Chapitre 17 - Samedi 28 mars

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Deux vauriens

Ce matin Nora et Éva sont descendues plus tôt que ces deux derniers jours. Moi j’ai dormi plus longtemps que ces trente derniers jours. Nous ne sommes pas encore alignés, le gap était trop grand, mais nos courbes tendent à se rejoindre. Encore quelques jours et je pourrai remettre la machine expresso sur le lave-vaisselle de la cuisine.

Nous entamons ce troisième week-end de confinement sous un beau ciel de mars. Faute de promenade, le jardin nous offre son hospitalité. Transats et couvertures d’appoint. Même Robin est sorti de son hibernation. Il joue au ballon avec sa sœur et leur mère s’endort. À moins qu’elle médite, mais cela semble improbable vu sa respiration. Je profite de ce beau moment de calme pour appeler mon fils aîné, Lucas, coincé dans son studio. Pour l’instant, il tient le coup dans ses douze mètres carrés. Il utilise tous les moyens technologiques modernes pour garder contact avec ses amis. L’apéro n’est pas que virtuel, on trinque à distance sur les écrans de verre.

Je prépare un barbecue, Nora se réveille. Elle tousse encore un peu et vient se servir un verre d’eau dans la cuisine. Elle regarde par la fenêtre ses enfants jouer dans le jardin. Toute communication est devenue presque impossible avec Robin. Seul le lien fraternel résiste au choc de l’adolescence, il se refile de pied en pied. C’est toujours mieux que dans la gueule et Robin adapte sa force de frappe à son adversaire.

Cet après-midi est un peu monotone. Notre appartement fait plus de deux mille cinq cents mètres carrés soit environ deux cents fois la taille du studio de Lucas. Ça ne nous rend pas deux cents fois plus heureux, mais ça dilue la mélancolie des jours. Beaucoup d’eau dans du pastis et tant pis pour les puristes.

Du reste je n’aime pas vraiment ça le pastis, mais je m’en sers un verre à l’apéro. Nora déteste ça. Il y a du blanc au frais, tout va bien. De l’Ice Tea et du Coca côté enfants, saupoudrés de Curly et de saucisson. Un deuxième verre et une sacrée envie de fumer me poussent à démarrer dare-dare la cuisson du magret.

Pendant le repas, j’ouvre une bouteille de rouge. Du magret, quand même, ce serait dommage ! Bref, on boit un peu plus que d’habitude comme beaucoup de nos compatriotes confinés. Il faut sauver la patrie en danger a dit Macron. C’est notre contribution.

Robin nous quitte au dessert, une autre guerre l’attend sur sa PlayStation.

Éva est sur les genoux de sa mère. Elles regardent Aladin dans le salon. Je débarrasse mollement et file me fumer une clope ardemment. À mon retour la vaisselle sale est toujours au même endroit.

Éva s’est endormie sans connaître la fin. Nora monte la coucher dans sa petite chambre et redescend.

Il est vingt-trois heures et la télévision crachouille les nouvelles du jour. Rien de beau.

Nous discutons dans la cuisine à la faveur de la nuit. L’heure est propice à délier les langues.

Elle, des barreaux plein les yeux à vous couper les doigts. Moi, du mépris plein la gorge à vous dissoudre le ventre. Nous voici deux vauriens sur des chemins poussiéreux. Chacun son fardeau. Le sien est bien plus lourd que le mien. Mais aussi léger soit-il, j’ai le mien.

Ce soir je le dépose dans un coin de la cuisine, à l’abri des néons.

La lumière froide et criarde accentue les ombres sur son visage. Comme ce 30 janvier, jour de notre première rencontre. Une éternité. Le virus a étiré le temps comme un élastique.

Mais nous voici libérés de nos liens. Deux vauriens, ça vaut toujours plus que deux fois rien.

Et puis elle sourit. Elle finit toujours par sourire. C’est sa manière de nettoyer les yeux, de dire que ça ira mieux demain. Je préférerais que ça aille mieux maintenant, ici. L’embrasser sous les lumières blafardes des néons du Music-Hall. Le temps d’une danse ou de toute une vie.

C’est si simple. Il suffit que je me lève et que je fasse le tour de la table. Lui prendre la main et l’inviter sur la piste. Entre les restes de pâtes et les assiettes sales, il y a bien assez de place pour deux vauriens. Mettre une main au bas de son dos, l’autre sur sa joue et lui dire excuse-moi. Fermer les yeux et l’embrasser. Sentir son souffle respirer en moi. Tourner sur nous- même et casser quelques assiettes au passage. Faire un raffut de tous les diables et finir sur la table. Il y a des verres plein les placards, d’autres couverts dans les tiroirs.

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