Chapitre 13 (3/4)

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La dernière fois qu'un des siens avait eu le privilège de pouvoir déambuler dans ces sombres et majestueux couloirs, c'était il y a un peu plus de six siècles, et l'heureux élu n'avait été personne d'autre que son grand-père. Mais ces lieux, que cet homme avait chéri parmi tant d'autres, avaient fini par devenir son tombeau.

Valion s'arrêta au milieu de l'immense couloir qui menait aux catacombes. Depuis qu'il en était sorti, il avait déjà parcouru plus de quatre cents mètres, et se trouvait maintenant dans une ancienne rue marchande, bordées de larges arcades.

Il se rapprocha d'un des piliers et l'examina avec attention. La plupart des décors s'étaient effrités le temps passant mais il pouvait encore distinguer quelques frises relativement indemnes avec leurs nombreux végétaux aux lignes courbes et aux formes élégantes.

Valion posa délicatement sa main sur la pierre blanche de la colonne. Même avec les siècles passés, la magie continuait de parcourir la roche juste sous la surface. A chaque seconde, il la sentait pulser sous ses doigts tels les battements de son propre cœur. Il ferma les yeux et pria pour qu'elle ne s'estompe jamais. Il les rouvrit puis s'éloigna lentement des arcades avant de poursuivre son chemin.

Il y a plus de deux mille ans, cette cité avait porté le nom d'Aesgath et avait été une des plus puissantes cités ashéennes le long de la côte sud d'Alen. Aux côtés des antiques cités de Brina et de Vaelum, le pouvoir qu'elles avaient exercé sur la côte avait été important. Même s'il est vrai, qu'à cette époque, ces cités se trouvaient déjà être les vestiges de l'empire glorieux dont elles avaient un jour fait partie. Aesgath, Brina et Vaelum avaient été parmi les derniers bastions de sa civilisation en Alen.

Agrisa, tel était le nom que les humains et nains avaient donné à ces lieux peu de temps après qu'ils en chassèrent les derniers ashéens. Ceux qui parvinrent à fuir vivant de la cité, en empruntant des tunnels secrets, s'en allèrent au nord pour ne plus jamais revenir. Aucun des misérables présents sur ces terres ne sut ce qu'il advint d'eux. Aucun ne s'en soucia.

Après tout ce qu'il s'était passé, cette cité aurait dû demeurer un tombeau inviolé, un sanctuaire figé dans le temps, un mémorial pour pleurer ce qui avait un jour été. Mais au lieu de cela, Aesgath fut dépouillée de sa grandeur sans le moindre état d'âme. Savoir que des humains et d'autres viles créatures de ce monde salissaient ces couloirs de leur présence l'avait toujours profondément agacé. Et quelle ne fut pas sa joie lorsqu'il eut l'occasion d'en massacrer une poignée, aussi infime fut telle à ses yeux.

Mais, en vérité, ce sentiment n'était rien face à la colère qu'il ressentait depuis le jour où il avait appris, dans les recherches de son grand-père et de sa mère, ce qui grouillait peut-être au cœur de l'ancienne cité. Quelque chose d'encore plus méprisable que les autres insectes, avait osé souiller ce lieu de sa présence.

Valion soupira et, d'un regard vide, observa le sol quelques instants. L'allée qu'il empruntait était pavé de larges dalles tout aussi blanche que les murs et le plafond voûté. Bien que le temps en ait érodé les bords, le chemin était toujours praticable. Il emprunta plusieurs croisements, suivant inlassablement la source de ce qui l'avait perturbé en tout début de semaine. Il n'avait su sortir cet évènement de son esprit tant cela l'avait marqué.

Au bout d'une centaine de mètres, Valion trouva logé dans une petite alcôve isolée, attenante à la route, les restes de la statue d'un ange, un des nombreux messagers de leur Dieu et protecteur de leurs lieux saints. L’une de ses deux ailes encore intactes était dépliée de telle sorte qu'elles semblaient inviter ceux qui le croiserait à venir se blottir sous ses ailes. Vêtu d'une somptueuse armure et une lance à la main, il reposait sur un socle sur lequel se trouvaient gravés, bien qu’à moitié effacés, les mots suivants :


« Au nom de Notre Gloire dorée. »


Valion s'agenouilla et posa une main sur son cœur. Passer son chemin dans l'ignorance la plus totale aurait été un manque de respect qu'il ne voulait pas se permettre. Baissant humblement la tête, il prononça ces quelques mots :

— Divin Messager, puisses Ta Grâce et celle de notre Père m'accompagner jusqu'à la fin.

