15. Gaella

16 minutes de lecture

« Père ?

— Assieds-toi. »

Gaella obéit et se glissa sur l’inconfortable fauteuil d’ébène installé face au bureau de son père. Julian leva l’œil de son journal et le plia d’un geste rude. Sa fille jeta un coup d’œil furtif à la couverture.

« Le Fils Prodige, de retour. »

Le Comte, vautré dans son fauteuil de cuir, les mains croisées, l’agacement palpable dans l’unique prunelle d’émeraude, faisait danser ses doigts sur l’accoudoir. Le maigre faisceau de lumière qui s’échappait des rideaux lui donnait l’air d’un tigre au repos, buriné et ronchon mais prêt à s’enrager à tout instant.

Gaella se redressa sur son siège.

« Les nouvelles vont vite.

— Trop vite même, malheureusement. Mauvais moment pour de telles histoires.

— Y a-t-il un bon moment pour de telles histoires ?

— Il y en a des meilleurs. » Julian se renfrogna, secoua le col roulé de son chandail noir. « Le fils prodige, lit-il. Ces bâtards sont sans vergogne. Prêts à tout pour écouler leur torchon. Sais-tu avec quoi ils enchaînent ? » Gaella secoua la tête. « Écoute donc : nos chers dirigeants ont versé beaucoup de larmes mais la mort de notre chère et tendre Ariane est rapidement devenue le cadet de leurs soucis. D’abord un tir, un mouvement de panique, une Mère ennuyée par la monotonie du cortège est venue déranger une cérémonie Ô combien morne autrement. Bien-sûr, n’oublions pas le clou du spectacle, l’avènement de celui que tous auraient voulu oublier. Car oui, nul ne l’attendait et pourtant… C’est bien le Paria en personne, ce maudit Seth Venator que l’on a retrouvé bla-bla-bla et ils continuent à cracher leur venin. »

D’un geste hargneux, Julian jeta le journal de côté. Un amas d’enveloppes décachetées jonchait son secrétaire d’acajou, entre les tasses de café et les infusions de l’Éveillée. Manifestement, le Comte n’avait pas fermé l’œil de la nuit.

« Tu vois ça ? » lança-t-il à sa fille. Il brandit une missive frappée du sceau bleu des Prêtresses de Berenessa. « L’Ordre veut que je leur envoie sa tête. Et ça là. » Il désigna un papyrus verdâtre. « Ce bâtard d’Arman Sator me reproche d’avoir laissé un criminel entrer dans l’enceinte de la capitale. Comme si les Libéraux pouvaient se permettre de me donner des leçons. Et tout ça là, c’est la même chose. Des reproches, des cris de désespoir, des demandes d’exécution publique… Avec des cordialement et des conditionnels pour diluer le propos et des critiques à peine voilées pour me les briser.

— Et que comptez-vous faire ? Pour Seth. »

Gaella s’efforça de demeurer impassible pendant la pause que marqua Julian avant de répondre.

« Le nécessaire. » Il ignorait sans doute que sa fille savait pour l’évasion. « Mais ce n’est pas la question. Je t’ai convoquée pour une raison bien précise, petite. Quelle est telle à ton avis ? »

Gaella ressassa ses dernières actions, ses dernières paroles, même ses pensées les plus secrètes ; au cas où son père avait développé, à son insu, des pouvoirs télépathiques. Elle n’avait rien fait qui puisse le contrarier. Rien, à part…

Son cœur s’arrêta.

Il savait pour sa rencontre avec Seth. Il savait pour son enquête sur Ariane. Il savait tout. La jeune femme s’efforça de se calmer. Ne rien laisser paraître, voilà ce qu’elle devait faire. Au pire, elle pouvait bien inventer une ligne de défense, des menaces proférées voire un fusil braqué sur sa tempe. C’était Seth le coupable, après tout. Pas elle.

« J’avoue ne pas savoir, minauda-t-elle sur un ton détaché. Ce n’est pas grave, j’espère.

— Ça concerne Ariane.

— Vous l’avez retrouvée ? »

Gaella se mordit la langue. L’espace d’un bref instant, un court moment de rien du tout, les sourcils de son père s’étaient froncés.

