26. Gaella

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« Pardonnez-moi, Ma Sœur, car j’ai fauté. »

Une larme roula sur le foulard bleu et vaporeux. Un frisson tortura sa peau nue, trempée de sueur. Les ongles de ses doigts tremblants étaient fichés dans le bois du banc lézardé.

« Vous avez fauté, Ma Sœur ? »

La voix calme s’était élevée de l’autre côté du rideau.

« Oui. » Une mouche se posa sur ses lèvres. Gaella ne s’attela même pas à la chasser. « J’ai fauté ici même. Et la Déesse…

— La Mère de Toute Chose, rétorqua la voix posée et cinglante.

— Et Mère de Toute Chose m’a punie pour cela.

— La Mère ne punie pas, elle n’est pas rancunière. Son Ordre est un ordre de bienveillance et d’écoute. Le pardon est la seule voie qu’elle trace. Perihite, maudit soit son nom, est l’engeance de la vengeance, cet acte frivole. Vous, Ma Sœur, êtes la seule qui vous punissez par vos frayeurs. Dites-moi. Quelle était sa faute qui vous hante ? »

Gaella entrouvrit les lèvres sans qu’aucun son ne les traverse. La mouche téméraire s’aventura sur ses incisives. La jeune femme sentait ses pattes fines et crasseuses lui chatouiller la langue.

« Ma Sœur ? fit la voix.

— Je… Ma sœur a disparu. Personne ne sait où ni pourquoi. Certains la cherchent mais moi je ne veux pas qu’on la retrouve. Je la veux loin de moi.

— Pourquoi cela, Ma Sœur ? »

Gaella se frottait nerveusement les mains.

« Elle a toujours tout eu. Elle pouvait tout faire, tout envoyer chier. Elle a eu des relations peu fréquentables, elle a blasphémé par ses rapports sexuels et amoureux. Elle n’a pas partagé la couche de son époux le soir de ses fiançailles, elle a divorcé. Elle avait tout, peu importe ce qu’elle faisait. Et moi… Je n’avais rien. Rien que les pots cassés. Et Darhgo. C’est tout ce que j’ai. Le seul homme qui ne s’est jamais intéressé davantage à moi qu’à elle. »

Elle s’étrangla.

« La seule personne tout court, en réalité. Personne ne m’aimait, malgré tous mes efforts pour être la petite fille idéale, alors qu’elle… Eh bien. J’imagine que j’aurais dû naître sous sa bonne étoile. Ou bien être trompée par mon époux, désertée par mon frère aimé, comme elle. J’aurais dû être malheureuse, mal aimée. J’aurais dû faire semblant d’effectuer des missions diplomatiques, j’aurais dû faire de la charité… Je ne sais pas ce que j’aurais dû faire. J’aurais dû ne pas exister, peut-être. Avec elle, j’étais redondante. Sauf… sauf maintenant qu’elle n’est plus là. Maintenant, les regards sont tournés vers moi. Et j’aime ça. Enfin, je crois. »

Elle n’était plus sûre, à présent.

« Très bien, Ma Sœur…

— Je n’ai pas terminé, interrompit Gaella. Il… Il n’y a pas que cela. J’ai blasphémé, à mon tour. Ici même. Je crois… Je crois que je l’ai fait pour attirer l’attention. Pour l’excitation coupable. Pour les regards des autres, les murmures que cela susciterait.

— Vous n’êtes point la première, Ma Sœur…

— Je me suis fait prendre par mon capitaine de garde sur ce banc même. Il a joui en moi. Moi aussi, j’ai joui. J’aurais voulu qu’il continue, qu’il pénètre jusqu’au crépuscule puis jusqu’à l’aube. J’ai soupiré et gémi et profité. C’était un doux moment. Pendant ce temps, on inhumait une femme que je croyais être ma sœur. »

Il y eu silence. Un silence étrange que même les mouches respectèrent. Gaella n’entendait plus les vibrations de son cœur. Elle n’entendait plus rien.

« Quand cela a-t-il eu lieu ? interrogea la voix après de longues minutes.

— Il y a une semaine.

