Chiner les vide-greniers était un passe-temps, presque un plaisir coupable. Flâner entre les étals et passer des heures à observer des vieilleries sous toutes les coutures avant de faire un choix lui offrait un bonheur indescriptible. Elle faisait ça depuis l'enfance, accompagnant ses parents à la moindre brocante qui s'installait sur la place de son village. Avec le temps, elle avait appris à lire dans les objets que les personnes vendaient, et pouvaient même se targuer de pouvoir deviner la vie qu'ils menaient avant que les articles ne finissent sur les éventaire. Mais le coeur des gens lui semblait fermer d'une telle façon qu'elle ne pouvait savoir ce qu'ils pensaient vraiment. Et elle se chagrinait que sa capacité à comprendre le genre humain ne fut meilleure.

Le thème du marché au puces où elle traînait cette fois-là portait sur l'occultisme, et l'ésotérique. Elle-même n'en croyait rien, mais l'habitude avait mené ses pas jusqu'ici, et elle tenait entre ses doigts des lunettes que la vendeuse affirmait capable de lire dans les plus profondes pensées des Hommes. Devant son air perplexe, la femme lui proposa de tester en la regardant à travers le verre.

-Je n'ai pas besoin de faire ça pour voir que vous suintez l'avidité.

-Essayer néanmoins, l'encouragea la dame, sans se départir de son sourire.

Alors elle les fixa sur son nez, et observa une version habitée par la lassitude de son interlocutrice. La pensée terrible d'un être cher perdu trop tôt, et la hâte de se débarasser d'affaires étranges et encombrantes. Pas la moindre pensée pour l'argent. Pour soulager la peine de cette femme, elle décida d'emporter l'article.

-Ne les utilisez pas trop régulièrement, et vous regardez pas dans un miroir en les portant, la prévint-elle avant de la laisser partir.

Appliquant scurpulesement les consignes de la vendeuse, elle rangea l'objet dans un coin de tiroir, ne l'utilisa que sur des inconnus et pendant très peu de temps, et évita les surfaces réfléchissantes du regard.

Avec le temps elle découvrit les pouvoirs que lui octroyait l'artefact, dont elle usa et abusa. Dans son environnement professionel, puis personnel. De quelques minutes à quelques heures par jour, jusqu'à ne plus les quitter. Mais toujours en évitant les miroirs. Et si elle n'oeuvrait au début qu'à aider les gens en utilisant les capacités des lunettes, elle finit par s'enivrer du pouvoir qu'elles lui conféraient et s'en servit pour flatter leurs égo et poursuivre des buts plus égoistes.

Grimper les échelons de la hièrarchie, se trouver le meilleur parti, utiliser et manipuler les désirs profonds de chacun, tout était bon tant qu'elle sortait gagnante de chaque situation.

-Je ne te reconnais plus.

Au début, la phrase sonna creuse, et elle rassura quiconque la lui disait, ses lunettes aidant à apaiser les tensions.

-Depuis que tu es comme ça, j'ai perdu beaucoup.

-Je préfèrerai qu'on ne se parle plus.

-Je m'en vais.

Lorsque la porte se referma de manière définitive sur l'homme qui partageait sa vie, et que plus personne dans son entourage ne souhaitait lui parler ou la voir, elle entreprit de refaire le fil de sa vie. Elle se rendit compte qu'elle ne reconnaissait plus son coeur, ni les pensées profondes qui l'habitaient.

Pendant plusieurs jours, elle erra en y cherchant l'accès, avant de se rendre compte que la solution était juste devant ses yeux. Sa résolution prise, elle plongea ses prunelles dans celles de son reflet, et elle se confronta à un monstre d'orgeuil et de vanité, bien loin de ce qu'elle fut jadis.

Et, devant le miroir, les ongles laissant des sillons ensanglantés sur sa peau et dans des cris déchirants, elle s'arracha le visage à mains nues.