« Je n’ai aucun nécromancien à mon service, jusqu’à preuve du contraire », plaisanta Julian. Il n’insista pas. « En réalité, ça concerne la mort de ta sœur. Tu n’es pas sans savoir que je voulais faire d’elle ma successeuse.

— Je l’ignorais.

— De toute façon, ce n’est évidemment plus d’actualité. Ariane est morte. Seth est un paria doublé d’une raclure sans morale. Kaeleb n’a ni la volonté ni les épaules de reprendre le flambeau. Ce qui nous laisse…

— Moi. »

Gaella écarquilla les yeux. Les doigts qu’elle roulait nerveusement sur la table cessèrent leur danse.

« Oui. Ada croit que j’ai tort de me fier à toi. Elle te trouve trop fantoche, trop imprévisible. Mais, je suis prêt à te laisser ta chance. J’espère ne pas me tromper à ton sujet.

— Je ne vous décevrai pas, Père. »

Grande Générale de l’Araphis, dirigeante suprême de l’un des derniers bastions indépendants d’Aralan : un tel pouvoir la hisserait au rang de femme la plus puissante du continent, du monde, peut-être. Elle n’y avait jamais songé, ne l’avait jamais espéré. Même dans ses rêves d’enfant, cette perspective lui avait semblé hors d’atteinte.

Désormais, elle était à sa portée. Gaella se sentait pousser des ailes d’acier. Elle se voyait aussi haute qu’une géante. Plus besoin de bras mécanique désormais, elle les surplomberait tous de sa grandeur personnelle.

« Nous verrons, petite. » Le Cobra Borgne becqua son café froid. « Nous verrons. »

Julian la déposa au sud de la ville, aux portes du quartier des Murmures. En sa qualité de Secrétaire Générale du gouvernement, Sheeva y opérait depuis une chapelle désaffectée, donnant sur la baie.

Sur le chemin, Julian confia à sa fille que cet ersatz d’église avait longtemps été exploité par un vieux prêtre véreux, à la coupe des Karsenn et de leur mafia. Frère Carror, de son nom, y aurait séquestré des dizaines de fidèles dans ses confessionnaux miteux avant de revendre leurs organes au plus offrant.

« J’ai songé à raser ce tas de pisse, pesta Julian en poussant les portes de bronze. Ma sœur a martelé qu’on pouvait en faire quelque-chose de décent. »

Elle avait vu juste. En entrant, Gaella sentit sa mâchoire se décrocher.

Là où les stalles se trouvaient autrefois, se succédaient des rangées de bureaux et d’archives que griffonnaient une armée d’avocats chapeautés. Au centre, sous la statue de la Déesse, l’autel n’était plus qu’un secrétaire de bois poli, juché de piles de contrats plus hautes encore que les piliers de marbre soutenant le dôme décoré d’une fresque vétuste.

Jambes croisées sur la seule parcelle ordonnée de son bureau, Sheeva chiquait une poignée de tabac frais quand Julian s’éclaircit la gorge.

« As-tu une seconde pour éduquer ta nièce, petite sœur ? »

Manifestement, elle avait plus d’une heure. Sans émotion aucune, Sheeva montra ainsi à Gaella comment rédiger un communiqué, comment le parfaire, le vérifier, le parafer, le relire, le signer, le cacheter, et, finalement, le diffuser. À ses côtés, elle se fraya un chemin parmi le labyrinthe de dossiers et fit s’écrouler une pile qu’elle réarrangea à la va-vite. Elle lui expliqua aussi des rudiments de droits, lui pointa une collection de gazettes du monde entier stockée dans un confessionnal, lui indiqua que les sous-sols renfermaient les secrets d’État, les voûtes les secrets des États des autres et que les traces d’affaires particulièrement cocasses avaient été emmurées sous des blocs de grès. Sheeva ne se rappelait plus où exactement. Du moins, c’est ce qu’elle disait.

« Vous pensez possible de rédiger un communiqué sur la mort d’Ariane ? proposa finalement Gaella alors que leur échange touchait à sa fin. De manière à calmer le jeu… »

Les traits de Sheeva se raidirent. Le grain de beauté qui saillait au coin de la lèvre s’élargit dangereusement.

