1.3 - Mission

12 minutes de lecture

À seize ans, la jeune Opale se sentait bien souvent seule. Fille héritière de la maison, les autres enfants gardaient leur distance, sachant qu’un jour, elle les dirigerait. Elle avait tout de même trois amies. La première, Clythia, vivait à l’écurie. Logique pour une jument ! Alors qu’on était en hiver, Opale ne visitait sa stalle qu’une fois par jour, la brossait, lui donnait une friandise… Elles attendaient toutes deux le printemps pour reprendre leurs longues promenades.

La deuxième se prénommait Hedwige, jeune fille du village particulièrement douée pour les mathématiques qui étudiait au château. Voyant la solitude de la future comtesse, elle s’en était approchée. Au départ, Hedwige l’aidait dans sa matière favorite et Opale lui prêtait main forte avec les matières littéraires. De fil en aiguille, une solide amitié s’était nouée. Aucune ambiguïté entre elles, il ne s’agissait que d’une franche camaraderie. Hedwige se confiait à sa future suzeraine lorsqu’un sentiment envers un garçon l’animait et en retour, Opale lui avait avoué son intérêt pour les femmes.

Il y en avait enfin une troisième. Depuis la première apparition de l’inconnue dans ses rêves, Opale de Montbrumeux en rêvait chaque nuit. Elle n’apercevait d’elle que des contours flous, ne l’entendait pas, mais ressentait ce qui émanait de son amie immaginaire. Elle savait si la demoiselle avait passé une journée agréable ou non, si elle était joyeuse ou triste. De son côté, la future comtesse tentait elle aussi de lui communiquer ses impressions, ses joies, ses peines. Elle essayait de lui envoyer son réconfort en cas de besoin et recevait, lui semblait-elle, autant de compassion.

Comme elle ne connaissait pas son nom, elle la nomma Tendresse. Ce nom reflétait cet amour simple et inocent. Elle n’aurait souhaité qu’un regard, une main tenue, une caresse sur la joue ou encore… peut-être… si elle osait imaginer… un baiser léger.

Mais Tendresse existait-elle vraiment ? Lorsqu’elle dormait, Opale n’en doutait aucunement. Mais au réveil, le doute l’assaillait. Bien souvent et elle ne savait quoi penser.

Lorsque, de rares fois, Tendresse ne se présentait pas à elle pendant la nuit, Opale cauchemardait. Un cauchemar récurrent qui la hantait. Du feu, du feu envahissait son domaine. Des pierres volaient et s’écrasaient en un vacarme assourdissant sur les remparts de la citadelle. Les habitants hurlaient, une fumée âcre envahissait ses narines. Des hommes, armes à la main pénétraient dans l’enceinte et frappaient de mort ceux qui se trouvaient sur leur chemin, et elle, désarmée au milieu de ce carnage, ne pouvait que contempler l’anéantissement de son monde.

Assise à sa fenêtre, l’esprit d’Opale s’était comme bien des fois égaré dans des rêveries et sa vision d’enfer s’empara d’elle. Cette vision était trop précise, trop réelle. Dieu lui-même voulait-il la prévenir d’une catastrophe ? Cette fin se révélerait-elle inéluctable ?

Elle savait que ni devin ni prêtre ne l’aiderait à résoudre la question. Sa mère et son père avaient fait chasser l’un comme l’autre pour incompétence le lendemain de sa naissance. Deux charlatans qui avaient logé chez eux afin de profiter du gîte et du couvert. Quant au curé du village, bien qu’elle le pensât honnête, Opale ne s’imaginait pas lui parler d’un sujet si intime.

Elle songea aux trois sœurs qui l’avaient vue naître. Elle les considérait comme des tantes bienveillantes. Peut-être pouvait-elle les interroger ? Non. Cette vision était bien trop macabre pour en parler à qui que ce soit.

— À quoi songes-tu, ma douce enfant ?

La jeune femme sursauta. Sa mère s’était montré tellement silencieuse, ou… comme d’habitude elle avait plongé trop profondément dans ses pensées. Elle abaissa son regard vers la cour où jouaient les autres. Ils avaient l’air si heureux…

— Un jour, je devrai les protéger. Tous. Même ceux que je n’aime pas. Je serai responsable d’eux. Afin d’y faire face, j’aurai besoin d’une force. La force sainte de la chevalerie. Avec père, armez-moi chevaleresse, je serai le bras protecteur de tous ces gens.

— Mais tu es si…

Othalie soupira. Voir grandir sa fille lui rappelait que pour elle aussi, l’âge avançait. Elle devait également accepter qu’en face d’elle, se trouvait une presque adulte. La petite fille qui riait des moindres pitreries ou grimaces avait changé, elle s’était complexifiée. Quoique… quand elle la regardait chahuter avec son père… il restait quelque chose de sa toute petite.

