait ça ? lâcha Ariane.

Endrick se retourna violemment vers Justine.

- Constance y a participé ?

Justine secoua la tête à plusieurs reprises, refusant de lui répondre.

- Y a-t-elle participé, oui, ou non ? insista-t-il un peu trop brusquement.

- Endrick, intervint Philéas, un sourcil haussé.

- Je veux savoir…

- Non, finit par répondre Justine sur un ton posé.

- Tu nous dis ça pour la protéger, n’est-ce pas ? murmura Ariane.

- Pas du tout... elle… elle n’a pas voulu y assister. Partie quand ça a commencé, précisa Justine, dont les paupières devenaient de plus en plus lourdes. Gabriel était furieux.

- Mais alors… commença Ariane.

- On a encore une chance d’intervenir, la coupa Endrick, déterminé.

- En attendant, on doit attendre que Pia revienne à Justine avec la couronne, soupira Philéas. C’est le seul moyen ; attendre. Un oiseau revient toujours vers son maître. Ensuite, le Passeur nous ramènera, du moins, je l’espère. En attendant, faisons cette récolte, ne serait-ce que pour remercier les parents de Colin.

- Alexandrina nous attend en bas, en plus. Ne la laissons pas seule plus longtemps, conclut Ariane.

- Repose-toi bien, Justine. Et n’oublie pas de prendre ton médicament, ajouta Endrick.

- On te surveille, sourit Philéas.

Elle leur adressa un petit signe de main avant de sombrer rapidement dans les bras de Morphée. Justine guérirait, Ariane en était persuadée ; elle était sur la bonne voie. Elle se releva dans un bruissement de tissu et, jetant un œil aux garçons, les incita à sortir. Une fois dans le couloir, Ariane ôta l'élastique dans ses cheveux pour refaire son chignon, agacée par sa chevelure indisciplinée. Pendant ce temps, Philéas et Endrick discutaient à voix basse, certainement de projets futurs. Elle ignorait quand le Passeur les ramènerait, et surtout, s'ils réussiraient à trouver un logement, car, sans argent, ni proches, ils ne pouvaient survivre dans leur propre monde. Une pointe d'angoisse assaillit Ariane ; plus jamais elle ne reverrait sa famille. Plus jamais elle ne retrouverait sa vie ordinaire. Lorsqu'elle arriva dans la salle à manger, elle s'appuya contre le mur pour mieux contrôler sa respiration. Elle avait fait un choix, elle en était l'entière responsable.

- Ariane, tu vas bien ?

Deux longues mèches noires tombaient devant les yeux clairs d'Alexandrina. Une couronne de tresses minutieusement réalisée encerclait son visage et dévoilait son front parsemé de grains de beauté. Ariane battit des cils, éblouie par sa douceur.

- Je...

Elle hésita. Elle ne connaissait pas bien Alexandrina, et s'il y avait bien une dernière personne à qui elle se confierait, c'était bien la fiancée de Philéas. Cependant, une envie irresistible poussait Ariane à lui révéler tout ce qui la préoccupait, rassurée par une présence féminine. Un mince sourire étira ses lèvres mordues jusqu'au sang.

- Pas vraiment, non.

Alexandrina exprima toute sa compassion en un petit hochement de tête. Elle semblait réfléchir, à la fois disposée à l'écouter et perdue dans un flot de pensées. À la plus grande surprise d'Ariane, elle releva les yeux vers elle, haussa les sourcils puis se dirigea vers la baie vitrée. Elle se retourna, toute joyeuse.

- Tu viens ?

Muette de stupeur, la rousse resta figée puis, attirée par la profondeur de son regard empli de sollicitude, se hâta de la rejoindre. Pour une journée automnale, l'atmosphère était tiède, accompagnée par un vent du sud qui rugissait sur les plaines verdoyantes. En posant un pied dehors, Ariane crut se sentir décoller du sol lorsqu'une bourrasque fit voleter ses cheveux autour d'elle. Le jardin clos s'étalait sur plusieurs hectares au moins, délimité par des lignées de rosiers grimpants le long d'un petit muret. Ils embaumaient l'air de parfums enivrants. Les arbres se paraient d'un camaïeu de couleurs chaudes, passant des flammes rouges des érables aux couronnes ambrées des peupliers. La chaîne de montagnes aux teintes mordorées qui se mêlait au ciel noir, le tout traversé d'une fine lumière, pourvoyaient ce paysage vertigineux de contrastes. Philéas et Endrick s'étaient déjà installés sous un noisetier éclatant de fruits bruns, un panier à leurs pieds. Les filles se dirigèrent vers un autre coin et s'assirent sur un tapis de feuilles roussâtres, craquantes au toucher. Leurs vêtements flottaient en même temps que le feuillage du noisetier qui les abritait.