« Je m’en occupe dans les plus brefs délais. »

Sur ce, Sheeva ferma les portes de bronze sur sa nièce, plus perplexe que jamais.

Après le Secrétariat Général, vint le tour des geôles de l’Hôtel de Telvah. Reconvertie par les Communistes en fief militaire après la guerre, la demeure ancestrale des rois et princes Estyr s’étalait derrière une muraille trouée par les impacts d’obus. Julian avait réaménagé la plupart des tours de garde en appartements. Seul le donjon demeurait intact. Il y régnait une telle moiteur que même les mouches s’affaissaient, avant de s’effondrer dans les immenses toiles d’araignées plus démesurées encore.

Maria-Luisa les attendait au fond d’un couloir humide, un trousseau de clés rouillées entre les mains.

« Les femmes qui ont brandi la banderole sur le pont Lyndra sont derrière cette porte, récita la Capitaine. Carys, Serys et Morane elles s’appellent. Une fille de boucher, une bibliothécaire et une marchande de thons. On ignore si elles étaient de mèche avec la tireuse ou avec les Mères. Deux des trois ont des enfants mais elles sont trop jeunes pour appartenir au mouvement d’après moi. Les armures qu’elles portaient étaient en ferraille rembourrée avec de la paille et… » Elle soupira. « J’ai rarement vu des pestes aussi connes.

— Luisa ! gronda le Cobra Borgne.

— Je t’assure, Julian. Elles ont été payées ou manipulées par plus rusées qu’elles. On leur a fait écrire à chacune la phrase « vérité, vérité, vous l’avez tuée » et deux d’entre elles ont oublié le e. La bibliothécaire, la Serys, est la seule qui sait aligner deux mots sans hurler.

— Je peux les voir ? » risqua Gaella.

Maria-Luisa demanda l’aval de son frère d’un regard. Quand il le lui donna, elle fit tinter une clé en la plongeant dans la serrure.

« À ta guise, petite. »

Gaella s’attendait à voir trois femmes enchainées, leurs pieds sous une table d’interrogatoire. Elle s’attendait à voir une lueur, une gamelle, de quoi boire et s’éclairer.

Elle trouva les ténèbres et un mur, terne et maculé de tâches brunies. Trois silhouettes en haillons y étaient accrochées, leurs poings et poignets menottés d’acier rouillé. Plaqués au mur, les corps formait une croix raide qui n’autorisait aucun relâchement des muscles. Une des femmes avait les yeux grands ouverts et ne regardait rien. Une autre émettait un son guttural, une lamentation horrible dont l’intensité augmentait à l’approche de Gaella.

Seule la dernière avait l’air en vie. Sa mâchoire crispée dévoilait un trou dans ses lèvres, une masse sombre comme une dent cassée. Son torse s’élevait et s’abaissait au rythme de sa respiration saccadée. Gaella aussi respirait fort : regard de la femme était posé sur elle ; un regard affreux, fou, jauni par la détresse et rougi par la fureur.

Gaella n’eut pas le temps de protester. Il y eut un bruit, imperceptible, puis une sensation, dégoutante qui la fit tituber vers la porte, la main sur l’œil. Une trainée visqueuse dégoulinait sur ses cils. Elle ne voyait plus rien. La femme lui avait craché à la figure.

Trop occupée à se débarbouiller, Gaella ne prêta pas attention aux hurlements de son assaillante.

« Inutile de les garder ici plus longtemps, décréta Maria-Luisa en se massant le poing. Elles ne changeront pas de version. Elles disent avoir été invitées à entrer, qu’elles n’ont rien cassé du tout mais que leur protestation était de leur propre initiative. »

Ces propos ne l’empêchèrent pas de verrouiller la porte blindée dans son dos.

Julian se tourna vers sa fille. Il ne l’avait pas réconfortée, ni même aidée à se corriger. Raide et froid, il la passait au crible sans ciller.

« Un avis, petite ? »

Gaella releva la tête. Elle voyait mieux à présent mais l’image de la morve ensanglantée sur ses prunelles lui tordit le cœur. Les larmes montaient, la douleur revenait.

