Le ver est dans la pomme

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La vieille sorcière touillait avec précision dans son énorme chaudron. La spatule en bois qu’elle utilisait était tellement grande qu’elle devait la maintenir solidement de ses deux mains. Perchée au-dessus de son récipient au point que son long menton fripé vienne frôler le mélange marronnasse, ses lèvres sèches formaient des chiffres qu’elle énumérait dans sa tête. Le liquide pâteux en ébullition formait des bulles volumineuses à la croûte épaisse. L’une d’elle, un peu plus grosse que les autres s’approchait dangereusement du long nez crochu de la sorcière. Son film de liquide visqueux s’agrandissait à vue d’œil et risquait à tout moment de lui éclabousser au visage. Elle continuait de touiller sans y prêter attention jusqu’au moment où la bulle acide fût à un ongle de sa peau. Aussitôt, elle se dégonfla, comme effrayée d’approcher davantage.

- Kroâk ! Elle n’est pas passée loin celle-ci.

Deux corbeaux, perchés dans un coin de la pièce, jacassaient sans cesse. Ils trouvaient refuge dans ce cabanon depuis de longues années maintenant, profitant de la générosité de leur hôte qu’ils se plaisaient à moquer. Ni l’un ni l’autre ne se doutait que depuis tout ce temps, elle comprenait tout ce qu’ils se disaient.

Après un dernier coup de spatule, la sorcière s’arrêta nette dans son mélange. Elle reposa son instrument, dont le creux encore couvert de mixture siffla au contact du comptoir et se dirigea vers l’autre extrémité de la pièce. Elle semblait contente de son travail. Le feu sous la marmite s’arrêta de lui-même et l’ébullition cessa. Elle se mit à fouiller avec énergie dans un tas de vieux légumes et ingrédients divers aux mines tristes.

- Kroâckk. As-tu vu ? Elle a omis les tranches d’ail.

- Peut-être est-ce ce qu’elle cherche dans la paille ?

- Peut-être bien.

- Ou peut-être pas.

- Peut-être n’a-t-elle plus toute sa tête.

- Ou peut-être est-elle tout simplement bête.

Kroâckk.

La sorcière rondelette avait la moitié du corps entré dans une cagette. Pourtant celle-ci ne semblait pas profonde. Ses courtes jambes dodues gigotaient dans le vide alors qu’elle cherchait au fond.

- Poussons-là donc dans son panier, qu’elle ne puisse plus en sortir.

- Cela nous ferait bien rire.

- Oui, cela nous amuserait follement.

- Assurément.

- Mais attendons encore un peu. Nous ne voudrions pas qu’elle nous jette un sort.

- Non, nous ne le souhaiterions pas. Attendons donc le moment fort.

La vielle femme cherchait de plus en plus profondément. Seuls ses mollets dépassaient encore. Les yeux des corbeaux étaient rivés sur elle. Pleins de malice, ils étincelaient de plus en plus à mesure que le corps de la femme s’enfonçait dans le néant. L’un après l’autre, ils projetèrent leurs becs en avant et serrèrent leurs griffes sur la charpente, prêts à tout instant à lui foncer dessus.

Synchroniquement, alors que seules les chevilles de la vieille femme étaient encore visibles, les deux volatiles écartèrent leurs ailes et prirent leur élan, mais avant même qu’ils eurent le temps de prendre leur envol, elle sortait déjà de son trou.

  - Trop tard.

- Trop tard.

Kroâck

La vieille femme, à nouveau debout sur ses deux jambes, portait dans ses larges mains caleuses une pomme ratatinée et une larve asséchée. Elle affichait une expression ravie et retourna à son comptoir. Les corbeaux, intrigués par cette trouvaille, oublièrent aussitôt leur récente défaite et observaient, fascinés, les manipulations de la sorcière. Elle attrapa une pince en bois pour maintenir le bout de la queue de l’animal inerte et le trempa dans le contenu de la marmite. Après quelque temps, elle le ressortit, dégoulinant et attendit que le jus retombe.

- Que pense-t-elle bien obtenir de ce ver rabougri ?

- Peut-être veut-elle le ramener à la vie ?

- La folie la gagne, c’est certain.

- Profitons et observons son déclin.

Le ver à nouveau totalement sec, elle l’attrapa par la queue du bout des ongles, et retourna à son comptoir.

- Le ver est dans la pomme ! Cria-t-elle avec joie.

