Chapitre 1 (2/2)

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Luberth éclata de rire à ses mots. Il posa le pichet et s’appuya sur le bord du comptoir essayant tant bien que mal de se calmer. Il savait tout l'amour que Garance portait à certains fantômes et le simple fait de voir ses réactions les concernant le plongeait toujours dans une certaine hilarité.

Légèrement surpris, une partie des clients de l’établissement se tourna alors en direction du comptoir principal. Tous cherchaient à savoir ce qui avait bien pu provoquer cet éclat chez le tavernier. Mais leur curiosité se dissipa bien vite lorsqu'ils aperçurent Garance assise face à lui. Quel que fut le sujet, mieux valait pour eux de ne pas s'en mêler.

Garance les observa du coin de l’œil, l'air amusé. Elle avait l’habitude de ce genre de réaction. Depuis toujours, les mercenaires de la Légion, à laquelle elle appartenait, étaient loin de jouir de la meilleure des réputations auprès du commun des mortels. Une réputation principalement due aux rumeurs et aux vérités déformées colportées à leur sujet. Le fait qu’un grand nombre de ses mages soient aussi de fervents adeptes des écoles de magie noire n’améliorait en rien la situation. Et elle n’échappait en rien à cette tradition.

— Et bien, il semblerait que je sois la seule à ne pas trouver cela amusant, rétorqua la mage en direction du tavernier.

— Menteuse. Ils t’agacent mais tu ne rates jamais une occasion de les faire tourner en bourrique.

— Justement parce qu'ils m’agacent.

Le tavernier rit de nouveau. Entre temps, Garance avait fini son breuvage et posé le gobelet vide face à elle sur le comptoir. Luberth le récupéra tout en souriant avant de le plonger dans un second baquet, rempli d’eau savonneuse.

— Je comprends mieux pourquoi William a préféré s’occuper de vos parchemins en attente ce soir. On dirait bien qu’aucun autre de tes collègues n’ait eu envie de s'en charger.

Son sourire semblait s’étirer jusqu’aux oreilles.

— Et oui, à mon grand regret. Même Morga, souvent prête à m'aider, n'a pas hésité un seul instant à se défiler lorsque Père lui a expliqué en quoi le travail de ce soir consistait. Traîtresse, finit-elle par ajouter en souriant.

— Tiens, puisque l'on parle d'elle ! Tu sais où elle se trouve actuellement ?

— Je te l'ai dit tout à l'heure, elle est dans les souterrains avec Sérion.

— Oui, mais où précisément ?

— Dans le troisième sous-sol, quelque part au nord de la capitale, dans une zone sous les remparts, indiqua-t-elle vaguement de la main. Pourquoi veux-tu le savoir ? Tu as besoin que je lui transmette un message ?

— Par curiosité et oui, il y a bien un message.

— Je t'écoute.

— Si jamais tu viens à la croiser cette nuit, dis bien à mon ingrate de fille que son vieux père aimerait bien la voir plus souvent qu'une fois toutes les deux semaines. Et j'ai aussi un second message pour elle, de la part de ses frères et sœurs. Selon eux, un petit coup de main à la taverne ne serait pas non plus de refus, plaisanta-t-il.

— Ses frères et sœurs qui demandent de l'aide à la taverne ? Mais vous êtes déjà six... Quelle famille... Ce sera chose faite, dit-elle en riant à son tour.

— Bien... Quant à toi, je pense que tu ferais mieux d'y aller. Tu ne voudrais quand même pas forcer ces pauvres villageois à vivre dans la terreur une nuit de plus. Ce serait là bien cruel de ta part.

— Ah ! Nos amis villageois n'ont guère besoin de fantômes pour les faire trembler dans leur sommeil. De simples mots tels qu’ « impôts » ou « sécheresse » sont amplement suffisants. Mais enfin, qu'importe. Plus tôt j'aurai réglé cette histoire et plus tôt j'irai dormir.

Garance se leva du tabouret en bois puis chercha à sortir quelques pièces pour payer sa consommation de la soirée.

