1.21 Fondations

12 minutes de lecture

Le temps avait passé dans le comté de Montbrumeux. Le printemps montrait le bout de son nez et sur le chemin sinueux de la citadelle, deux silhouettes montaient. Tandis que l’une tenait dans ses mains un instrument à cordes et s’égosillait, l’autre se laissait aller au gré de la musique.

Depuis les hauteurs, deux autres formes humaines dévalaient la pente. Les quatre individus se rencontrèrent, leur progression stoppa. Le quatuor infernal, Opale, Layinah, Ellanore, Adelaida s’était retrouvé. Au milieu du chemin, les quatre jeunes dames riaient de la joie d’être ensemble.

— Bienvenues à Montbrumeux !

— Alors c’est ici chez toi !

Opale indiqua Layinah.

— Chez nous tu veux dire ! Venez nous vous attendions !

— ¿ Una fiesta ?

— Ma cérémonie d’adoubement doit avoir lieu, mais je souhaitais votre présence. Maintenant que vous êtes arrivées on va pouvoir préparer tout ça. J’espère que tu me prépareras une petite chanson Ellanore !

— Ja ! Je te trouverai une musique et des paroles mémorables ! Mais je ne fais pas gratuitement, tu devras me nourrir correctement !

— T’inquiète pas, on mange très bien ici, et tu vas voir l’accueil ! Les parents d’Opale sont incroyables !

— Alors tou te sent bién ici ? Ouna buena familia ! Yé souis contente pour toi Layi !

Opale fit signe de la suivre :

— Alors en avant les amies !

Lorsqu’elles arrivèrent en haut, un repas digne de ce nom les attendait déjà. Cela promettait pour la suite.

*

Quelques jours plus tard, le quatuor s’était réuni dans la chambre de la future adoubée.

— Après la cérémonie, dans quelques semaines, je serai enfin chevaleresse et libre de créer mon ordre. Je serai aussi en mesure d’adouber qui je souhaite. Si vous le désirez, vous êtes les bienvenues. Je dirais même que j’aimerais que vous soyez les premières.

Layinah acquiesça :

— Tu sais que je ne te laisserais pas le faire sans moi ! J’ai hâte que nous vivions d’autres aventures !

Adélaïda suivit :

— Y aimerait bien. Oui, on serait toutes comme des franyines ou plous selon les cas…

Elle jeta un œil amusé à Ellanore.

— Oui, yé va pas faire l’amour avec ma sour. Avec toi cé sera plous.

— Je veux pouvoir voyager, avoir du temps pour moi. On peut faire ça ?

Opale lui sourit :

— On est là pour en parler Ella. Voyons tout ce que l’on veut, ce que l’on ne veut pas, tu pourras prendre ta décision à la fin. Alors qui a des idées ?

Ellanore soupira.

— Donne-nous d’abord un peu de contexte. D’abord explique-nous ce que c’est une chevaleresse, un ordre de chevalerie… Je ne dis pas que je n’ai pas mon idée, mais que tout le monde soit d’accord sur les termes.

Tout en réfléchissant à son discours, l’instigatrice se gratta le nez.

— Voyons. Un ordre de chevalerie est un ensemble de chevaliers ou chevaleresses qui forment une fraternité, ou une sororité. À ma connaissance, il n’y a encore jamais eu d’ordre féminin, nous serions les premières. Il est placé sous les ordres d’un commandeur, lui-même obéissant à un suzerain. Dans notre cas il s’agirait de moi et de mon père.

« Dans la pratique, vous savez que je ne suis pas une dictatrice et que je ne vais pas vous accabler de milliers de lois. Cependant, si un jour Montbrumeux avait besoin de vous, on ne sait jamais, j’aimerais compter sur votre collaboration, et là c’est en tant que comtesse que je vous le demanderais.

« Notre ordre, c’est à nous de définir ce que nous voulons en faire, comment il doit être régit.

— Et alors, comment tu définis un chevalier ?

— Un chevalier est un noble et un combattant. Il respecte une certaine déontologie et s’il est dans un ordre, il vit fraternellement avec les autres membres.

— Et tu as déjà quelques lignes pour le définir notre ordre ou on part de rien ?

— Comme tu le sais, Ella, j’ai déjà pensé à des choses, ce dont je t’ai parlé plusieurs fois, ce dont nous avons discuté à Balansiya. Donc, défendre les faibles contre les forts. Principalement les femmes, car c’est elles qui subissent le plus de violence.

Toutes acquiescèrent.