— Une semaine. Il est encore trop tôt pour trouver des signes.

— Des signes ?

— De grossesse. »

Gaella se raidit.

« Je ne comprends pas, tomber enceinte serait un crime, Ma Sœur ?

— Tomber enceinte suite à une relation blasphématoire comporte de très grands risques, oui. L’engeance que vous porteriez serait le fruit d’un blasphème noir, un blasphème dont vous ne pourriez pas vous purger avec un meurtre, contrairement à ce qu’entendent ces odieux gourous de l’avortement. Il ne faudrait pas ajouter un meurtre à deux blasphèmes. Non. Il vous faudrait un rituel. Un rituel d’exorcisme. »

— D’exorcisme ? »

Sa voix flancha. Elle avait été témoin d’un tel rituel, jadis. Elle n’était qu’une jeune fille à l’époque. À la demande d’Adalyn, son père l’avait amenée prier, même si lui ne croyait pas. Les portes avaient grondé. Les gens avaient couru.

Une femme avait été traînée de force dans la tour de Jade en hurlant. Une tâche rouge dévorait le bas de sa robe mouchetée. Gaella n’avait jamais entendu tel hurlement ; elle n’en avait plus entendu depuis.

La jeune femme avait été plaquée sur l’autel par un prêtre armé. Toutes les prêtresses, même les grandes, avaient abandonné leurs aumônes, leurs prières ou leurs confessions et s’étaient prosternées au pied de Berenessa. Elles avaient scandé des psaumes dans une langue que Gaella ignorait. Des sifflements de serpent, des rugissements de tigre. Des sons horribles. La femme hurlait.

Julian avait pris Gaella dans les bras et l’avait conduite hors de la tour.

« Que se passe-t-il, Père ? Qui est cette femme ?

— Une malheureuse, avait-il répondu. Elle aimait trop le sien de père, tellement qu’elle a accepté la graine qu’il lui a tendu. Maintenant, la graine est devenue un démon. » Il l’avait redéposée. Gaella avait serré sa taille et l’avait dévisagé d’en bas. « L’Enfant de Perihite, ils disent. Né d’un blasphème. Un tissu d’âneries.

— Enfant de Perihite ?

— Oui, mais ils se trompent. Le diable est déjà emprisonné. Il ne peut avoir d’enfants. Leur exorcisme est une torture inutile. D’une malheureuse, te dis-je. »

Treize ans plus tard, Gaella se voyait déjà vêtue d’une robe de sang et hurlant.

Je suis enceinte, se disait-elle. Naturellement. Ce n’est pas un Enfant de Perihite. Je suis juste enceinte. Il n’a pas été conçu par blasphème…

« Que… Quelles seraient les conséquences d’un avortement ?

— Terribles. Les sorciers et sorcières ne sont plus. Seuls les blasphèmes et les crimes renforcent le pouvoir de Perihite. Vous avez blasphémé en cette tour et pris un risque ; il convient de l’assumer, désormais. »

Gaella agita la tête.

« Mais, je ne peux pas. Je dois partir et me marier. Je ne peux pas être enceinte.

— Vous l’êtes, pourtant. La Mère de Toute Chose a cru bon de vous instruire.

— Je croyais qu’elle ne punissait pas !

— En effet, elle enseigne. »

Une douleur lui heurta la tempe. Gaella voyait rouge. Ces jeux de mots hypocrites ne l’amusaient plus. La vie lui était si injuste depuis sa naissance. Elle n’en pouvait plus. C’en était trop.

« Darhgo n’a pas reçu d’enseignement, lui ! Pourtant, c’est lui qui a initié ce…

— L’Ordre est formel. Vous le questionnez sur vos pratiques éventuelles, je vous réponds ce qu’en dit la Mère de Toute Chose. Le meurtre de l’enfant à naître est un crime doublé d’un blasphème. Vous pouvez l’offrir aux prêtresses à sa naissance pour qu’il soit élevé par le couvent, si vous le souhaitez. Mais il vous faudra mener cette grossesse jusqu’à son terme. »

Gaella tira le rideau, si fort, qu’il s’étala sur le sol de terre cuite. Ariabella Seyise la dévisagea, ses grands yeux bruns écarquillés.