— Jeune ? J’ai seize ans. C’est l’âge où les pages sont adoubés. Vous m’avez appris tout ce qu’il faut, je suis prête.

Pourquoi fallait-il que les enfants grandissent si vite ?

— Il faut que j’en parle à Berthaud.

— Alors allons-y !

— Tout de suite ?

Sans répondre, Opale sortit de sa chambre à grands pas.

*

Le comte, assis à son bureau, rédigeait un traité bien ennuyeux destiné à l’alliance avec un seigneur des environs. Sous conditions bien sûr. Et ces conditions étaient tellement délicates, que la moindre erreur s’avérerait fatale. Quand il l’aurait écrit, il devrait faire face au jugement d’Othalie ! Elle n’appréciait pas spécialement ce qu’on appellerait aujourd’hui des paperasseries, mais elle savait dénicher les points faibles des documents qu’il rédigeait. Combien de fois lui ferait-elle refaire ?

Sa porte s’ouvrit brusquement. Il leva les yeux. Opale surgissait dans les lieux telle un orage, suivie d’Othalie déboussolée. Que se passait-il donc ? Soigneusement, il déposa sa plume, l’essuya sur un chiffon, referma son encrier de peur d’en mettre partout et rangea le document en sécurité dans un tiroir. Une fois sa sauvegarde du document accomplie, il bascula vers l’arrière dans une position d’écoute.

— Armez-moi chevaleresse !

Il sourit. Cela l’amusait toujours de voir l’impétuosité des jeunes, tout particulièrement celle de sa fille. Mais il y avait plus. De l’idéalisme, et peut-être un soupçon d’arrogance.

— Tu n’y vas pas par quatre chemins. Que me vaut l’honneur de cette demande ?

— Eh bien, comme je disais à mère ci-présente, j’ai l’âge depuis deux mois. J’ai suivi votre enseignement, tant moral, physique, qu’intellectuel, alors je demande mon adoubement.

Berthaud la regarda calmement. Était-elle réellement prête ?

— Il te manque quelque chose qu’on n’acquiert ni dans des livres, ni dans l’aire d’entraînement. Cela s’appelle connaître le monde. Tu n’es que rarement sortie de Montbrumeux et tu ne perçois ce qui l’entoure que par des récits.

— Pourquoi alors ne m’emmenez-vous jamais avec vous ? Ainsi j’aurais pu le découvrir, et aujourd’hui, je serais prête !

Othalie soupira. Si l’on en était là, c’était de son fait. Comment la traîner dans des négociations diplomatiques où elle ne ferait que s’ennuyer au milieu de vieux barbons ? Comment l’emmener pour collecter l’impôt auprès des seigneurs inféodés ? Devoir justifier chaque piécette prélevée ? Mais pire, comment la confronter à la réalité des champs de bataille où règnent la mort, la souffrance et la destruction ?

S’ils avaient rendu Montbrumeux sûr pour les enfants et tous les habitants, ce n’était pas pour rien. Eux, avaient le droit de jouir de la paix.

— C’est un peu ma faute, je ne voulais pas… t’exposer à tout cela.

La jeune fille tourna le regard vers sa mère, son cœur s’emballa, une colère montait et devait exploser.

— Vous me le dites sans cesse : je suis destinée à régner sur le domaine. Alors comment en prendre la pleine conscience en restant toujours ici ?

Berthaud voulut calmer le jeu :

— Opale, ta mère voulait te protéger de ce monde ennuyeux et violent. Si nos récits te semblent toujours palpitants, c’est que l’on ne vous expose que les meilleurs morceaux. La réalité est bien souvent décevante.

Elle opina du chef. Ces dernières paroles avaient refroidi son ardeur.

— Avec votre permission, je découvrirai le monde par moi-même.

Les deux parents se concertèrent du regard. Réticence du côté d’Othalie, confiance du côté de Berthaud. La comtesse reprit la parole :

— Tu sens ma fille, ma désapprobation en ce qui concerne ce projet. Cependant… je dois accepter la réalité. Ton père et moi avons vécu cette expérience dans notre jeunesse. La vie errante est cousue d’enseignements, de bons moments, mais aussi d’épreuves, de solitude et de souffrance. Mais, il est vain de chercher à t’en empêcher. Enfin, mon devoir de mère m’oblige à te laisser grandir.

— Alors c’est oui ?