- Il fait bon, commenta Alexandrina en ramassant une première poignée de noisettes.

Pour toute réponse, Ariane esquissa un rictus. Alexandrina semblait être déterminée à savoir ce qui la tracassait.

- Philéas m'a expliqué que vos familles vous avaient oubliés, ici. Je n'imagine pas une seconde ce que tu peux ressentir... la tienne doit horriblement te manquer.

- Oui... oui, elle me manque. Je m'y étais préparée et pourtant...

Ariane laissa sa phrase en suspend.

- Je comprends... le poids des répercussions est immense, murmura Alexandrina. Tu avais des frères et sœurs ?

- Six. Quatre frères, dont trois grands et un petit, et deux petites sœurs. J'étais la cinquième.

- Ça devait faire beaucoup de garçons, à la maison, répondit Alexandrina, épatée.

Ariane étouffa un rire, les larmes aux yeux. Elle revoyait Paul, l'aîné, la soulever et la balancer sur son épaule en la chatouillant, Damien et Côme, les jumeaux, faire les quatre cent coups ensemble. Leur passe-temps favori était d'embêter leurs plus jeunes sœurs ; Adeline, petite prodige du violoncelle qui visait le conservatoire, et Florette, le rayon de soleil de la famille aux émotions débordantes. L'une était raisonnable, l'autre intrépide. Elles avaient un an d'écart mais ne se séparaient jamais. Puis Ariane s'imagina avec le petit dernier dans les bras, Gaspard, dont le fou rire résonnait encore dans ses oreilles. Il aurait pu être la cause de son refus et avait été son plus grand regret. Elle réprima difficilement sa mélancolie pour se concentrer sur une question qu'elle rêvait de poser.

- Dis-moi, Alexandrina... comment va Louis ?

- Il est débordé par son rôle de remplaçant. Très tracassé, aussi, par tout ce qui se passe actuellement. Avant que le Passeur ne m'ouvre un portail, nous venions d'apprendre que Gabriel nous avait trahis.

- Comment...

- Vos oiseaux, dit-elle, le regard luisant. Ils se sont échappés et sont retournés à Marvegny. Loukoum avait un message sur la patte.

Soulagée de savoir Flamme loin de Gabriel, mais perdue dans l’incompréhension la plus totale, Ariane s’exclama :

- Impossible... aucun de nous n'a pu délivrer de message ! Je ne comprends pas. Justine n’aurait pas pu avoir un coup d’avance là-dessus, c’est impossible. À moins que…

Ariane se tut.

- Que disait-il ?

- Nous arrivons plus forts que jamais. Tenez vous prêts, récita Alexandrina. Après la longue absence de Gabriel, Louis en a déduit que c'était lui et que votre quête avait échoué. Il fait en sorte de protéger la vallée de l'invasion.

- Il est malin... dit Ariane, émue d'entendre parler de lui.

- Je pense qu'il se sent seul... confia Alexandrina.

- Moi aussi, avoua Ariane en jetant une noisette dans le panier. Moi aussi, je me sens seule sans lui.

Elle inspira profondément, la mélancolie qu'elle avait tenté de chasser jaillissant en elle. Une image de Louis lui revint en tête, entrant dans sa chambre le soir avant son départ. Il s'était assis sur son lit et l'avait observée en silence alors qu'elle pleurait, encore rongée par de sombres pensées à cette époque. Elle n'avait cessé de le fuir et de le rejeter, et malgré cela, il lui avait pris la main pour la réconforter. Épuisé d'être en situation d'impuissance, il lui avait suffi de prononcer seulement trois mots.

Ils résonnaient encore au fond de son cœur.

Laisse-moi t'aimer.

Ariane posa sa main tremblante dans le panier. Elle était morte de peur à l'idée de savoir que Louis n'était pas en sécurité. Et surtout, elle venait de prendre conscience de l'importance qu'il avait dans sa vie actuelle. Elle ne pouvait plus vivre dans le passé, dans ce monde où elle avait été oubliée. Louis était sa famille, désormais. Elle ne pouvait pas se permettre de le perdre.

- Alexandrina... souffla Ariane.

- Oui ?

- Je crois que je suis enceinte.

Annotations

Vous aimez lire bbnice ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0