Les douces saveurs des mots
Ah… L'Auberge du Lutin Chafouin, tu la connais bien. Et pourtant, elle arrive toujours à te surprendre. Chaque semaine, tu y découvres de nouvelles têtes, réduites ou humaines. À chaque fois, un véritable tableau se dresse à toi. Aujourd'hui, un peu plus loin à ta droite, c’est un petit comité de vampires et de sorcières qui est là pour une habituelle partie de poker. Enfin, toi tu trouves qu'il s'agirait plus d'une « guerre » de poker, vu le bruit qu'ils font et l'état dans lequel il se rendent. Sans parler des dommages collatéraux… Ils ont quand même réussi à noyer une plante carnivore en renversant un verre d'alcool de cent quatre-vingt-seize degrés dans son pot. À ta gauche, c'est un jeune homme-fée qui tente de déchiffrer un lourd grimoire de botanique. À peine ton regard s'est porté sur le sien que tu as pu ressentir la lourdeur des valises sous ses yeux. Le pauvre garçon a l'air bien prêt à les empoigner pour se rendre au pays de Morphée.
En plus de six ans de fidélité, tu dois bien reconnaître que la raison principale à ta venue est la satiété que l'Auberge t'offre. Par satiété, tu sous-entends bien sûr ce soulagement à ta soif de curiosités, qui te permettent d’ailleurs d’oublier ta pitoyable carrière d’auteur. En ce bas monde mystique, c'est bien ici que les créatures les plus étranges se retrouvent. Et aujourd'hui, ce n'est ni ce groupe de vampires éméchés, ni cette grande luciole aux paupières alourdies qui attisent ton intérêt. Non non non. C'est ce demi-géant aux yeux rayonnants, un peu plus loin en face de toi. Il semble écrire les plus beaux poèmes de sa vie tant son visage semble concentré et épanoui.
Tu trouves ça beau, toi, tant d’énergie et de conviction dans l’art de faire quelque chose qui nous plait. Tu l’envies même, ce type. Tu aimerais en faire autant, sentir l’inspiration t’envahir, tellement qu’il en émane de toi et que tu en finirais même par… prendre ce tas de feuilles et l’engloutir tout entier.
… Que.
Quoi ?!
Tu n’as pas l’air de réaliser ce qui vient de se passer. Devant ton air ébahi, l’homme continue de savourer ses feuilles de papiers les unes après les autres. Et le plus surprenant, c’est qu’il a l’air de trouver tout ceci fort délicieux. Sous cette scène des plus stupéfiantes, tu n’as d’autre réflexe que de tourner le regard vers tes compatriotes. Personne n’a l’air surpris, chacun est resté occupé à son activité. Ta stupéfaction n’en est que plus grande. Comment diable pouvaient-ils ne rien avoir remarqué ? Ce type est à moins de quinze centimètres du plafond, avachi sur son fauteuil ! Enfin, malgré cela, ton regard se porte à nouveau sur le demi-géant. Ce dernier semble fort repu après ce repas pour le moins original. Tout en s’adossant à son siège, il tente de cacher un rot peu distingué.
Tu n’en reviens toujours pas. C’est la première fois que tu vois quelqu’un manger un tas de feuilles avec autant d’envie. Enfin, de toute façon, tu n’avais jamais vu qui que ce soit manger des feuilles auparavant. Peut-être était-ce un met d’une contrée lointaine, les feuilles étant une pâte particulièrement fine et l’encre une sauce plutôt liquide ? Hypothèse qui a du sens, mais relativement peu probable. Ou alors... Ce papier était peut-être constitué de fibres ayant des vertus rassasiantes. Pourtant il s’agit tout de même d’un vulgaire papier des plus ordinaires. Sa fonction première est d’être un support d’écriture, et non pas de la pitance.
Il se pourrait donc que cet homme ait, tout simplement, mangé du papier comme ça. Par plaisir. Mais pourquoi donc manger du papier sur lequel on a gravé toute notre âme ? Cela n’a aucun sens. Ce demi-géant semblait tellement passionné par ce qu’il faisait… Pourquoi tout gâcher ainsi alors que le Lutin Chafouin propose un service repas ? C’est vraiment dommage. C’en est même révoltant. Les gens dotés d’une telle imagination ne devraient pas la gâcher ainsi. Un scandale, voilà ce que c’est ! Comment ce type peut-il se permettre de gâcher la clé du succès qui pourrait le rendre riche et célèbre ? Toi tu en rêverais. Et voilà ce que lui en fait. C’est le papier de tes écrits ratés qu’il aurait fallu gober. Pas des oeuvres prometteuses avortées !
De l’indignation, c’est tout ce que tu éprouves. Et c’est sous l’impulsion de tes émotions que tu bondis hors de ta chaise pour aller le trouver, ce scélérat, et lui demander pourquoi il a fait ça.
« Comment ? »
Il ne semble pas avoir compris ta question. Alors tu tentes de lui expliquer tant bien que mal la situation. La rage te noue la gorge.
« Je… Je crois que vous vous méprenez. »
L’homme se détend sur sa chaise, abordant un sourire plutôt fier. Un lourd rire, pourtant sage, émane de sa gorge.
« Je n’écrivais pas de poèmes ! Mais des recettes ! »
La fureur de ton visage laisse place à la stupeur. Comment ça, des recettes ?
« Vous savez, ce papier, je me le suis fourni chez la vieille sorcière du quartier d’à côté. Il suffit d’écrire ce que vous voulez dessus et de le manger juste après pour sentir les douces saveurs que ces mots vous procurent. Et mon secret à moi, c’est que j’y inscris des recettes, pour manger de véritables plats. Parce qu’entre vous et moi… »
Son ton devenu bien plus sérieux, il se rapproche de toi.
« … Je n’aime pas les plats ici. La dernière fois que j’en ai mangé un, j’ai fait une indigestion pendant plus de trois jours ! »
L’esprit totalement abasourdi, tu ne savais que répondre. Mais avant même que la honte ne te couvre, ton estomac se met à se tordre plus que douloureusement. Malheur. À savoir, tu n’aurais peut-être pas dû commander une soupe de mandragore ici. Ton instinct passé avait bon de ne jamais te laisser manger ici. Les dires étaient donc vrais.
La prochaine fois, tu feras comme ton nouvel ami de haute taille. Tu mangeras du papier. Et tu éviteras de juger les gens trop vite, aussi.
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