« Comment osez… »

La jeune femme ôta le foulard qui lui voilait la vue et le jeta aux pieds de la Grande Prêtresse. Ses seins pointaient dans sa direction. Son ventre ne s’était pas encore arrondi mais elle le poussa en avant, l’infligea à la consternation de la prétendue messagère de la Déesse.

« Sinon quoi ? scanda Gaella. Qu’allez-vous faire ? Je suis la fille du dirigeant de ce putain de pays. Vous ne pouvez rien m’imposer ! »

Elle suait. Sa respiration saccadée la tétanisée.

Ariabella se redressa, un regard mortel dans les prunelles.

« Détrompez-vous. Vous êtes sa fille, oui, mais vous êtes surtout une petite peste privilégiée, jalouse et amère qui se croit au-dessus des règles par orgueil. Vous venez ici, plaider pour mon aide et vous voilà qui m’inflige votre grossière arrogance ? »

Les épaules de Gaella s’affaissèrent. Elle se ratatinait. La Grande Prêtresse joua avec le saphir à son cou et fit miroiter son éclat contre le mur.

« J’ai longtemps cru que votre frère était l’Enfant de Perihite. Quand il est revenu, je le croyais encore. Peut-être ne grandit-il pas en vous, après tout. Peut-être, est-ce votre famille tout entière qui est rongée par le blasphème et le perihitisme. »

La Grande Prêtresse fit un pas en avant. Elle murmurait mais son regard, lui, hurlait à la mort.

« Je ne veux plus jamais vous voir, vous ou n’importe quelle horreur du nom de Venator dans cette tour. Est-ce clair ?

— La Mère de Toute Chose…

— Dehors. »

Gaella hocha fébrilement la tête et couvrit ses seins d’une main tremblante.

Après s’être habillée à la va-vite, Gaella se précipita hors de la tour de Jade. Elle marchait dans les rues à toute vitesse. Il y avait un hôpital dans le quartier des Murmures. Une clinique privée de luxe pour les femmes comme elle. Pourtant, au moment de franchir l’arche donnant sur le quartier, Gaella s’immobilisa. Livide, elle se mit à suer. De grosse gouttes, de lourds hoquets. Elle prit ses jambes à son cou.

Quand elle déboula dans les appartements de sa mère, elle la trouva, devant la cheminée en train de boire et de fumer.

« Mère, je… Je n’en suis pas capable.

— Capable de ? »

Gaella toucha son ventre pour toute réponse. Les yeux glacials d’Adalyn suivirent son geste et se rivèrent sur les traits déformés par l’angoisse de sa fille.

« Capable, répéta-t-elle sur un ton détaché. Pourquoi venir me voir, moi ?

— La prêtresse, elle m’a dit que… que l’enfant en moi était pourri, condamné, une horreur. L’Enfant de Perihite. Elle m’a dit que tout était ma faute, que j’étais privilégiée, sotte, que je blasphémais… Mais je ne peux pas… Je n’ai pas réussi. Je n’y arrive pas. Je devrais mais… Je ne peux pas.

— Tu ne portes pas l’Enfant de Perihite.

— Comment le savez-vous ?

— Je le sais, c’est tout.

— Mais le bébé… Peu importe qui il est, je ne sais pas quoi en faire. Je ne veux pas le garder mais je n’ose pas… Un blasphème de plus. »

Adalyn la dévisagea pendant un moment. Un long moment. Ses ongles cliquetaient contre son verre de rhum. Entre ses doigts, sa cigarette soufflait un filet grisâtre. Les yeux suppliaient cette bouche tordue de dire quelque chose, n’importe quoi. Il fallait qu’elle parle. Elle était sa mère, elle devait l’aider. Même cette femme froide pouvait la voir, sa détresse. Pourquoi ne disait-elle rien.

Soudain, Adalyn bougea. Gaella sursauta. Sa mère se contenta d’appuyer le bout cendré de sa cigarette contre sa paume charcutée de cloques brunes. Son rituel silencieux.

