Un fardeau à porter

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Tristan poussa le portail en fer forgé. Outch. La poignée était brulante. Le battant racla sur les touffes d’herbes desséchée par le soleil qui cognait. Les gonds grincèrent, mais pas assez fort pour couvrir le bruit assourdissant des cigales.

Il avait oublié cette chaleur. Il avait oublié ce sentiment d’être écrasé par la masse d’air stagnantes. Il avait oublié le vacarme des cigales. Il avait oublié cette allée recouverte de graviers. Il avait oublié ce chemin menant à la maison de son enfance.

Cela devait faire dix-sept, peut être dix-huit ans qu’il n’était pas revenu en Provence. Qu’il n’avait pas franchi ce portillon pour se diriger vers cette maison aux murs blancs et aux volets rouges. Il était parti un matin, la majorité acquise, vers une nouvelle ville, une nouvelle vie. Loin de cette région qu’il haïssait, loin de cette chaleur qui l’oppressait, loin de cette famille monoparentale qui ne lui avait jamais apporté d’amour, loin de ces cigales qui l’empêchaient de réfléchir.

Mais le notaire lui avait envoyé une lettre, lui explicitant que, suite à l’ouverture du testament de sa mère, cette maison lui revenait.

Qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir en faire ?

Tristan traversa la terrasse, trouvant un refuge bienheureux à l’ombre du porche. Il fouilla dans sa poche pour trouver le trousseau que le notaire lui avait envoyé. C’était la clé ronde.

En ouvrant la porte de bois, il se demanda depuis combien de temps il n’avait pas franchi ce seuil. En tout cas, cela ne lui avait jamais manqué. La fraîcheur de la maison, conçue pour résister à ces chaleurs, lui apporta une vague de plaisir, aussitôt gâchée quand ses sens reconnurent l’odeur de la maison. Une odeur de bois et de pierre, une odeur particulière que chaque maison possédait. Une odeur liée à des souvenirs qu’il aurait aimé oublier. Et toujours en fond, l’entêtante chorale des cigales.

Il se revit dans cette entrée, enfant penaud, les genoux crottés après avoir joué dehors, à se faire houspiller par sa mère.

« Fais donc attention, tu vas salir toute la maison avec ta boue ! »

Il se revit dans le salon, à se faire sermonner pour son bulletin de notes.

« Tu ne deviendra jamais rien de bien avec ces résultats ! »

Il se revit dans sa chambre, blotti en boule dans un coin, un livre sur les genoux.

« Mais sors donc un peu, espèce d’empoté ! »

Tu ne sais rien faire de tes mains. Tu n’es qu’un bon à rien. Tu es maladroit. Tu ne peux pas faire attention. Si seulement tu servais à quelque chose.

Les insultes tournoyaient dans sa mémoire, les cris se mêlaient aux crissement des cigales. Comme une valse infernale.

Pour faire taire ces lamentations, Tristan s’approcha de la bibliothèque. Il passa le doigt sur les tranches, une par une. Fuyant ses souvenirs vers son imagination. Son refuge d’enfance. Les romans d’aventures glissèrent sous sa main. De la littérature jeunesse, un peu, de la fiction, un peu plus, des documentaires, beaucoup plus.

Son mouvement s’arrêta sur un livre précis. « Robinson Crusoé ». Sa mémoire musculaire reprenait le dessus. La tranche pliée, usée, où les écritures effacées disparaissaient presque, témoignait que ce livre avait été lu. Et relu. Et encore plus.

D’un mouvement de poignet, Tristan sorti le livre du rayonnage et le feuilleta rapidement. Le flot de souvenirs le transporta sur cette île qu’il avait tant imaginée, rêvée. L’odeur familière des pages jaunie le fit sourire. Ses épaules se détendirent. Voilà la maison de son enfance.

Un papier glissa du livre et voleta lentement avant de s’écraser au sol. Tiens, ça n’y était pas ça avant !

Interrompu dans sa rêverie, il le ramassa. C’était une enveloppe.

Une enveloppe blanche, non timbrée, non adressée. Elle n’avait jamais été postée. Désormais piqué de curiosité, Tristan l’ouvrit. Que faisait cette enveloppe dans ce livre ? Pourquoi sa mère l’avait glissée là ? Cela ne pouvait être personne d’autres !

