Cérulée

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Sur les côtes sereines d’Alcyon que viennent caresser les vagues lentes du golfe de Syrinx se trouvait le bijou de la Méréide, la perle du sud, la grande et riche cité de Cérulée. Ceinte de larges murailles, elle déployait ses avenues, ses palais et ses jardins luxuriants à l’assaut des coteaux mûrs de vins et de fruits de son arrière pays. En quittant ces rupines hauteurs pour descendre vers la mer, le réseau de venelles et artères se resserrait jusqu’au véritable cœur de la cité. Fourmillant de vie et d’activité, le port n’avait rien à envier à ceux de Calcyde ou d’Olynthes avec ses six quais solides, ses arsenaux, ses bassins et ses marinas. Il inondait la mer Méréide de barques de pêche comme d’immenses longs-coureurs, faisant flotter jusqu'aux lointaines côtes de Nérube l’étendard au ceryle bleu, emblème de la cité.

L’arrivée d’un de ces gigantesques vaisseaux donnait chaque fois lieu à de grandes réjouissances, des retrouvailles, des échanges et des nouvelles du monde. Les cloches de la tour du campanile l’annonçaient en joyeux carillons et l’on voyait alors une foule de curieux se rassembler sur les quais. Les marchands et les dames jouaient des coudes pour avoir le premier œil sur les étoffes, les épices et les parfums de Nérube, les bijoux d’or et d’ambre et les fourrures d’Elinde. Les enfants s’attroupaient en rangs serrés pour observer les marins hâlés danser le long des vergues et décharger leur cargaison. Plus rarement, les notes de bronze entonnaient la mélodie singulière que l’on entendait cet après-midi là. Alors, toute la ville semblait d’un coup s’arrêter et tendre une oreille dévote avant de se déverser en flots humains vers le port, laissant les hauts quartiers exsangues et dépeuplés.

L’écho bourdonnant des cloches venait se fondre dans la rumeur excitée qui embrasait les rues. Les yeux brillants, Dios se frayait un chemin entre les adultes, misant sur sa taille encore fine et élancée pour se faufiler dans la foule empressée. L’adolescent dépassa deux femmes vêtues de chitons blancs richements brodés d’or, glissa entre les étals d’un tailleur qui s’empressait de rentrer sa marchandise pour se joindre à la cohue. Enfin, il arriva sur le port, déjà noir d’attroupements euphoriques, l’on grimpait sur des tonneaux, on s’accrochait aux grues de débardage, on se pressait aux balcons pour apercevoir le navire qui allait bientôt entrer dans la rade. Dios dut encore user de rouerie et d’adresse pour atteindre une felouque au radoub dont la coque retournée offrait un point de mire privilégié. Là, assis sur le plat bord aux côtés d’autres audacieux, il put assister à l’entrée du vaisseau entre les tours de garde du port. Il s’agissait d’un grand dromon à deux mâts fait d’un bois sombre et luisant, aux lignes profilées et saisissantes. De la pointe de son éperon d’airain jusqu’à sa dunette arrière, il n’était que puissance et élégance. Ses deux immenses voiles avaient été remontées sur les antennes et il avançait au rythme cadencé des rameurs.

Alors que le pilote le dirigeait vers le quai, l’on pouvait apercevoir les marins accrochés au bastingage agiter le bras pour saluer la foule enthousiaste qui les acclamait. Dios, les yeux béants d’émerveillement, tentait de distinguer les visages de ses héros. Nadissar, l’égide au teint sombre qui ne craignait personne à la lance ou à l’épée, Chrysope, l’enchanteresse commandant aux vents, Ephialtes, le second, dont son grand père lui avait tant parlé et puis Encelade, bien sûr, le capitaine en personne, fils chéri de la cité et cousin de la reine. Il les reconnut tous, et d’autres encore, non moins célèbres. Quelque peu intimidé, Dios serra les poings pour se donner du courage et raffermir sa décision.

Laissant à son timonier le soin d'amarrer l’Oronthe, Encelade observait avec amusement l’équipage s’accrocher aux vergues et au bastingage pour répondre à l’accueil des Céruléens. Après trois mois dans l’Archipel, il comprenait leur joie de retrouver les cotes Méranéennes, un port connu et hospitalier et, pour certains d’entre eux, des visages aimés. Même les étrangers qui voguaient sous ses ordres se laissaient emporter par la liesse générale. Il leva les yeux par dessus la foule impatiente, par dessus les façades ocres du front de mer, par dessus la vague de tuiles bleu guède qui grimpait à flanc de colline, jusqu’à l’imposante silhouette du palais royal. Il scruta la dentelle des colonnades, la diaprure des jardins aux mille statues, les ocelles ombrées des balcons et fenêtres. Se trouvait-elle à l’une d’elles, observant son arrivée ? Un léger frisson lui démangea le dos alors que d’anciens souvenirs venaient se superposer au paysage. Un petit coup de coude dans les côtes le fit brusquement revenir à la réalité.