Pendant quelques secondes, il demeura ainsi, dans le silence.

Cette inscription lui rappela les dernières paroles de son grand-père. Celles qu'il prononça à sa mère juste avant son départ et qu'elle lui retransmit bien des années après, dès qu'il fut en âge de comprendre.


« Sois patiente, mon enfant. Un jour viendra où Il récompensera nos actes et ceux que nous avons sacrifié en Son nom. Et viendra peut-être le jour où j'incarnerais la main de Sa justice. Ce jour-là, promets-moi d'honorer ma mémoire avec un sourire plutôt qu'avec des larmes. »


Il avait appris tout ce qu'il savait de l'homme aux travers des nombreuses discussions qu'il eut avec sa mère et certains de ses mentors. Plusieurs mois après le départ de son aïeul, personne ne sut ce qu'il était advenu de lui. Sa pauvre mère en eut le cœur brisé et, pendant des décennies, elle travailla d'arrache-pied afin de connaître la vérité sur sa disparition. Comme le voulut la tradition, elle hérita de la suite de son œuvre et de ses recherches mais n’eut malheureusement jamais le temps de les mettre en application. Il y quinze ans, ses pairs lui ramenèrent son corps mutilé et à moitié dévoré par les charognards.

Il se releva et prit une profonde inspiration, tentant de réprimer la colère qui montait en réponse à se souvenir. Au plus profond de lui-même, Valion souhaitait ardemment deux choses, pouvoir achever l'œuvre entamée par son grand-père et partir en quête de la meurtrière de sa mère. La fin de ce voyage pourrait signifier un nouveau départ pour les siens. Il s'inclina une dernière fois devant la statue puis reprit sa route.

Malgré l'échec de son aïeul, et les moqueries qui avaient suivi, il était indéniable que quelque chose avait bel et bien changé en Athran. Une menace, lourde de sens et d'histoire pour eux, avait soudainement cessé, ou du moins, grandement diminué. C'est en partie avec la crainte de la voir reparaître qu'il se tenait en ces lieux aujourd'hui même. D'une certaine façon, il espérait réussir là où son grand-père et sa mère avaient failli.

S'il fallait que des centaines d'âmes périssent pour l’accomplissement de sa mission, il n'en avait que faire. Le jour où il se soucierait des vies des misérables à la surface n'était pas près d'arriver. Rien n'était assez précieux pour l’avènement de cette aube nouvelle. Valion n'avait pas le droit d'échouer. Comme nombre des siens, il désirait plus que tout au monde obtenir justice pour son peuple et pour sa famille. Pour les larmes et le sang que tous avaient versé.

Dans le silence, un nouveau son se fit entendre. Le bruit distinct des os qui claquent à la surface de la pierre. Au loin, dans les ténèbres, cinq squelettes en armure apparurent. Ils marchaient d'une même cadence, sûrs de leur destination, et croiseraient la route de celui qu'ils considéreraient comme un intrus, cela était certain.

Valion ne dit rien. Dégainant lentement son épée, il se contenta de sourire froidement.


*****


William maintenait fermement l'échelle en bois en place de sorte que sa sœur et Sérion puissent descendre sans risques. Une fois en bas, les trois amis se retrouvèrent face à l'entrée d'une ancienne galerie creusée à même la roche par les Grandes archives et située à l'arrière d'une bâtisse, à la jonction des deuxième et troisième sous-sols. Au bout du couloir, un petit escalier, lui aussi taillé dans la pierre, les mèneraient tout droit jusqu'au troisième.

— Et sinon, concernant les Noirelames ? demanda Garance, souhaitant reprendre la discussion qu'ils avaient entamé quelques minutes auparavant.

— Eh bien, avec l'histoire de Shaelo, les Noirelames auraient augmenté le nombre de leur patrouille dans le troisième. Il est donc possible que certaines nous soient hostiles.

— Je vois... C'est plutôt fâcheux... Bon... (Elle soupira.) Dans tous les cas, nous avons au moins l'avantage du terrain, à défaut de celui du nombre. Et vu que tu mentionnes l'autre garce... Walther t'a dit ce qu'il en avait fait ?