« Et que suis-je censé faire ?

— M’aider.

— T’aider. » Adalyn sourit. Un grand sourire qui la tordit de spasmes ; si bien qu’elle dut s’appuyer contre le cadre de la cheminée pour ne pas chavirer. Gaella la regarda se tordre en gloussements nerveux, les points serrés. Quand Adalyn redressa la tête, elle sentait son cœur se rebeller jusque dans sa gorge serrée. « Et dis-moi, pourquoi devrais-je t’aider ? Quand m’as-tu, toi, déjà aidée ?

— J’ai besoin de vous. » Les yeux de Gaella tremblaient. « Je vous en supplie. »

Adalyn se tourna vers l’âtre. La pâleur maladive de sa peau refléta l’enfer rouge du brasier.

« Tu supplies, maintenant. Dire que Julian te croit digne de le succéder. » Adalyn planta son regard assassin dans celui de sa fille qui l’encaissa en serrant la mâchoire. « Tu veux mon aide ? Très bien, la voici. Ne pars pas à Ciudacarmina. Tu seras la pionne de ton père et de la catin rouge. Tu ne trouveras pas là-bas la réponse à ton ambition. Julian est idiot au point de croire que tu désires le pouvoir politique. Mais ce n’est pas cela, n’est-ce pas ? Tu veux qu’on te jalouse, qu’on te regarde, qu’on t’admire. Tu veux être au sommet sans l’ascension ni la vue. Tu veux simplement t’attirer les regards du bas. Et ça, tu ne le trouveras pas à Ciudacarmina. »

Une larme roula sur la joue de Gaella.

« Tout ce que je veux, c’est votre admiration, Mère. Si je l’avais, je n’aurais pas besoin de celle des autres. Ariane l’avait, Seth l’a, Kaeleb l’a. Mais pas moi. Voilà tout ce que je demande, tout. Je ne vous ai jamais manqué de respect, jamais. Je n’ai jamais violé ma sœur, comme Seth. Jamais tourné le dos à mes devoirs, comme Kaeleb. Je n’ai jamais fui mon mariage, comme Ariane. Je suis… Je ne comprends pas. Tout ce que je veux, c’est que vous ne posiez pas ce regard noir sur moi. Je veux vous rendre fière. »

Adalyn baissa les yeux. Derrière les larmes qui s’accumulaient sous ses paupières, Gaella la vit s’avancer vers elle, lentement. Sa mère posa ses mains sur ses bras. Ses prunelles insondables la criblaient.

« Dans ce cas, fais ce que j’aurais dû faire il y a dix-huit ans. Va-t’en. »

Le vide ; Gaella ne sentait ni n’entendait plus rien. Des acouphènes sifflèrent dans son tympan, son pouls accéléra, accéléra… Et, sans rien contrôler, elle poussa un hurlement. Elle arracha le premier tableau que ses mains trouvèrent et le jeta dans le feu. Puis, un second. Un troisième. Ariane, Seth, Julian, Ophis… Tout brûla. Tout se consuma dans un crépitement horrible. Peinture après peinture, tableau après tableau ; le feu dévorait les visages et les décors jusqu’à ce que le bois l’enveloppe à son tour. Gaella les empilait, ces œuvres horribles. Si bien qu’il n’y eut plus de feu, seulement du bois. Un monticule de bois mort, déchiré, rongé par les noircissures.

Adalyn se tenait raide. Elle remuait son verre de rhum sans démontrer le moindre intérêt pour la destruction de son office. En nage, Gaella sentit la rage monter. Elle aurait voulu voir Adalyn la restreindre, la calomnier. Elle aurait souhaité voir la colère dans ces yeux de fer. Elle aurait voulu, une réaction, n’importe laquelle.

Mais Adalyn n’était rien sinon indifférente. Comme toujours. Alors, folle de rage, Gaella fusa vers la porte.

« Tu peux me remercier pour tes beaux yeux, Gaella. » La concernée s’arrêta, la main sur la poignée. « Un jour, je te les arracherai pour les reprendre. »

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