– Hey, regarde un peu par là.

Du menton, Médon, le barreur, lui indiqua les soldats aux armures flamboyantes qui les attendaient, plantés tel un rocher de bronze dans le tumulte de la foule. L’officier à leur tête lui fit un léger signe de tête lorsque leurs regards se croisèrent et il lui rendit son salut.

– Des ennuis en perspective ?

Encelade lança un petit sourire à son timonier avant de lever un bras en direction des quais, déclenchant une ovation tonitruante.

– Avec la foule qui chante pour nous ? Non, ce n’est qu’une invitation. Une simple invitation.

Il descendit du château arrière tandis que le navire venait doucement froler l’appontement et que ses marins lançaient les haussières aux arrimeurs du port. Il rejoignit Ephialtes qui supervisait la fin de la manoeuvre et posa la main sur son épaule. Son ami se retourna, un grand sourire sur le visage.

– Je te laisse la paperasse. Dis aux autres qu’ils ont leur soirée, on s’occupera du négoce demain.

Le second lança une oeillade rapide vers la patrouille avant de hocher la tête.

– Je m’en occupe. File, on ne fait pas attendre les reines.

– Embrasse Khana et les petits. Bonne soirée, mon ami.

– Je n’y manquerais pas.

Encelade se détourna et, sans attendre que l’on installe la rampe, enjamba le bastingage avant de bondir sur le quai avec la souplesse d’un chat. Il se redressa face à l’officier qui le salua, le poing sur le cœur.

– Bienvenue à Cérulée, navarque ! La reine souhaite vous recevoir à dîner.

Comme il s’y attendait. Ses yeux verts examinèrent toutefois les soldats qui résistaient bravement aux assauts de la foule, guettant le moindre signe d’une tromperie. La prudence était de mise, même ici, dans la cité qui l’avait vu naître, même avec le sang de son sang. Ô dieux, oui, sa cousine méritait bien toute sa vigilance.

– Je vous suis.

Sur un ordre de leur chef, les hommes se mirent aussitôt en route, fendant la marée humaine de leurs peltas. Encelade leur emboîta le pas, se frayant un passage au milieu d’une forêt de mains tendues vers lui. Il offrait son plus beau sourire à la foule exaltée qui criait et se pressait à son passage. Enfin, au terme d’une lente progression, ils émergèrent de l’attroupement et entamèrent l'ascension de la cité. Les rues qui, de loin en loin, se transformaient en courtes volées de marches étalaient leurs marchés et leurs terrasses désertées. Là, quelques fruits avaient roulé au bas d’un panier et mille pieds empressés en avaient fait une pulpe brune et collante, plus loin c’était deux chiens, indifférents à l’arrivée des marins, qui profitaient avec appétit de l’abandon d’un éventaire de boucherie. En s’éloignant du port, la chaleur se faisait plus étouffante, réverbérée par le sol pavé et les murs aux crépis bleutés. Plus haut, des odeurs suaves et chaudes de frangipaniers et de cyprès alourdissaient l’air brûlant. L’Archonaute goûtait ces senteurs épaisses, végétales, terrestres, plus habitué aux effluves marins. Il marchait en silence, comme à l’assaut de ses souvenirs, suivant les gardes qui transpiraient dans leurs armures d’apparat. C’était sa ville, même s’il avait fait de la mer son royaume et de l’Oronthe son palais, elle savait garder, comme un premier amour, des charmes puissants et des attraits troublants. Plusieurs fois il se retourna, et son regard glissait sur les toits bleus pâles qui desendaient en cascade, où comme le corps immense et écailleux d’un monstre de légende, jusqu’à la mer sombre et profonde qui se faisait turquoise autour des rochers de la baie, qui éclatait de mille feux à l’Ouest, rayée d’or par le soleil et qui filait, s’effilait, mystérieuse, vers l’horizon, si loin. Son cœur alors se rappelait pourquoi il avait quitté ces rue étroites et ces jardins clos, et il reprenait, rassuré, le chemin jusqu’au palais d’or et de marbre qui surplombait, depuis des siècles et pour d’autres à venir, cette langue de roche dont les baisers fruités ne remplaceraient jamais les caresses salées des vents marins.

Aux portes du domaine royal, les gardes le confièrent à un chambellan richement vêtu qui, après s’être incliné courtoisement, l’invita à le suivre et s’empressa de le distraire de sa conversation.

