Chapitre 12

9 minutes de lecture

L’odeur âcre et persistante qui l’accueillit agit sur lui comme un baume. Voilà plusieurs osseïs qu’il était en proie aux tourments, cherchant en vain un moyen de clarifier son esprit.
Un pas à l’intérieur de sa salle, une inspiration de l’odeur lourde si familière avait suffi à lui apporter le repos.
Ou à réveiller son exaltation ?
Il se sentait, en tout cas, définitivement plus maître de lui-même.

Il fit quelques pas, vérifiant d’un coup d’œil circulaire que tout se trouvait à sa place. Bien que ce ne soit pas sa plus grande salle, c’était celle qu’il préférait. Les instruments et machines se côtoyaient le long des murs de pierre. Un fauteuil en bois massif trônait au centre la pièce. Il était simple, droit, aux lignes pures. Le bois était très foncé, presque noir de tout le sang qu’il avait bu. A plusieurs endroits, il se parait de chaînettes en métal toutes neuves et rutilantes.
Mordrian s’avança, caressant avec dévotion le bois sombre avant de s’asseoir dans le fauteuil. Il était divinement inconfortable.
Tandis qu’un petit soupir de contentement s’échappa de ses lèvres, il avisa les deux tables qui bordaient le fauteuil. Celle de droite contenait les objets lourds tandis que, sur celle de gauche, étaient disposés ses outils de prédilection. De fins stylets modifiés tout spécialement pour isoler les nerfs, des aiguilles et leurs petits flacons de sérums, des lames en cristal noir extrêmement tranchantes et quelques autres magnifiques inventions.

Terion pénétra son espace, comme on sent les ongles griffer la chair. Il n’aimait pas l’idée d’un spectateur. Spécialement Terion, trop droit, trop intègre. Tant de vertu allait à contre-courant de son énergie.
Mais, il n’avait pas le choix.
Il avait envisagé toutes les options.
Il lui fallait un témoin.

Alors que Terion alla se poster un peu à l’écart de la porte, il entendit le pas lourd des Protecteurs dans le couloir. Il inspira profondément, se leva et se tourna face à la chaise.

- Que cette douleur soit offerte aux Grands Anciens. Je suis votre outil et non la main. Je suis votre rite et non le jugement. Je prends sans vouloir. J’ouvre sans juger. J’écoute sans pitié. Que l’éclat de vérité perce dans un cri, murmura-t-il.

Il rouvrit tranquillement les yeux.
Il était prêt.

Les Protecteurs attachèrent la Symdach à la chaise, parant son cou, ses poignets, genoux et chevilles des chaînes. L’éclat des linims se reflétait légèrement sur le métal froid, le faisant briller, s’harmonisant délicieusement avec le teint de la femelle.

Elle était magnifique.
Après un Cycle Lunes de privation, elle était amaigrie, osseuse. Sa peau translucide dévoilait un réseau de veines violettes. Il avait envie de passer ses doigts dessus pour apprécier le craquelant de la déshydratation. Son cou battait sa mélodie. Une pulsation fine, désordonnée, envoutante. Ses pommettes ressortaient, dévoilant le crâne délicat. De profondes cernes soulignaient le vert intense de ses yeux. Elle évitait son regard. On aurait pu y lire la peur. Mais, il n’avait pas besoin de le voir. Il la sentait exhaler par tous les pores de sa peau. L’odeur était divine, amèrement métallique, presque acide.
Elle était tellement puissante que Mordrian pouvait en sentir la caresse.
Il baignait dedans.
Il s’abandonna dans la plénitude, entier.
Comme flottant dans le ventre de sa mère.

Saisissant une mèche de ses drôles de cheveux, il pouvait apprécier leur couleur de feu maintenant qu’ils étaient propres. Un enchevêtrement de nœuds subtilement ornés de métal. Chaque mèche semblait tisser ses propres fils de vie.
Il recula en soufflant.

Elle était enfin là. Elle l’avait hanté cette dernière lune. Elle avait refusé de prononcer le moindre mot. La moindre plainte. Il appréciait sa beauté mais, ce qu’il désirait par-dessus tout, c’était entendre sa voix. Capter ses mots. Il allait lui faire chanter sa mélodie de vie.
Il passa la main sur une lame de cristal avant de s’en saisir délicatement.

- Terion.

Il n’avait pas levé les yeux, concentré sur l’équilibre de la lame fragile dans sa paume.

- J’ai appris que tu parlais le Liebran.

Un silence s’installa, juste assez long pour que la surprise et la réticence de Terion soit perceptible.

- Oui, Tourmenteur, articula-t-il enfin malgré sa mâchoire serrée.

- Demande-lui son nom.

Terion s’avança légèrement, le visage fermé et ombré d’hésitation.

- Et, si elle ne répond pas ?

Mordrian leva la tête. Ses yeux étaient calmes, mais son sourire, lui, portait une promesse.