Elle frappa d’un coup net le carpocapse contre le fruit ratatiné et il reprit vie aussitôt. Totalement sec et avançant avec difficulté, mais bien vivant, il pénétra péniblement dans la pomme en laissant au passage des volutes de poussière derrière lui. Elle observa le fruit quelques instants, puis, satisfaite, attrapa un panier en osier et sorti guillerette de sa cabane.

- La voila partie pour un moment.

- Nous voici abandonnés sans amusement.

Kroâck

La pièce restait très vivante même en l’absence de la sorcière. Le tic tac d’une vieille pendule tapait doucement son rythme constant accompagné d’un début de pluie qui frappait contre la fenêtre. De petits nuages de vapeurs colorées se dégageaient de plusieurs bocaux posés sur les étagères. Des odeurs très variées émanaient de la multitude de produits et ingrédients éparpillés. Des instruments vibraient tout seuls de façon aléatoire et un petit feu aux flammes bleues brûlait en permanence en lévitation au-dessus d’un vieux meuble. Dans cette atmosphère tranquille et apaisante, les corbeaux finirent par fermer les yeux et s’endormirent profondément.

Les deux eurent le même rêve, plein d’asticots délicieux et de vers savoureux cachés dans des pommes juteuses. Et les deux furent réveillées en même temps par un roulement au sol, l’estomac vide et l’appétit féroce.

Lorsqu’ils rouvrirent les yeux, ils découvrirent la pomme ratatinée au sol.

- Kroâck. La pomme est tombée.

- Quelque chose a dû la pousser.

Kroâck

Ils prirent leur envol pour quitter leur perchoir et atterrirent devant le fruit immobile qu’ils fixèrent, intrigués.

  - Elle n’a plus le même aspect.

- Elle est plus grosse, j’en jurerais.

Le fruit, toujours noirâtre, avait fortement enflé. Un mouvement à peine perceptible eu lieu à l’intérieur. Il roula sur quelques centimètres supplémentaires. Les corbeaux s'approchèrent pour mieux y voir. Leurs yeux énormes en face du trou, ils eurent le temps d’y apercevoir une large surface blanche transparente avant qu’il ne roule à nouveau.

- Kroâack ! Aurais-je mal vu ou le ver a grossi ?

- Tu as vu juste, et il a blanchi.

Les corbeaux regardaient la pomme avec ruse et envie.

- Le ver est dans la pomme et dehors frappe une pluie battante.

- Nous ne pouvons sortir chasser et nos ventres sont dans l’attente.

Kroââack !

Sans plus de discussion, ils se jetèrent tels des voraces sur le fruit qu’ils défoncèrent en un coup de bec et mirent à découvert un énorme ver blanc-transparent, gigotant, bien plus volumineux que tous ceux qu’ils avaient dégusté dans leurs vies. Les deux bêtes frappèrent sans pitié dans la chair et s’arrachèrent des morceaux juteux du ver ressuscité qu’ils avalèrent langoureusement.

Malgré le volumineux repas, ils n’en firent qu’une bouchée. Une fois terminé, ils roulèrent à l’aide de leurs becs noirs les restes de la pomme sous le meuble le plus proche et, rassasiés, ils retournèrent à leur perchoir. En un rien de temps, les deux oiseaux s'endormirent le ventre plein.

À nouveau, ils eurent le même rêve. Une petite larve grossissant à mesure qu’on la plonge dans un liquide marronnasse. Les deux corbeaux faisaient face au carpocapse qui grandissait et grandissait jusqu’à prendre toute la place dans le cabanon. Tous petits devant cette immensité, leur gourmandise s’intensifia, si bien qu’il frappèrent dans l’animal pour le dévorer à nouveau en rêve. Sans qu’ils s’en aperçoivent, leurs corps endormis posés sur l’étagère gonflaient eux aussi à mesure qu’ils se goinfraient. La douleur de la peau qui s’étire et du poids à porter les réveilla.

- Kroâck, je me sens gras et las.

- J’ai enflé, que s’est-il donc passé ?

Kroâcck

Les volatiles tenaient difficilement sur leurs pattes fines. Leurs muscles peinaient à supporter un tel poids. Épuisés, ils se rendormirent et firent à nouveau le même rêve avec un ver géant et délicieux qui appelait à se faire déguster. A chaque fois, ils se goinfraient en rêve et découvraient un corps de plus en plus large à leur réveil.

- Kroâck, la vieille nous a ensorcelé.

- Oui, elle nous a bien bernés.

Le rêve revenait tous les jours dès l’instant qu’ils fermaient les yeux. Les deux corbeaux maugréaient sur la sorcière de les avoir piégés et durent malgré eux supporter la vue de ce délicieux repas sans jamais plus pouvoir y toucher.

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