— Range-moi ça. Ce soir, c’est pour la maison.

— Euh… Très bien, comme tu veux. Merci, conclu-t-elle quelque peu platement. Et sur ces belles paroles, je vais y aller.

— Passe le bonsoir aux autres de notre part.

— Avec plaisir. Je n'y manquerai pas.

Elle fit un signe de la main auquel Luberth répondit d'un petit hochement de tête. Il récupéra le pichet qu’il venait de nettoyer et le remplit de vin avant de partir garnir les chopes à moitié vides de ses autres clients qui semblaient pour la plupart mourir de soif.

Garance le scruta pendant quelques instants. Elle sourit doucement. Morga avait un sacré paternel, c’était certain. À croire qu’il était incapable d’être de mauvaise humeur. Et s’il l’avait déjà été, elle n’en avait aucun souvenir. Luberth lui faisait parfois penser à son grand frère. Ils respiraient la bonne humeur en permanence. Avec un enthousiasme pareil, il était peu étonnant de voir William et le tavernier s’entendre si bien.

Elle réajusta son manteau de cuir noir, et s’assura par la suite que le baudrier qui tenait son épée était bien attaché. Elle se retourna ensuite et commença à marcher calmement vers la sortie. Mais arrivée à quelques mètres de la porte, elle entendit des éclats de voix provenant d'une des tables situées dans un recoin sombre de la taverne, juste à sa droite.

— Arrête donc espèce d’imbécile ! Elle a failli t'occire sur place la dernière fois !

Garance s’arrêta et tourna sa tête dans leur direction. Là, un être assurément alcoolisé s’avançait vers elle. La mage fit une grimace lorsqu'il sortit de la pénombre. L'ivrogne en question était un homme du nom de Vancel, ouvrier au port et habitué de la taverne. Issu d'une famille pieuse, et proche de la branche radicale du culte d'Aelleon, dieu de la lumière et de la vérité, l'ouvrier avait été élevé depuis l'enfance dans le mépris de la Légion et de la maison Mortis qui l'avait fondée. Ce n'était pas la première fois qu'elle avait affaire à lui. Vancel et d'autres de ses camarades lui avaient déjà posé des problèmes à deux ou trois reprises depuis le début du mois.

A croire que les Dieux eux-mêmes lui en voulaient ce soir-là.

Et déjà passablement remontée, elle doutait fortement que ce client ennuyeux ne sorte d'ici sans quelques bleus. Tout dépendrait entièrement de ce qu'il ferait et de la patience qu'il lui resterait. Il s’arrêta face à elle. L'homme, vêtu pauvrement, la toisait d'une bonne tête et demie. Il la fusilla du regard, un sourire mauvais sur ses lèvres.

— Mais quelle surprise ! Voilà une de ces sorcières dégénérées de la Légion. Tu vas occire quel innocent c'te fois-ci ? Meurtrière, cracha-t-il.

Garance étouffa un rire. S'il y avait bien un mot avec lequel elle n'associerait jamais les Beaumont, c'était « innocent ». « Pénible » et « agaçant » étaient des termes beaucoup plus pertinents selon elle. Mais loin d’être impressionnée, elle se contenta de croiser les bras. Elle haussa un sourcil et se mit à sourire.

— Dis-moi, Vancel le comique, et si au lieu de perdre ton temps à essayer de m’insulter, tu allais plutôt faire voir ton adorable petite gueule d’ange ailleurs ? Qu’est-ce que tu en dis ?

— C’que j’en dis, c’est que j’vais pas laisser un sac à merde de ton espèce faire sa loi plus longtemps. Toi et tes amis vous vous croyez toujours au-d’sus des autres, dit-il en sortant un couteau. Tu f’ras moins la maligne une fois qu’j’t’aurais écorché l’visage.

La salle se figea pendant quelques instants. Garance entendit des chuchotements s’élever du fond de la pièce. Une majeure partie des clients avaient les yeux braqués sur elle, curieux de la façon dont le Chevalier noir comptait réagir.