- Alors tu redemanderas. Jusqu’à ce qu’elle cède.

Un silence. Un petit ricanement qui tordit son visage.

- Ou jusqu’à ce qu’elle se brise.

Mordrian se posta devant la Symdach, se gorgeant des parfums de la peur.
Il déposa la pointe de la lame sur le bras et caressa la peau fine.

- Je ne cherche pas ton corps. Je cherche ce que tu caches. Ce que tu refuses. Ce qui hurle en toi. Je t’attends. Je t’écoute. Je t’entendrai, murmura-t-il.

Une goutte hésita, s’arrondit, puis traça un chemin fragile sur la peau translucide. Elle fut rapidement suivie par d’autres se liant en de petits torrents de larmes. Il passa la lame, encore et encore dessinant des traits fins sur la peau.
Quand ses avant-bras furent habillés de rouge clair, Mordrian s’écarta.

Il reposa délicatement la lame, fier de lui. Il avait enfin trouvé la pression parfaite pour utiliser son nouvel instrument sans le briser. S’essuyant les mains, il contempla les lignes fines et régulières qui laissaient s’écouler, presque au goutte à goutte, l’élixir visqueux.
Il se tourna vers la table et observa un instant ses options avant de se décider pour un long stylet au manche sculpté. Il l’approcha d’une flamme bleutée qui dansait dans un brasero.
Le métal rougissait lentement pendant que Mordrian attendait la teinte parfaite. Celle qui ne fumerait pas au contact de la chair mais qui mordrait cruellement.
Il retourna auprès de la Symdach, saisit délicatement son poignet en déplaçant ses bracelets de chaines et plaça la pointe métallique chauffée à blanc sous l’os du poignet. Mordrian força à l’immobilité quand le bras fut secoué d’un grand spasme.

- Je suis celui qui regarde de l’autre côté de toi. Quand tu t’effondreras, tu comprendras que tu tombes en moi. Ce n’est pas ton corps que j’interroge mais l’âme qui s’y trouve. Je déplie l’être, fibre après fibre. Jusqu’à entendre ce qu’il ignore.

Il laissa la pointe en place encore quelques temps, imprimant sa marque de feu sous l’os. Laissant un souvenir indélébile au cœur de la structure. Il retira doucement le stylet, laissant le sang nettoyer l’os.

Il posa son stylet un peu à l’écart, lui laissant le temps de refroidir. Il entendait toujours Terion poser la même question, inlassablement, bien que son ton se soit brisé plusieurs fois. Il contourna la chaise, ôta le dossier et déchira la tunique. Il resta abasourdi quelques secondes avant de sourire, trop lentement. Il tenta de juguler le sentiment de frustration qui montait en lui. Elle avait déjà été apprivoisée, conquise.

- Je vois qu’un maître à déjà travaillé ton corps, chuchota-t-il. C’est pour ça que tu ne cries pas. Il t’a bien appris. Le cri trouble la vérité. Tu me laisses la paix de ton silence. Mais il cache aussi ton mensonge. Je le pèlerai lentement, comme on dévoile la promesse au cœur d’un fruit trop mûr.

Il observa un instant le travail effectué.
La peau avait été travaillée, plusieurs fois. A différentes périodes. Le geste était délicat quoiqu’un peu hésitant par moment. Cela arrivait quand on connaissait intimement le porteur de chair.
Aux autres, en tout cas.

Avec déférence, Mordrian passa ses doigts le long de la colonne vertébrale, s’amusant du long frisson granuleux qui répondit à son contact. Il tendit la main vers l’extrémité de la table, là où dormait, protégée dans son étui de cuir végétal, sa lame de sel rouge. Il n’avait que rarement l’occasion de l’utiliser car il était difficile de produire l’équilibre parfait entre sel cristallisé et résine végétale.
Il la gardait pour les occasions spéciales.
Il passa son doigt sur le tranchant, grimaçant quand la brûlure du sel creusa la plaie. Il se tourna vers la Symdach et commença à la recouvrir de son œuvre.
Dès la première incision, elle trembla, serra les poings, lutta.

- Tu es venue nouée, je te délirai. Tu es venue muette, je t’entendrai. Tu es venue multiple, je te réduirai. A une parole. Une vérité. Je briserai ton silence. Et tu renaîtras.

La Symdach transpirait maintenant de douleur, le sel de sa peau attisant le feu de celui de la lame.

- Chaque trait est une braise. Une ruine lente. Une mémoire que même le temps ne pourra laver. Je pénètre jusqu’à la moelle. Mais je n’impose rien. Je lave. Je purifie. Je fais renaître. Relève-toi. Ou je te volerais ton reflet.