— Yémerais prendre la parole si tou veut bien. Yé voudrais que déjà on sé défendent les ounes les autres. Si no, ça sert à rien.

Opale griffonna de sa plume sur un parchemin.

Layinah hocha plusieurs fois la tête :

— Vous savez ce qui serait bien ? Qu’on soit toutes égales, qu’on puisse toutes apporter notre pierre et que la communauté valide ensuite. Un peu comme les Grecs au sénat.

— Yé connais pas le sénat des Grecs, mais si on peut tous proposer des choses c’est bien.

— C’est simple Adé : quand une proposition est donnée, chacune lève la main et on compte les oui, et les non. Si les oui sont plus nombreux, la proposition est validée, lui expliqua Opale.

Layina récolta des applaudissements. Quatre mains se levèrent. Opale prit note.

— Je reprends ce que je disais tout à l’heure, j’aimerais pouvoir m’absenter pour voyager de temps en temps.

À nouveau, l’unanimité se manifesta clairement.

— Tu sais Ella, il y a des chevaliers qui voyagent beaucoup. J’imagine qu’au cours de nos pérégrinations, nous pourrions faire des actions dans la lignée de l’ordre . On ferait du bien autour de nous, on recruterait des écuyères.

— Et je pourrais continuer à jouer de la musique ?

— Rien ne t’en empêche. Vous voulez voter une loi contre ?

Un rire discret secoua l’assemblée.

— D’autres idées ?

Un silence lui répondit. Puis Adelaida prit la parole :

— Y des cosas qui sont pas des lois. Yé vou des chevaliers avec des dessins sur le bouclier, on pourrait en avoir un pour qu’on se reconnaisse ?

— Mmm, pas forcément tous les mêmes, avança Opale, on pourrait avoir un motif en commun et une autre partie qui distinguerait chacune.

— Une rose, proposa la princesse en battant des cils en direction de sa belle. C’est si romantique, et féminin !

— Y adore lé côté romantica ! Il nous faut oune nom aussi !

— Avec le mot rose, proposa Ellanore, si l’on veut rester dans le thème.

— Et le mot chevaleresse qui me semble important, pointa Opale. On ne parle pas de chevaliers ici.

— Les chevaleresses de la rose… trop simple.

— Cé yoli les roses en bouton. Dou bouton de rose, ça sonne pas mal ?

— Le mot ordre, pour signifier notre unité ? T’en parle tout le temps, indiqua Layina à Opale.

— Alors si je récapitule tout, reprit celle-ci. Les chevaleresses de l’ordre du bouton de rose. Ça vous convient ?

Quatre bras se tendirent.

— Nous, les Arabes, on n’utilise pas des grandes tables comme vous, on en a des plus petites ou parfois on mange comme ça autour du plat. Mais ici, les chrétiens vous en utilisez de grandes. C’est une chose qui me plaît. Est-ce qu’on pourrait en avoir une très grande pour que toutes les chevaleresses puissent s’asseoir autour ?

— Super idée !

— Elle pourrait être ronde, comme ça on montrerait à tous notre égalité. Ça va avec le vote.

La princesse fut applaudie.

— Ah mais, un petit détail, si au lieu d’être parfaitement ronde, on lui donnait la forme de pétales, comme la rose !

Cette fois-ci, la ménestrelle récolta le double de bravos.

— Je suis contente, vous avez beaucoup d’idées, merci pour votre enthousiasme, se réjouit Opale. Vous pensez à autre chose ?

— Ach, ja. Il faut trouver des amis, des gens sur qui on peut compter dans le monde. Avec Adelaida on a déjà commencé à dire aux gens auxquels on a confiance de s’adresser ici en cas de besoin. Godiva par exemple, il y a aussi Dame Edmonde à Sautdebiche ou Pétronille.

— Oh ! tu as revue Godiva ?

— Si, on l’a voue ensemble. La marquisita Godiva, elle est toute résignée à vivre sa vie de mierda. Mais elle se planque pour faire des bouquins. Explique-leur.

— Elle a créé des Codex qui montrent aux jeunes femmes comment leur corps et fait, pour pouvoir l’apprivoiser. Regarde elle m’en a donné un. Tu crois qu’on pourrait l’aider à les diffuser ?

— Elle est mouy caliente la marquisita, t’imagines pas la fiesta qu’elle nous a faite. Il loui faudrait ouna petite servanta bien dévouée, parce que son imbécile dé mari est oune incapablé !

Tout en riant des révélations d’Adelaida, Opale feuilleta l’ouvrage avant de le passer à Layinah qui ne riait pas moins.