Garance soupira. Pourquoi fallait-il qu’elle tombe sur cet idiot ce soir ? Elle décroisa ses bras. Son visage pris un air plus sérieux, déterminé à se débarrasser vivement de l’importun. Il était hors de question qu’elle consacre plus de temps à cet ivrogne.

Vancel faisait montre de la même impatience. Fatigué par le manque de réaction de la jeune femme, il arma son bras, couteau en main. Mais, le corps imbibé d’alcool, son geste fut branlant. Il visa la tête de Garance qui esquiva aisément le coup. Dans la foulée, et d’un geste de la main, elle ouvrit en grand la porte de la taverne, située une dizaine de pas derrière son assaillant. Tout de suite après, elle arma à son tour son bras. Sa main droite s'enveloppa de fumerolles noires accentuées de lueurs violettes. En appui sur ses jambes, elle cogna du plat de sa main le plexus de l’homme. Elle se saisit en même temps du couteau en sa possession. Une onde de choc le propulsa en direction de l’entrée, et hors de la taverne. Le souffle coupé, il atterrit violemment sur le sol boueux de l’avenue principale de la basse-ville.

Garance se redressa et lâcha le couteau qui alla se planter dans le plancher. Elle soupira, dépitée par cette scène déplorable. Ses provocations devenaient tout de même lassantes. Elle se frotta les mains tout en se retournant un instant vers l’assistance. Les clients, qui jusque-là l’avaient fixé des yeux, l’ignorèrent une nouvelle fois et reprirent leurs discussions précédentes. La salle finit par retrouver son niveau sonore habituel. Levant les yeux au ciel, elle avança à nouveau vers la sortie.

Mais à deux pas de l'entrée, elle fut à nouveau interrompue dans sa marche. Deux hommes passèrent en direction de Vancel qu'elle avait éjecté quelques instants plus tôt. Garance les reconnut. Assis à la même table, ils avaient essayé de le raisonner, en vain. Accroupis à ses côtés, ils tentaient maintenant avec peine de le relever. Mais pour l'ouvrier ivre, cette tâche s'avérait compliquée, ébranlé qu'il était par l'alcool et le sortilège de Garance. Ses compagnons ne se firent pas prier pour le sermonner.

— Espèce d'imbécile. On t’avait bien dit qu’c’était pas une bonne idée. Mais t'en as fait qu'à ta tête comme d'habitude.

— Menacer un Ch'valier noir, et une Mortis en plus ! Mais quelle idée ! T'as vraiment envie d'mourir ou quoi ?

Ils parvinrent finalement à le mettre debout, bien que difficilement. Les deux hommes, soutenant leur ami sonné, commencèrent à s'éloigner pas à pas dans l'avenue. Se tournant vers Garance une dernière fois, ils se confondirent en excuses avant de disparaître au loin.

— Navré pour l'incident Garance ! Et merci de ne rien avoir démoli !

Luberth n'était pas intervenu sachant Garance pleinement capable de s'en sortir seule. Elle se retourna. Le tavernier servait un des marchands de la basse-ville.

— Aha, très drôle, lui répondit-elle en souriant. Bien, j'y vais cette fois. À la prochaine !

— Au plaisir, Garance !

La jeune femme fit un signe de la main tout en sortant de la taverne. Elle referma la porte derrière elle avec soin. Depuis son entrée, la pluie s'était transformée en une légère bruine. Garance inspira profondément. Un air froid emplit ses poumons. Elle expira puis couvrit sa tête de sa capuche.

— Allez ma grande, de la motivation.

À son tour, elle emprunta l'avenue en terre dans la direction opposée, vers l'entrée principale de la capitale, fermée à cette heure-ci. Plus haut dans la ville, Garance entendit le clocher du Sanctuaire des Trois sonner neuf heures tapantes. La flèche de son unique tour dominait de toute sa hauteur la cité aux côtés du château du roi, donnant un air solennel à l'ensemble de la haute-ville.

Elle détourna son regard au bout de quelques secondes et poursuivit sa route. Son trajet se déroula sous une pluie fine et dans un silence quasi-absolu.

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