– La reine vous recevra dans le petit patio, commença l’homme en l’entrainant à travers une fine portion des jardins. Elle a fait préparer vos anciens appartements, pour que vous puissiez vous rafraîchir de votre voyage avant de la rejoindre. J’imagine que vous voudrez prendre un bain, après avoir affronté les rues de notre belle cité. Et puis, ça vous changera de l’eau de mer, le sel n’est pas vraiment ce qu’il y a de mieux pour la peau. La vôtre est d’ailleurs magnifique. Après-vous.

L’homme s’effaça devant la porte de l’une des ailes du palais, le laissant entrer le premier avant de reprendre son babil pour le conduire jusqu’à la suite qu’il occupait à chacun de ses rares retours.

– Magnifique oui, c’est un effet du nectar ? La reine, elle aussi, les dieux en soient remerciés, possède une peau parfaite. Je ne connais pas d’autres immortels, voyez-vous, et comme la reine est votre cousine, cela pourrait venir de votre famille. Mais non, non, c’est sans doute le nectar. Je suis nouveau au palais, voyez-vous, et je n’ai pas encore eu l’occasion de servir pour la visite d’un autre roi, mais si fait, quand nous aurons cet honneur, je m’empresserai de regarder sa peau. Discrètement bien sûr, cela va de soi. Enfin, voici vos appartements, la reine, loué soit son sens artistique, a fait rénover cette aile du palais il y a quelques années, mais elle a demandé que l’on garde l’esprit de votre suite. Vous reconnaîtrez sûrement les lieux même si cela fait neuf ans depuis votre dernière venue et qu’il a bien fallu procéder à quelques modernisations, ici et là. Vous conviendrez avec moi, je pense, du bon goût dont la reine a fait preuve.

Il ouvrit en grand les larges portes en bois sombre et gravé de fine motifs, dévoilant une large pièce baignée de lumière. Encelade entra lentement, dépassant le chambellan qui s’était reculé et incliné dans le fond de l’embrasure. Sur sa droite, le salon s’ouvrait de tout son long sur un vaste balcon d’où une brise tiède venait agiter les fins rideaux de soie azur qui pendaient mollement. De riches meubles ornés de dorures remplissaient l’espace, agencés avec brio pour le seul plaisir de l’œil. Une porte, face à lui, menait à sa chambre et, plus loin, à une vaste salle d’eau. Dans son dos, le chambellan, lui indiqua qu’un bain l’y attendait.

– Vous trouverez des habits frais dans votre chambre. Faites-moi signe quand vous serez prêt à voir la reine. Bonne installation, prince Encelade.

La porte se referma, le laissant seul au milieu de l’immense salon, une étrange sensation l’envahit et il eut un petit sourire en promenant un regard perdu sur son passé.

– On se déshabitue vite au luxe et à l’intimité.

Il caressa avec tendresse le bois poli d’une table basse et le doux velours d’une méridienne puis, secouant la tête, se dirigea vers la salle de bains. Une baignoire en bronze remplie d’eau l’attendait, diffusant des volutes parfumés dans la pièce. Un splendide miroir nérubi, tout en verre, lui rendit son reflet. Parfait. C’était là, sans doute, l’un des changements évoqués, remplaçant l’ancienne psyché de cuivre poli qu’il avait toujours connu. Il admira l’objet précieux et s’amusa à le faire coulisser sur son cadre d’ébène et d’or. Enfin, il se dévêtit et entra dans l’eau. Il s’allongea contre le métal chaud, de l’eau jusqu’au menton et ferma les yeux, laissant la chaleur de l’eau, les sels de bains et les huiles précieuses purifier son corps et dénouer ses tensions. Un long soupir lui échappa.

Il ne se pressa pas, prenant le temps de dénatter ses longs cheveux rouges et de les nettoyer patiemment. Il se rasa de même et se savona avec plaisir, usant des crèmes et des lotions aux riches odeurs d’olivier et de pin qu’il trouva à son intention. Lorsqu’il quitta enfin son bain, l’eau n’était plus que tiède. Il se sécha dans une serviette épaisse et moelleuse, qu’on avait placée sur une pierre étuvée afin qu’elle reste chaude. Puis il s’habilla de splendides habits d’un indigo presque noir qu’il serra autour de sa taille d’une ceinture de soie d’or. Il attacha ses cheveux en une coiffure simple mais élégante et s’admira quelques instants dans le miroir. Il n’avait été aussi bien mis depuis une éternité. Depuis le bal des Serres d’Emerillon, sans doute, et un sourire amusé ourla ses lèvres à ce souvenir. Ce soir serait bien différent. En tout cas il l’espérait. Il tendit la main vers la petite cloche et attendit que le chambellan vienne le conduire auprès de Dématia, reine de Cérulée, sa cousine.

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