— Certainement, on pourrait même l’aider à l’améliorer !

— Tu as raison, il manque des choses qu’elle ne connaît pas ! Il lui faut encore de la pratique ! pouffa Layinah.

Les discussions continuèrent encore longtemps. On pensa par exemple à garder le secret autour de leurs actions, afin de ne pas provoquer les puissantes familles desquelles on libérerait un membre maltraité. L’idée fut soumise également d’utiliser des bases arrières comme l’auberge de Pétronille, mais cela tenait plutôt de la politique du comté que celle de l’ordre, tout comme le fait de recruter de nombreux artisans que l’on installerait dans la citadelle.

*

Dans la chapelle attenante à Montbrumeux, la messe venait d’être dite, le curé du village rassemblait ses affaires et s’apprêtait à quitter les lieux. Il ne s’attardait jamais.

Toute la famille Comtale avait assisté à l’office, y comprit Layinah. Elle ne chérissait pas particulièrement sa propre religion qui prônait l’existence des harems et avait été l’instrument de sa captivité. Elle ne souhaitait pas plus en embrasser une autre, mais assister de temps en temps à une cérémonie ne lui causait pas de rage de dents. Surtout qu’elle avait bien compris que les sœurs du couvent étaient plutôt ouvertes et que son Opale, unique et favorite à la fois, s’entendait parfaitement avec elles. Certaines l’avaient vu naître et grandir et constituaient pour sa dulcinée des tantes bienveillantes.

Ellanore maudissait toutes ces religions qui condamnaient la liberté sexuelle qu’elle s’octroyait. Cependant elle acceptait ce jour-là d’être présente pour son amie.

Adelaida avait passé les premières années de sa vie dans un environnement très chrétien. Sa mère, comme les autres personnes de son quartier résistaient tant bien que mal à l’impérialisme musulman et portaient donc à leurs convictions, une attention importante. Lorsqu’elle prit le bateau, les marins priaient sans arrêt pour le beau temps et les vents favorables. Alors, assister à une cérémonie était normal pour elle.

Quant à Opale. Elle avait étudié les Évangiles, la Bible aussi. Mais surtout, elle savait les interpréter. Elle était souvent en désaccord avec les gens d’Église et ne laissait jamais son libre arbitre de côté. Ainsi elle agissait selon ce qui lui semblait juste plutôt que selon un dictat. Se rendre à la messe du dimanche lui semblait naturel.

Après la cérémonie, l’assemblée prit place dans la grande cour de la citadelle. Opale se dirigea en son centre. Son père et sa mère se placèrent en face d’elle.

— À ton départ, il t’a été demandé de trouver le cœur du monde. Cette quête a-t-elle trouvé sa conclusion ?

— Ma conclusion, mon père, est que le cœur du monde bat en chacun de nous. J’ai rencontré le cœur du monde à chaque fois que j’ai porté secours à un être humain, à chaque conseil ou parole sage qui m’a été délivré. Enfin, le cœur de mon monde à moi, je l’ai trouvé en Layinah, ci-présente. Je chérirai ce joyau jusqu’à la fin de ma vie.

Berthaud lança un regard à Othalie qui répondit :

— Ainsi se termine ta quête. Agenouille-toi mon enfant.

Elle mit un genou au sol, et ses parents, à leur tour appliquèrent leur épée sur son épaule. En lui disant :

— Je te fais chevaleresse. Sois preuse !

Cette cérémonie, cher lecteur, peut vous sembler simplissime, mais il vous faut savoir que les codes de la chevalerie n’avaient pas à l’époque la tournure qu’ils prirent plus tard à partir de la fin du XII° siècle, l’adoubement était alors simple et sans fioriture.

Le comte et la comtesse se tournèrent vers l’assemblée.

— Nous avons une autre communication à vous faire parvenir. Enfin, surtout moi, car je suis le comte en titre. Afin de laisser une marge de manœuvre suffisante à notre fille, dans un an, j’abdiquerai à son profit. Je la sais pleine de projet et je ne veux pas les freiner.

Opale laissa apparaître sa surprise. Sa mère continua.

— Si tu as le moindre problème, nous serons là pour toi. En attendant, nous commenceront dès aujourd’hui à te former.

La foule présente applaudit et s’apprêta à s’en aller.

— Ce n’est pas fini ! s’écria la nouvelle chevaleresse.

Elle se dressa de toute sa relative hauteur au milieu de la cour.

— Layinah, Ellanore, Adelaida, venez à moi, si vous êtes d’accord avec les propositions que nous avons émises.