— Tout doux, reprit Berthaud. C’est oui, mais tu ne partiras pas sans condition. Une écuyère doit obéir à son suzerain. Tu recevras donc une mission de notre part et à ton retour, tu auras acquis le droit d’être adoubée.

La jeune fille bondit de joie.

— Merci !

— Quand comptes-tu partir ?

Opale réfléchit. Nous étions début mars et le froid mordait encore sévèrement les chairs. Elle pourrait attendre encore un peu. Il serait agréable de voyager à la belle saison, lorsque les prairies offriraient leurs fleurs, les arbres seraient parés de vert tendre…

— Dans deux mois, le temps de me préparer.

Les premières semaines s’égrenèrent, mais Opale hibernait toujours. Début avril, alors que la température devenait supportable, elle se décida enfin à sortir de sa grotte. Elle entreprit de petites excursions avec sa jument, passait plus de temps avec les êtres chers, consultait quelques cartes. Elle consacra les derniers moments aux préparatifs de son sac de voyage.

Le jour fatidique sonna. Avant de quitter le cocon familial, la jeune noble comptait s’offrir un dernier moment de confort. Un bon bain avec de l’eau chaude dans sa barrique en bois doublée de tissus molletonné. Elle ajouta un peu d’eau de rose et de lait. Tout en se relaxant, elle regardait ce qui lui manquerait. En fait tout. Son bon lit, son écritoire, le feu bien chaud de la cheminée, ce portrait de ses parents posé juste au-dessus…

Et pourquoi ? Une idée farfelue qui lui avait traversé l’esprit. Une idée farfelue, ma foi… séduisante en un certain sens. L’Aventure ! La Chevalerie ! Elle pourrait faire de grandes choses, et… surtout trouver Tendresse.

Elle sortit de son bain, se sécha, s’habilla toute seule – Il n’était pas question qu’une personne tierce ne la touche – enfila sa cotte de mailles, prit son balluchon. De délicieuses odeurs de cuisine parvenaient à ses narines, cela aussi lui ferait défaut. Elle se dirigea vers les effluves et descendit dans la grande salle d’apparat où un banquet en son honneur l’attendait. Ses parents marquaient ainsi l’importance de l’événement.

À son arrivée elle fut bouleversée par la quantité de tables préparées par les domestiques. Il y aurait les gens de la citadelle, les paysans du village, les sœurs du couvent, mais également des places pour les vassaux de son père, accompagnés de leurs dames, et naturellement de leurs fils qu’ils espéraient lui présenter.

La place à la droite du comte lui avait été réservée, Opale serait, une fois n’est pas coutume, entre ses deux parents adorés. Elle se dirigea, avec toute la dignité possible jusqu’à son siège et attendit qu’un domestique tirât sa chaise pour y déposer son auguste séant. Toute cette mascarade la faisait bien rire.

Comme il n’y avait encore personne, son père se permit de lui dire :

— Ça va être long, je te souhaite beaucoup de patience.

Sa mère leva les yeux au ciel et soupira.

— Toutes ces courbettes me fatiguent.

À cet instant, le héraut d’armes ouvrit la porte et annonça le premier invité :

— Le seigneur de Grand-Bouteu et Dame Girbalda accompagnés de Fulbert, leur héritier !

Un homme de petite taille, rond comme une barrique, accompagné d’une grande femme maigre fit son apparition. À leur côté un jeune garçon présentait son plus beau sourire à l’héritière.

— Imaginez donc le seigneur de Petit-Bouteu, glissa Opale à son père qui esquissa un sourire.

— Quant à l’héritier, précisa-t-il, il est bien pressé de te montrer toutes ses dents.

— A-t-il préparé une boîte avec celles qui manquent ? Je veux les voir !

Le héraut d’armes ne leur laissa pas le temps pour plus de plaisanteries.

— Le seigneur de Beauvilly et Dame Godelive !

L’homme avait le visage ravagé par les pustules.

— À Laidevilly il y a un homme beau, chuchota le père à la fille.

— Ils n’ont pas de cheval à me vendre ceux-là ?

— S’ils voulaient se rendre utiles ils t’auraient présenté leurs filles.

Et ils continuèrent ainsi à se moquer des Seigneurs ou des Dames présents. La distraction était plaisante et les deux complices, après avoir trouvé un bon mot sur chacun, ne manquaient pas d’offrir un sourire bienveillant à leurs victimes au moment où elles exécutaient leur courbette de rigueur.

— Ils doivent rirent autant à notre sujet, imagina le père.

— Impossible, nous sommes trop parfaits, pouffa la fille.

Ce moment privilégié entre Opale et Berthaud était certainement l’un des derniers avant le départ. Aussi, s’étaient-ils appliqués à en profiter au maximum. Othalie restée en dehors de leur jeu, n’aimait pas trop que l’on se gaussât au nez et à la barbe des gens.