A l’intérieur, il trouve une lettre recouverte d’une écriture rageuse qu’il ne reconnaissait pas. Le papier était jauni, imprimant les marques de chaque pliure. Cette lettre n’avait pas été souvent dépliée.

Je t’avais dit que je ne voulais pas de cet enfant. Tu as insisté, tu as dit qu’on s’en sortirait, qu’il apporterait quelque chose à cette maison. Tu avais tort. Il est là, et je ne ressens rien. Pas d’amour, pas de lien. Juste cette fatigue constante. Chaque jour, il me rappelle que je t’ai laissée gagner. Ce n’est pas un enfant, c’est un poids, une erreur que je dois traîner. Si tu m’aimais vraiment, tu comprendrais. Tu l’emmènerais loin, ou tu ferais ce qu’il faut. Mais tant que tu n’es pas été capable de prendre la bonne décision, je m’en vais.

- Michel -

Le monde tourbillonnait autour de Tristan dans une symphonie de cigales. Il lisait ce court texte, encore et encore. Toute son enfance s’écroulait tandis qu’il essayait de comprendre ce qu’il avait sous les yeux.

C’était son père qui avait écrit ce mot d’excuse. Ce père absent. Parti un matin en ne laissant derrière lui que cette explication. Jamais sa mère ne lui en avait parlé. Jamais elle n’avait mentionné autre chose que son prénom. Tristan avait toujours cru qu’il était mort peu de temps après sa naissance.

Figé, la lettre tremblante dans ses mains, Tristan tentait de trier ses émotions. Colère, incompréhension, effondrement. Si seulement le vacarme des cigales pouvait s’arrêter. Il avait l’impression que sa tête allait exploser !

Mécaniquement, il retourna la lettre, cherchant un ajout, ou peut-être juste quelque chose d’autres. Il trouva une annotation faite au crayon. Une note écrite pas sa mère.

Entre lui et toi, c’est toi que j’ai choisi. Mais je n’ai jamais réussi à voir autre chose que ce qu’il avait projeté sur toi. Je pensais que c’était ta faute si j’étais seule, isolée, pointée du doigt et sans le sou. J’ai été lâche d’accuser la personne la plus innocente de ce foyer. Je suis désolée. Peut-être est-ce que tu me pardonneras un jour ?

Les questions fusèrent dans l’esprit de Tristan tandis que le puzzle de son enfance reprenait forme. Désormais adulte, il comprenait. Il comprenait la froideur qu’il avait ressentie toute son enfance. Il comprenait la déception qu’il était aux yeux de sa mère. Il comprenait la violence qu’il avait subie. Et il comprenait la fierté de cette femme, cette battante qui avait élevée seule son fils, contre les marées de la société, et qui avait eu trop d’orgueil pour reconnaitre qu’elle avait eu tort.

Trop de dignité pour s’excuser de son vivant.

Et peut-être aussi trop de lâcheté pour oser le faire en face à face.

Et tout d’un coup, tout se compliqua dans l’esprit de Tristan. Il avait détesté cette femme, cette mère injuste et distante. C’était simple. C’était facile. Il pouvait avancer, sans regarder en arrière. Mais désormais, maintenant qu’il réalisait qui elle était, toutes les cartes étaient rebattues. Il ne pouvait plus la haïr aveuglément, il la comprenait.

D’une main toujours tremblante, il referma la lettre, la glissa dans son enveloppe, la replaça dans le livre et rangea le roman sur l’étagère. Il n’aurait jamais dû lire cette lettre.

C’était trop tard.

Sa mère était partie, il ne pouvait plus rien changer, plus obtenir d’explication, de justification ou de pardon. Après les convictions de son enfance, il n’avait plus que le vide devant lui.

Et un père.

Quelque part. Peut-être en Provence également ? Était-il encore en vie, ailleurs ? Avait-il refais sa vie ? Avait-il eu d’autres enfants ?

Et brutalement, le vide se rempli de nouvelles pistes, de nouveaux questionnements, de nouveaux doutes. Qui était ce père ?

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