Le second de Torquil Morrow
Au bord d'une rive, le son rauque d'une coque de navire se fracassant contre les rochers accompagnait le concerto menaçant de la mer rugissante de haine et d'une pluie torrentielle.
Le navire prenait le large tant bien que mal, se laissant balloter par le tumulte agité des vagues. À son bord, des marins drogués et incapables de naviguer. Qui sait ce qui se trouvait dans leurs verres ce soir-là à Greenok, dans un vieux pub miteux, servant de la bière pas chère et accueillant une clientèle peu recommandable.
La pluie tombait en rideau sur le navire, rendant le pont glissant et faisant tomber les marins vers une mort certaine.
Le second du capitaine Torquil Morrow, le seul à ne pas avoir consommé ce soir-là, était pétrifié. Il ne savait pas tenir la barre et ne connaissait rien de la navigation. Pauvre ignare de mer, il n'était pas devenu le bras droit par mérite, mais par faveur du capitaine. Celui-ci, l'ayant sauvé de noyade un beau jour au large des côtes écossaises, l'avait depuis lors embarqué dans chacun de ses voyages. En retour, il avait juré loyauté au capitaine Morrow peu importait les circonstances.
Le paumard devinait que l'équipage ne pouvait diriger le vaisseau fantôme qui dérivait au milieu d'une mer déchainée. Il savait qu'en restant à bord du navire, il finirait par sombrer avec son équipage. Il lui suffisait d'emprunter une chaloupe de sauvetage et de s'enfuir pour espérer voir sa faible chance de survie augmenter, ne serait-ce que de quelques minutes.
Il regarda son capitaine à qui il avait juré loyauté jusqu'à la mort, mais dès lors que celle-ci se trouvait à quelques minutes de lui, il ne trouvait soudain plus le courage de tenir sa promesse.
Il tourna les talons, décidé de vivre à tout prix, mais se figea lorsqu'il entendit la voix grave et vacillante du capitaine Torquil Morrow.
— De tout mon équipage, tu es le dernier que j'imaginais être lâche. Tu sais ce qui arrive aux déserteurs de la mort !?
Le capitaine sortit un mousqueton de sous sa cape et tituba jusqu'à son second. Il pointa son arme en direction du misérable. Morrow regarda son ami. Le seul en qui il avait toujours eu une confiance aveugle et qui, en ses derniers instants, était sur le point de le trahir.
— C'est moi, le pauvre diable, je n'aurais jamais dû te croire assez courageux pour naviguer. Vas-y, pars, et laisse nous crever seuls !
La pluie battante étouffait les hurlements du capitaine, tandis que les derniers marins, n'ayant pas encore chaviré par-dessus bord, s'écroulaient sur le gaillard.
Le capitaine laissa tomber son arme et avança sur le pont de barre malgré les trombes d'eau qui s'y engouffraient. L'avant du vaisseau piquait du nez et s'enfonçait dans une mer sombre et glaciale.
La mort était proche.
Le couard observa la scène. Son capitaine accueillait la mort à bras ouverts. Il se souvint du jour de sa noyade. Il avait juré de vouer sa vie à la sienne. Il se rendit alors auprès de son ami, s'agrippant au gouvernail pour soutenir son capitaine.
À ses pieds, le mousqueton brillant manqua de se faire emporter par la tempête. Il le ramassa par réflexe et aperçut le reflet de son regard terrifié dans le canon poli de l'arme froide.
Il avait bien trop peur de la noyade. Il se souvint à quel point cette mort pouvait se montrer lente et cruelle. Sa respiration s'accéléra, son bras se leva de lui-même et dans une dernière grande inspiration, il ferma les yeux de toutes ses forces, braqua le canon sur sa tempe et tira.
Son corps retomba lourdement aux pieds de son capitaine, à l'endroit même où il avait ramassé le mousqueton quelques secondes plus tôt. Il gisait là, devant lui, preuve de son dévouement.
Le capitaine s'asseya en attendant la mort et prit entre ses mains le crâne en sang de son second.
Tendis que la mer dévorait les derniers centimètres du navire, le capitaine Torquil Morrow murmura quelque chose qui transcenda la frontière entre la vie et la mort.
— On se retrouve en bas, sale lâche.

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