Chapitre 38 - Samedi 18 avril

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L’antre des pirates

Nora est en week-end. Elle dort emmitouflée dans les couvertures, seuls quelques cheveux noirs s’échappent de ce fatras de coton. De mon côté, j’en suis un peu dépourvu de tissu. J’ai froid et descends en traînant les pieds. Il est six heures trente. J’ai perdu l’habitude des matins de nuit. Seul à cette table, je regarde par la fenêtre dictionnaire. J’ai bien du mal à coucher quelques mots sur l’écran de l’ordinateur. Ils viennent sur la pointe des pieds pour ne pas faire trop de bruit. Pour eux aussi c’est le week-end. Je referme l’écran assez vite. Dans ces conditions, les minutes s’étirent péniblement. Je sors faire une promenade musicale jusqu’à la plage, mais je n’y trouve rien de plus que du sable mou. Je rentre rapidement et me réchauffe de café.

Il faut encore attendre une heure avant qu’elle ne sorte sa tête de l’oreiller. Elle bâille à tue-tête et m’embrasse sans rien dire. Il faut presser quelques oranges avant qu’on ne se rendorme définitivement. Je m’acquitte de cette tâche consciencieusement. Éva descend à son tour et redonne quelques couleurs à sa mère. Au bout d’une demi-heure, la journée peut enfin commencer. C’était laborieux.

Première activité, le ménage. Ce n’est pas l’idée du siècle, cependant la maison en a besoin et en musique ça passe très bien. Chacun son balai, sa serpillière ou son chiffon. Deezer crache de la pop rock suffisamment fort pour balancer son cul à chaque coup de balai. Éva bat la mesure en nettoyant les vitres, une catastrophe. Nora et moi chantons, une autre catastrophe. Le ménage, ça ne plaît pas du tout à Robin. Il descend de mauvaises humeurs, nous l’avons réveillé. Il préfère salir la cuisine. Je me moque gentiment de lui, on dirait Kurt Cobain plongeant sa tête dans un bol de lait. En matière de suicide, toutes les pistes, même les plus farfelues, sont bonnes à expérimenter. Il ne connaît pas Nirvana, mais finit par sortir un léger sourire au goût de blé et de cacao.

Nous continuons notre quête de poussière sur la terrasse. C’est idiot de balayer une terrasse avec ce vent qui nous ramène sans cesse de nouvelles aiguilles de pin, mais la musique est entraînante. Un crooner au chapeau mou nous fait danser comme des pantins ridicules. Le balai est un micro ou une danseuse orientale, c’est selon. La seule chose qui fait tache dans ce décor, c’est le voisin. Il n’aime pas tout ce remue-ménage et vient nous le faire savoir. Il gueule, il repart, c’est un con aller-retour. Et depuis toujours. Il n’aime que le golf et les tronçonneuses. Il ne connaît rien du jazz et de ses notes cotonneuses. Dieu bénisse les cons, ils ont toujours un avenir.

L’après-midi est plus silencieux. Nous laissons le vent souffler dans nos voiles. Il y a un endroit appelé bizarre et c’est là où nous allons. Un récif à l’abri des hommes et des crèmes solaires. Il faut marcher un peu le long de la côte, déranger les arbustes qui gardent les lieux de leurs piquants facétieux et refermer la porte végétale derrière soi. On surplombe la mer de quelques mètres. Puis, il faut descendre sur des marches rochers et venir lécher l’eau de ses pieds. Je prends le bras de la dame à la peau salée qui elle-même tient Éva par la main. Nous progressons dans un équilibre instable. Nous sommes sous le promontoire où nous étions à notre arrivée. Il y a une cavité suffisamment profonde pour y pénétrer à trois, mais pas assez haute pour s’y tenir debout. Ni jour ni nuit. Juste une pénombre fragile et accueillante. On s’assoit sur des morceaux de roche, les pieds sont au sec, car les vagues sont éteintes par une mer d’huile.

- Bienvenue dans l’antre des pirates.

Éva a compris mon allusion et me regarde complice. En voici une magnifique cachette. Elle essaye de déchiffrer les quelques graffitis gravés dans la roche. Des dates, des prénoms et des cœurs. Littérature troglodyte réduite à sa plus simple expression. Nous ne sommes pas équipés pour signer notre présence. Éva est bien décidée à revenir pour réparer cet impair. En attendant, nous profitons de ce calme intemporel et de ce délicieux confinement. Notre respiration est lente, harmonieuse, calée sur de petites vagues. Nous l’avons trouvé notre bord du monde.

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