Une fois certain qu’il ne restait plus aucune trace hormis sa marque, Mordrian se lécha les lèvres et recula de quelques pas afin d’admirer son œuvre.
Il étira son dos, craqua sa nuque avant de faire quelques pas. Il était étonné de se sentir aussi courbaturé quand il remarqua que cirindi était tombé. Visiblement, depuis assez longtemps maintenant.
La faim lui creusait l’estomac. Il avait manqué deux repas.
Il lança un regard à la femelle, la trouvant inconsciente.

- Terion, l’apostropha-t-il en le faisant violemment sursauter. J’ai faim, pas toi ?

- Non, pas vraiment, murmura-t-il les lèvres pincés et le teint cireux.

- Ramène-moi à manger. Et de l’eau pour la femelle aussi.

- Bien Tourmenteur.

Et, sans demander son reste, Terion quitta précipitamment la pièce.
Mordrian fit encore quelques pas pour dégourdir son corps avant d’aller s’asseoir sur le rebord de veillée. Adossé au mur, il ferma les yeux quelques instants, cherchant le repos.
Il sentit Terion revenir à reculons dans son espace. En plus d’empester le dégoût et les reproches, Mordrian pouvait sentir sur lui l’odeur du vomi. Il fronça le nez mais ne dit rien.
Après l’avoir envoyé d’un geste de la main le plus loin possible de lui, il mangea tranquillement son repas. La viande, lentement mijotée, était divinement fondante.
La Feelsian Cynkia veillait toujours à ce que son assiette soit garnie de viande lorsqu’il menait un long interrogatoire. Il faudrait qu’il pense à aller la remercier quand il sortirait de la salle. Voilà longtemps qu’il ne l’avait pas vue.

Il lança un regard vers la femelle.
Il était satisfait. Voilà longtemps qu’il n’avait pas goûté à un duel de cette intensité. Elle n’avait pas encore poussé le moindre son, pas un cri, pas un sanglot. Elle endurait, presque comme si elle savourait, elle aussi, son œuvre. Et, malgré sa peur qui continuait de vivifier l’air de ses relents amers et salés, il n’y voyait aucune souillure.
Juste de la beauté.

Il s’autorisa quelques instants pour digérer quand il la sentit revenir à elle. Terion se précipita, un verre d’eau à la main qu’elle but tranquillement. Dès que Terion se recula, elle referma les yeux. Mordrian répondit à l’invitation.

Il s’empara d’une aiguille, trempa le bout dans un flacon pour recueillir une goutte. Le liquide vert cendre aux teintes légèrement métallique dansa au-dessus du vide alors qu’il s’approcha du cou. Il piqua une veine, ouvrant le chemin au poison.
Le corps se tendit, trembla, rougit, convulsa.

- Chaque nerf est un fil. Chaque mot est une couture. Et moi, je suis l’instrument. Je coupe. Point par point. Jusqu’à ce que cela se délie.

Mordrian laissa le poison faire son œuvre, s’accordant quelques minutes pour regarder la Symdach. En fond, il entendit la voix de Terion, faible et hachée qui lâchait la question du bout des lèvres. Il ne tiendrait plus très longtemps. Il fallait avancer.
D’une pointe de lame, il suivit le parcours du poison qui noircissait les veines à son contact.

- Ce n’est pas toi que j’ouvre. Ce n’est pas ta douleur que j’écoute. C’est ce qu’il y a derrière. Le vide. Et il parle mieux que toi.

A ces mots, la Symdach soupira et la peur reflua d’un coup, comme on éteint une lumière.
Mordrian, la lame en l’air cessa de respirer.
Il était figé. Complètement abruti.
Elle leva les yeux. Et Mordrian, sans comprendre, s’y perdit. Il était posé, figé, cloué. Ce n’était pas de la peur qu’il lisait. Ce n’était pas de la douleur. Ce n’était même pas un élan de courage.
C’était un néant. Un gouffre.

Ses yeux, comme deux puits sans fond, verts comme les racines des forêts mortes, luisant comme la mousse des cryptes. Ils ne clignaient pas, ne fuyaient pas. Ils l’enlaçaient. Lentement. Terriblement. L’étranglant. Ce n’était pas un regard triomphant. C’était pire.
C’était celui de quelqu’un qui savait. Quelqu’un qui avait retourné les pièces, redessiné les lignes, tirés les fils. Et qui le regardait s’effondrer sans avoir besoin de sourire. Le regard de quelqu’un qui avait gagné avant même d’avoir commencé à jouer.
Mordrian sentit quelque chose ramper sous sa peau. Un doute acide. Un frisson inconnu, presque intime. Comme si elle venait de glisser ses doigts dans ses pensées et qu’elle y avait laissé une entaille.

Il détourna rapidement les yeux. Mais c’était trop tard.
Elle l’avait vu. Vraiment vu. Elle l’avait avalé tout entier.
Et maintenant, elle était promesse.

Il n’était plus le prédateur.

Annotations

Vous aimez lire MiRéZin ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0