« Je…, dit-elle en recouvrant son calme. Je pense qu’elles ne méritent pas de croupir ici. Elles ne voulaient que la vérité sur la mort d’Ariane. Elles l’auront avec le communiqué. Les garder ici c’est avouer qu’on craint les mots qu’elles prononcent. » Elle reprit sa respiration avant de poursuivre. « Et comme l’a dit Maria-Luisa, elles ne sont que des pionnes. Quelqu’un doit tirer les ficelles. Comment ont-elles accédé au Pont de Lyndra ? Qui est le propriétaire ? »

Julian convoqua l’intéressée dans ses appartements. Gaella se sentait plus à l’aise ici. L’endroit, bien que simplement décoré, la confortait dans son pouvoir avec son damier bicolore, ses peaux de bête et son trône de cuir.

« Pour notre bien à tous les deux, dit Julian, je vais conduire l’interrogatoire. »

Adossée contre la fenêtre donnant sur le balcon, Gaella comprit en voyant deux femmes escorter la propriétaire du Pont Lyndra et l’asseoir sur le fauteuil, devant Julian.

Gaella avait déjà rencontré Elyse Sinë, une ou deux fois. C’était une ancienne architecte de renom, la même qui avait dessiné l’Avenue principale pour les ministres d’un des rois Estyr, quatre-vingts ans plus tôt. Royaliste convaincue, la veuve n’avait pas été radié comme ceux qui partageait ses idéaux. Julian l’avait jugée trop vieille pour mourir en prison, trop voutée pour présenter son cou au bourreau, trop osseuse pour bien brûler sur un bûcher. Il l’avait laissée poursuivre sa vie ; vie qui se résumait à manger des petits fours en soirée et à appâter des enfants avec des confiseries pour les maquiller en chat.

L’entretien s’éternisa. Les caméristes de Sinë devaient lui souffler toutes les questions à l’oreille pour que leur maîtresse daigne répondre avec une boutade sarcastique ou une longue histoire impliquant félins, manoirs à colonnades et Tyrahid Estyr IIIème du nom.

Elle mit deux longues heures à admettre à demi-mot qu’elle avait trouvé chez elle une fenêtre cassé et les chaînes des portes menant au pont complètement cassées. Les trois femmes étaient donc entrées par effraction.

La vieille repartie, le Cobra Borgne interrogea sa fille sur son avis. Elle haussa les épaules, incapable de se souvenir de la moindre information intéressante dans le discours de la Sinë. Tout au long de l’après-midi, Julian avait gardé le même calme froid, le même air détaché. Gaella, elle, avait le sentiment que son âme et ses rêves l’avaient déserté. Elle avait peur, elle appréhendait cette existence. Jamais de sa vie, elle n’avait été aussi stimulée par autant de détails. Sheeva, Maria-Luisa, Julian… Tout leur était si naturel. Gaella n’était pas de leur trempe. Les communiqués l’ennuyaient, les prisons lui glaçaient le sang et les vieilles architectes lui donnaient la nausée.

Julian dut remarquer la mine déconfite de sa fille.

« Ce n’était qu’un avant-goût de ce qui t’attend, tu le sais ça, petite ? »

Gaella baissa les yeux.

« Je… Je ne suis pas prête.

— Qu’importe, tu devras bien l’être un jour. Tu crois que Meredys l’était quand elle a épousé son Roymar de mari et qu’il lui a laissé le duché entre les mains pour entreprendre son stupide pèlerinage ?

— Je ne sais pas. »

Gaella voulait disparaître. Ce pouvoir, elle n’en voulait plus. Assez. Une journée lui avait suffi. Elle irait au bal de la duchesse, elle se pavanerait, elle danserait, puis elle rentrerait. Elle ferait comme Adalyn, la mère oisive, la peintre sans talent qui vit au crochet de génies plus méritant qu’elle.

« En tout cas, tu lui as fait bonne impression, grommela Julian.

— Vraiment ? »

Gaella n’en croyait pas ses oreilles.

« Oui, confirma Julian. Elle a même de grands projets pour toi, tu sais.