— Après que Galbali ait altéré sa mémoire, il est allé l'abandonner dans un couloir à la frontière du deuxième et troisième, pas très loin du port.

— Il ne devrait pas tarder à la retrouver donc, si ce n'est pas déjà le cas.

— En effet.

— Nous voilà dans le troisième, dit finalement William. Silence, maintenant.

L'escalier les avait menés au cœur d'une riche habitation au milieu de laquelle se trouvait une sorte de patio. Les bassins qui cerclaient la petite place étaient entièrement vides.

Le trio longea prudemment les murs en direction de l'entrée de la demeure. La porte avait disparu depuis longtemps, aussi, redoublèrent-ils de prudence de sorte à ne pas se faire prendre. William examina l'avenue. Celle-ci était vide. D'un geste de la main, il intima au reste du groupe de le suivre. Ils atteignirent vite l'habitation qui faisait face à celle qu'ils venaient de quitter.

Le trio s'enfonça dans la demeure et atteignit une pièce à l'écart du couloir principal. Là, un des murs avait été détruit permettant aux visiteurs d'accéder rapidement à d'autres maisons sans avoir à emprunter les avenues et galeries principales du troisième sous-sol. A l'époque où ces ouvertures avaient été faites par les Grandes archives, les couloirs regorgeaient encore de squelettes. Le groupe avança prudemment entre les anciennes habitations où de nombreux passages avaient été occulté par des murs illusoires.

Le trajet se trouva plus long que s'ils étaient passés par les axes principaux mais au moins, cela leur permit d'éviter les Noirelames. Ils ne savaient pas comment ces derniers réagiraient s'ils venaient à les croiser.

Arrivés à mi-chemin de leur parcours, ils durent sortir des maisons et emprunter les ruelles. C'était à partir de là qu'ils devaient se montrer beaucoup plus prudent. Plus ils avançaient et plus les larges avenues se resserraient. Au bout de plusieurs minutes, ils arrivèrent au croisement qu'ils recherchaient. Il était large, de forme circulaire et desservait une demi-douzaine de passages. La galerie que le groupe souhaitait emprunter se trouvait de l'autre côté, juste en face.

Garance en tête, le trio avançait lentement mais à l'instant où la jeune femme allait s'engager dans la petite place, Sérion la saisit par le col de son manteau et l'empêcha de poursuivre sa route. William s'arrêta aussi. D'un geste de la main, Sérion leur demanda de rester silencieux puis de le suivre.

Les ruelles menaient toutes à des habitations et une entrée se trouvait seulement à quelques pas du groupe. L'elfe les dirigea à l'intérieur. Ils s'accroupirent non loin de l'ouverture, dans l'ombre des lieux. D'un claquement de doigts, William fit disparaître les petites boules de feu qui flottaient autour de lui. Il les réinvoquerait plus tard.

Au bout d'une vingtaine de secondes, de la lumière et des voix s'élevèrent du fond d'un des passages. Grâce à la finesse de son ouïe, Sérion les avait remarqués à temps. Dans l'ombre, Garance se risqua à sortir la tête au-delà de l'embrasure de la porte. William attendit tandis que Sérion fermait les yeux pour se concentrer sur les sons.

Une trentaine de mètres plus loin, les ombres de quatre personnes commencèrent à apparaître. Les sons étaient désormais beaucoup plus audibles pour Garance et William. Ils n'eurent pas grand mal à saisir la conversation.

— Putain, mais quelle plaie. Je devrais être en train de pioncer et me voilà dans ce foutu tombeau.

— Arrête donc de t'plaindre. On est tous dans la même galère, j'te signale.

Le groupe aux torches pénétra dans la petite place. A la vue de leur accoutrement, Garance songea immédiatement aux contrebandiers. Elle recula sa tête et préféra attendre d'en entendre plus de leur conversation pour se prononcer définitivement sur ce point.

— Et tout ça parce que l'autre grognasse a désobéi aux ordres du chef.

— Si elle était restée sagement dans son coin, personne s'rait mort.

— C'est bien pour ça que j'dis qui faut jamais les laisser aux commandes ces bonnes femmes. A part prendre des décisions à la noix, elles font jamais rien d'bon.

— J'espère qu'on croisera pas une de ses saletés de mort. J'ai eu ma dose de macchabées pour la journée, immobile ou pas.

— Ouais, bah si on en croise, tu f'ras comme toutes les aut' fois. Tu partiras en courant et en hurlant comme une fillette.

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