Après les longues salutations, entrèrent les gens du château, celles du couvent et ceux du village qui s’installèrent aux tables basses. Enfin, l’heure des réjouissances arriva. On servit les entrées et les ventres affamés débutèrent leur remplissage. Si Opale avait bien garni son assiette, Othalie n’était pas en reste.

— Tu devrais goûter de ce jambon, tu m’en diras des nouvelles ! indiqua sa mère.

— Et vous cet excellent poulet ! La cuisson en est parfaite ! Il est grillé à point.

Unies par les liens de la gastronomie, mère et fille s’empiffraient plus que de coutume et s’encourageaient mutuellement au vice.

Le regard d’Opale glissa sur les autres tables. À la première, dans une ambiance décontractée, mangeaient les gens du château. Elle y distingua Hedwige qui lui envoya un petit signe de la main auquel elle répondit par un sourire sincère, mais triste. Elle lui manquerait. À la seconde, les sœurs se restauraient dans une ambiance joyeuse mais calme, la troisième rassemblait ceux du village aux mœurs plus tapageuses.

Opale soupira, coincée à la table des nobles à l’humour limité par une bienséance hypocrite. Si elle comprenait cette obligation mondaine, elle regrettait amèrement de partager une table, lors d’un repas qui devait être sa fête à elle, avec des gens dont elle n’avait rien à faire et réciproquement. Heureusement que ses deux parents l’entouraient ! À la fin du repas, elle prit leurs mains à tous deux. Leur absence serait cruelle.

Le temps du départ arriva. Les convives se dirigèrent vers la cour. Les hommes d’armes du château disposèrent les spectateurs en arc de cercle, laissant à tous le loisir de voir Opale et ses deux parents se faire face. Des adieux en petit commité avaient eu lieu le matin même.

Othalie se tourna vers l’assemblée et déclara.

— Nous voici à l’heure du départ, ce grand événement qui marquera la vie de notre fille Opale. À son retour, elle deviendra chevaleresse. Si elle vient en votre domaine, nous vous saurions gré de lui faire bon accueil. Elle est notre héritière et, par conséquent, votre future suzeraine.

Ce discours avait été mûrement réfléchi. Son mari avait insisté pour que ce soit elle qui le prononce, afin de démontrer leur part égale dans la direction du comté.

Berthaud plaça alors sa main sur l’épaule droite de sa fille, Othalie plaça la sienne sur l’autre. Assistants comme participants retenaient leur souffle en attendant l’énoncé de la mission.

— Opale, prononça Berthaud. Ta mère et moi t’envoyons, par monts et par vaux, par rivières et mers s’il le faut, à la recherche du “Cœur du Monde”. Si dans quatre ans tu ne l’as pas trouvé, ta mission sera terminée et considérée comme accomplie.

Les larmes montaient aux yeux d’Othalie qui prononça les mots suivants, un sanglot au fond de la gorge :

— Maintenant, va, Opale de Montbrumeux. Sois preuse !

Les trois sœurs préférées d’Opale s’avancèrent à leur tour. Madeleine traça sur le front de la future chevaleresse un signe de croix.

— Que Dieu bénisse ta mission et guide tes pas, puisses-tu trouver ce que tu cherches au fond de toi.

Puis vint le tour de Marie-Bosco de faire le même geste.

— Suis le chemin de ton cœur, jeune Opale.

Et enfin sœur Claude.

— Ne te laisse pas éblouir par ce qui est trop brillant.

Elles se reculèrent alors. Un garçon d’écurie arriva, tenant une jument à la robe pie par la bride. Berthaud tendit une épée à Opale, et Othalie deux petites masses à ailettes nécessaires au style de combat qu’elles affectionnaient toutes deux. Quelqu’un apporta aussi le sac que la jeune femme s’était préparée. Les yeux emplis de larmes, elle s’équipa, embrassa ses deux parents qui ne pleuraient pas moins, installa son sac à l’arrière du cheval et enfourcha Clytia. Clytia, la seule amie qu’elle pourrait emmener avec elle. Pour finir, sa mère lui lança une bourse pleine qu’elle attrapa au vol. La future chevaleresse lança un dernier regard en arrière, fit un signe de la main et franchit les portes de la Citadelle.

Elle n’irait pas loin aujourd’hui, car il était tard et le soleil printanier ne tarderait pas à se coucher. Elle descendit au village et se rendit chez les savetiers : les parents d’Hedwige. Demain serait assez tôt pour l’aventure.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Haldur d'Hystrial ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0