— Un mariage ? »

C’était évident. Pourquoi lui présenter Sebastan, sinon ? Gaella avait bien réfléchi en relisant son invitation le matin même : l’idée ne la séduisait pas. Dix-huit ans… Elle avait encore tant de choses à expérimenter et, bien-sûr, il y avait Darhgo. « Je serai ton amant », avait-il ironisé lorsque Gaella lui avait fait part de ses théories. Lui qui était déjà si angoissé à l’idée d’être surpris par Julian ne risquerait jamais de faire accuser sa belle d’adultère.

« Avec son fils ? » demanda Gaella.

Julian acquiesça.

« Elle te veut dans sa famille. Je pense que ce serait une bonne idée. Nous sommes coincés entre deux fronts que tout oppose et nous ne pouvons plus jouer à l’autruche. L’Est ou l’Empire, nous devons choisir et comme l’Alliance Tricéphale n’a jamais été notre amie, autant nous tourner vers les Impériaux. Meredys est la demi-sœur de l’Empereur. Elle ferait une alliée puissante. Surtout que nous avons des problèmes plus pressants à régler.

— Seth ? » risqua Gaella.

Le regard que lui offrit Julian fut des plus glaçants.

« Je croyais t’avoir dit quelque-chose à son propos, petite. Non, je te parle d’un vrai problème. Selon toi combien ont coûté les funérailles de ta sœur ? »

Je l’ignore. Un million ?

— Un peu plus. Sais-tu combien nous avons déboursé de notre poche ?

— La moitié, peut-être.

— Rien et tant mieux, nous n’aurions pas eu les moyens de payer le moindre billet. »

La nouvelle lui fit l’effet d’un coup de poing. Comment était-ce possible ? Les Venator possédait la moitié des mines d’orfèvrerie, de charbon, des puits de pétrole à foison…

« Je pensais que l’or n’était plus un problème depuis le Soubresaut d’Arrogance…

— C’est ce que dit la propagande, oui. En réalité, posséder les mines des gros propriétaires me fait une belle jambe ! Le commerce est au point mort, nos cultures ne suffisent pas à nourrir tout l’Araphis. Il ne nous reste que quelques millions, je te le dis. Les Impériaux ne nous achètent pratiquement plus rien, Qu’Oth non plus. Nous ne pouvons pas emprunter, sans quoi nos ennemis comprendraient que nous sommes vulnérables et qu’ils peuvent attaquer. Cela fait des années que la population ne paie plus de taxes et il serait suicidaire d’en implanter maintenant ; les pauvres sont trop pauvres pour en payer, les riches trop dangereux pour s’y plier... Nous n’avons plus le choix si nous voulons rester à flot, il nous faut...

— Le mariage…

— Le mariage, oui… Sebastan Incarnat est le choix idéal. »

Sur ce, il se leva et ouvrit la fenêtre qui donnait sur son balcon. Les appartements de Julian se situaient au sommet du point culminant de l’Hôtel de Telvah. La cité d’Ophis s’étendait à ses pieds, de la tour de Jade au port, en passant par les favelas du quartier Ylast Syralzar et les maisons colorées des rues principales.

« Viens t’asseoir », ordonna-t-il à sa fille en lui pointant la rambarde. Gaella s’exécuta. Après avoir relevé sa robe de velours vert, elle enjamba le garde-fou et agita ses jambes au-dessus du vide que longeait la façade noire de l’Hôtel. « Tu entends ? »

Gaella tendit l’oreille. Au loin, la vie de la criée s’animait : les cloches tintaient, les hommes criaient, les commerçants marchandaient. Le long de l’avenue Esten Telvah qui ruisselait jusqu’au pied de la tour de Jade, le marché hebdomadaire bordait les rues et les trottoirs à l’ombre des palmiers, des orangers et des peupliers. À l’horizon, les usines marines crissaient en gueulant leurs nuages de fumée, tandis qu’à l’est, les chemins de fer grondaient parmi les chantiers.

« Qu’entends-tu ? lui souffla Julian à l’oreille.

— La vie ?