Les trois filles s’avancèrent. Opale dégaina son arme.

— Mettez-vous en ligne. Pas besoin, de mettre le genou au sol. Ainsi commence l’équité.

L’air solennel, mais le cœur rieur, elle se mit en face de Layinah, appliqua son épée sur chacune de ses épaules, puis ce fut le tour d’Ellanore, et enfin celui d’Adelaida. Elle parla ensuite, suffisamment bas pour que ses seuls parents et les intéressées entendent.

— Layinah, mon amour, Ellanore, Adelaida, mes deux camarades.

Puis elle amplifia sa voix que tous ouïssent :

— Je vous fais chevaleresses et vous accueille comme mes égales au sein des Chevaleresses de l’Ordre du Bouton de Rose.

L’assemblée resta coite. C’était une chose d’avoir Othalie chevaleresse, la petite Opale, soit. Mais ces trois inconnues, cela faisait tout de même beaucoup. Berthaud et Othalie applaudirent, puis ce fut le tour d’Hedwige, suivie par Gauthier. L’assemblée les acclama alors.

Ellanore sortit son luth de son étui, s’accorda et le silence se fit.

Ding ding diiing ding ding ! (1)

Nous sommes les cheee-valr’esses et nous n’aimons pas les salauds,

Et si l’on eeen trouve un, c’est sûr qu’on lui fera-a-a la peau.

Toutes quatre rompues auuux batailles, nous ne frappons pas dans le dos,

Car c’est nouuuus les preuses, fière-es battantes au sang chaud.

Opale est tombée dedans quand elle était peeetite,

Ellanore avide de liberté la reeejoins vite.

Layinah s’enfuit de son harem au plus vite.

Et Adelaida se sauva avec elle de suite !

Opale préfère utiliser l’ééépée,

Ellanore un bâton bien leeesté,

Layinah a découvert une arbalète,

Adelaida au sabre est une athlète.

Nous sommes les cheee-valr’esses et nous n’aimons pas les salauds,

Et si l’on eeen trouve un, c’est sûr qu’on lui fera-a-a la peau.

Toutes quatre rompues auuux batailles, nous ne frappons pas dans le dos,

Car c’est nouuuus les preuses, fière-es battantes au sang chaud.

Les habitants de Montbrumeux applaudirent la performance et rirent beaucoup, ils en redemandèrent et en eurent. Déjà on entendait dans leur rang le refrain se répéter. La suite se passa dans la salle du banquet. Les odeurs de poulet et de compote de pommes, plats préféré de nos amies, emplissaient déjà les cuisines.

Il serait bien assez tôt quelques semaines plus tard, pour Berthaud, d’annoncer sa future succession à ses vassaux.

Un an plus tard Opale de Montbrumeux devint comtesse, du vivant de ses parents. Un rare privilège dans ce monde où la coutume voulait que l’on s’accrochât au pouvoir jusqu’à son dernier souffle.

Elle plaça son amie Hedwige comme intendante principale avec Othalie et Berthaud pour l’épauler. Ainsi, elle jouissait ainsi du loisir de partir à l’aventure en toute sérénité.

Opale pensait en avoir fini. Mais, la nuit qui suivit son accession au rang de comtesse, le cauchemar la prit, plus réel que jamais. Ainsi, elle rêva à nouveau de la destruction de Montbrumeux. Elle se tenait toujours au milieu du chaos, cent-quarante-quatre chevaleresses défendaient la place, qui finissait par tomber sous les assauts ennemis.

À son réveil, elle convainquit ses amies que la table du bouton de rose compterait cent-quarante-quatre places, douze par pétale. Puis, en tant que comtesse, elle décida de faire construire des souterrains qui permettraient une fuite soudaine.

Dans les années qui suivirent, l’ordre grandit, une école se forma pour accueillir les nouvelles. Si l’on trouvait tous les profils parmi elles, les jeunes filles promises ou mal mariées, de part leur préférence envers les femmes, étaient les plus nombreuses.

Parmi celles, arrivées à Montbrumeux certaines n’étaient pas intéressées par la chevalerie. Elles rejoignaient le monastère ou se consacraient à l’artisanat. D’autres rejoignaient des maisons fortes, comme celle de Pétronille, devenue l’auberge des quatre vents, où elles étaient chargées de tenir les différents lieux, d’accueillir les chevaleresses en mission et d’assurer la liaison entre les provinces et Montbrumeux.

FIN de la première partie

1 Sur l’air des Demoiselles de Rochefort

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Haldur d'Hystrial ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0