— La paix. Quelque chose qu’Ophis n’a que rarement connu. Il y a trente-cinq ans, quand le gouvernement du Prince Estyr a été assez idiot pour déclarer la guerre à l’Empire et à l’Est en même temps, tout ce que tu pouvais entendre ici étaient le fracas des destriers, les cris de famine et les supplications de la marmaille. Là-bas. » Il pointa le pied de la tour de Jade. « Étaient dressées des bûchers. Les prétendus traîtres cuisaient au nom de la Déesse qui n’avait rien demandé. J’y ai vu des amis, des rivaux, des frères, des sœurs y partir en cendres. De l’autre côté, ici. » Il désigna un immeuble hérissé de gargouilles et de flèches. « C’était un centre de réajustement… ou plutôt un bagne pour les antiroyalistes qu’ils soient libéraux ou communistes, voire même pour les pauvres soldats qui revenaient de la guerre traumatisés et dégoutés par leur nation. »

Julian caressa la face droite de son visage. Les cicatrices brunes et rouges et violacées y juraient avec son teint de cuivre et, au centre, reluisait l’onyx noire. Il parle de lui, devina Gaella. Son père ne lui parlait jamais de sa jeunesse. Pourtant, en cet instant, elle crut pouvoir le retrouver, aussi longtemps qu’elle lorgnait le bon côté de son visage. Sans les cicatrices, son père semblait avoir résisté au passage du temps.

« Estyr est mort, le rassura Gaella.

— Et ? Tu crois que ce que l’on a gagné est mieux ? Mes amis et moi avions un rêve fondé sur ce livre d’Andres Calyque. Une société sans classes. La moitié d’entre nous est devenu folle, l’autre moitié s’est réveillée. Ils étaient tous si aveuglés par l’idée de base qu’ils n’avaient aucune idée de comment la mettre en œuvre. Ils pensaient pouvoir changer les règles immuables de notre monde, sans songer qu’il fallait, en réalité, nous les approprier. Moi seul ai gardé la tête froide mais je n’ai pas réussi pour autant. L’ouest d’Araphis est au bord de l’insurrection, les nobles n’attendent que de récupérer leur putain de biens et une guerre s’annonce entre l’Empire au nord et l’Alliance Tricéphale à l’Est. Combien de temps avant que l’un ou l’autre camp ne décide qu’il aurait bien besoin de nos métaux, de nos ressources et de nos gens, après tout. Il y a toujours des classes, nous avons toujours des ennemis. Et trente ans après le grand incendie, Ophis est prête à s’embraser à nouveau. »

Il se pencha sur sa fille. Elle se sentit crouler sous le fardeau qui lui incombait. Les yeux rivés sur l’horizon, elle ne parvint même pas à tourner la tête vers son père.

« Cette paix que tu entends, petite, ne va pas durer. Je peux le sentir. Une guerre approche et tout le monde sait qui elle va opposer. Araphis a plus que jamais besoin d’un pouvoir fort, autoritaire et éclairé. Maria-Luisa est le premier, je suis le second, Sheeva est la troisième. J’ai besoin que tu sois les trois. Ton pays et ses vingt millions d’habitants en ont besoin.

— Je ne sais pas si j’en suis capable », bredouilla Gaella en fixant un étal sur le marché. Un enfant y vendait de l’espadon. Un orphelin ? Un fils ? Un voleur ? La jeune femme l’ignorait. Il était seul et perdu mais débrouillard. Seule et perdue, elle l’était mais débrouillarde ? Elle sentait le regard de Julian la détailler, la décrypter, le cribler de jugements.

« Ce n’est pas une question de capacité, c’est une question de devoir, petite. Les parents doivent prendre soin de leurs enfants, le fermier doit labourer la terre, le rebelle doit s’élever contre les injustices. Toi, tu es la fille de l’homme le plus puissant du sud et tu dois lui faire suite. Tu ne le veux peut-être pas, tu ne te sens peut-être pas capable et alors ? Il s’agit d’une règle inébranlable de notre monde, de ton monde. Et que fait-on des règles inébranlables, petite ? »

Gaella déglutit et tourna la tête.

« On se les approprie. »

Les lèvres striées de cicatrices devinrent un sourire.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Romain G ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0